François Rioux : L’empire familier : Poésie : Le Quartanier Éditeur : 2017 : 112 pages

Ils n’auront jamais assez de mensonges
de haine et de ciment
pour cacher le ciel tout le ciel
sa fugacité ses jaunes ses mauves
quand je serai mort il y aura le ciel
pour d’autres yeux
et quand il n’y aura plus personne
que tout sera tu que tout aura été tué
il restera le ciel beau

Me voici bien surpris et deux fois plutôt qu’une. D’abord, par la grande originalité de ce livre, par ses diverses qualités. Puis, surpris de découvrir que sa parution remonte à quelques années. C’est qu’il y a quelques jours je me suis procuré ce recueil en librairie croyant avoir affaire à une primeur. Il y a un instant, alors que j’examinais sa page de grand titre, quel ne fut mon étonnement de constater qu’il a été publié en 2017. Qu’à cela ne tienne, je crois qu’on a intérêt à le découvrir si ce n’est déjà fait.  

À ce jour, je n’avais lu de François Rioux que deux textes. Le premier dans La tombe ignorée, un collectif consacré à Eudore Évanturel publié chez Nota bene en 2019. Ce texte tranche sur les autres par son côté irrévérencieux, sa fantaisie et le recours à un registre populaire. Le second est un poème paru récemment ici même dans la revue Possibles. Si j’ai été attiré par L’empire familier, c’est surtout à cause du premier texte. J’en avais gardé un souvenir amusé.  

Ce livre n’est donc pas un ouvrage récent. Durant les sept années qui se sont écoulées depuis sa parution, il n’a évidemment pris aucune ride. Il était moderne, il le demeure. Nul ne devinait à l’époque l’imminence de la pandémie. À Montréal et ailleurs, des assoiffés fréquentaient les bars. Depuis que le Covid est sensiblement derrière nous, les bars ont rouvert leurs portes. Le personnage principal de L’empire familier ou, si l’on préfère le « je » de ce recueil, est un poète et, selon toute vraisemblance, un enseignant du niveau collégial. Voilà qui ressemble au profil de l’auteur. Ce personnage est probablement son alter ego. Chose certaine, il y a dans cette œuvre une « personne vivante » qui nous adresse des poèmes regorgeant de vie, bien que sa vie soit souvent vécue de peine et de misère, d’où l’aspect désabusé des propos que tient le poète tout en tenant un verre à la main.

Ce ne sont pas pour autant des paroles de gars qui déparle. Dans les bars, l’alcool a beau couler à flots, lui ne coule pas. Parvenant à maintenir sa tête au-dessus de l’eau, il écrit des poèmes qui disent son mal de vivre sans jamais tomber toutefois dans le pathétique. Ce serait plutôt le contraire, ce poète a des sautes d’humour, il peut bondir de mot en mot pour leur faire subir, parfois juste pour rire, des contorsions plutôt hilarantes. On se souvient de la contrepèterie rabelaisienne, la femme folle à la messe devenant la femme molle à la fesse. On trouve quelque chose de semblable dans le premier poème du recueil. On y lit le vers suivant : « j’étais mouche folle dans la foule moche ». À y regarder de près, ce vers n’est pas uniquement loufoque. Il annonce ce que dira l’ensemble du recueil, lequel exprimera moins un jugement moral qu’un constat. Notre poète en a conscience, il aura été ce petit rien au vol agité ; affolé, il aura frayé au cœur d’un monde tout aussi insensé. En deçà du sourire qu’il suscite, ce vers manifeste un arrière-goût. C’est qu’on peut user de légèreté afin d’exprimer une certaine gravité. Ce que notre poète parvient très bien à le faire. Si la plupart de ses poèmes témoignent de son sens de l’humour, de son autodérision, aucun, même parmi les plus fantaisistes, ne saurait être pris à la légère. Le côté ludique de sa poésie sert le propos du poète, accentue son cynisme, son désarroi un brin nonchalant, mais c’est là pour lui une manière de dire des choses qui au fond sont loin d’être drôles. Son humour témoigne en effet d’une certaine souffrance, d’un mal être. Le poète fait ce troublant aveu : « Longtemps j’ai fait des farces plates / la vérité c’est que l’idée de l’amour me ronge ». Bref, on a beau sourire, le spectre de la mort rode tout autour de nous : « de quoi je parle dites-vous / je parle toujours de la même maudite affaire / je parle du trou des entrechats tout autour pour ne / pas tomber dedans ».  

Le premier poème offre un parfait exemple de l’écriture de Rioux. Il s’intitule « Après le gris ».

Et puis on dégrise
on s’agrippe au matin
c’est une vie plus facile que d’autres
une vie sans surprises ou presque
la seule sorte de cancer qu’on me trouvera

j’étais mouche folle dans la foule moche
j’ai deux bouches désormais et toi aussi
on va fondre comme du bon beurre
dans le cœur ranci de juillet et juste avant
on va se dire ce qu’on ne dit jamais.

Ces deux bouches étonnent, ainsi que la présence d’un « tu » non identifié qui pourrait renvoyer au lecteur ou à une amante de passage. Les deux bouches seraient alors celles du couple qui s’embrassent. À bien y penser, il s’agit peut-être là d’une expression. Une recherche rapide m’apprend, en effet, qu’avoir deux bouches c’est faire montre d’hypocrisie, être menteur. Quoi qu’il en soit, les choses sont plus sérieuses qu’il n’y paraît. Revenons à notre contrepèterie. Elle comprend une antithèse mettant en présence deux éléments négatifs, le premier étant marqué par la solitude, une solitude où l’on se trouve en proie à la folie, tandis que le second révèle la médiocrité uniforme de la foule.

Dès le premier vers du poème, il est question d’alcool. Le « je » est ici fondu dans un « on » de génération ou de clan, celle et celui des buveurs attardés : « Le monde est petit on l’a dit / et la soif est grande oui ». On ne boit pas de gaieté de cœur dans ce recueil, à tout le moins les réveils sont-ils désagréables. Il faut s’agripper solidement afin de tenir bon. Notre homme toutefois ne se plaint pas. Il est lucide et le reste du recueil montre que sa conscience sociale est aiguisée ; il sait qu’il mène somme toute une existence tranquille : « c’est une vie plus facile que d’autres ». Le programme qu’il se fixe, et qui peut-être vaut pour le recueil qu’il entreprend d’écrire, est fort ambitieux : « on va se dire ce qu’on ne dit jamais. » Cet indicible est un indisable (Flaubert employait ce mot). Or, ce qui fait ici l’objet du silence n’a rien en soi de métaphysique. Le poète ne réfère pas à l’invisible ou à l’inconnu. Il est pragmatique. Il s’intéresse aux choses d’ici, aux affaires humaines, à la vie de tous les jours, à ce qui est de l’ordre de l’ordinaire, c’est-à-dire à la misère familière. À l’instar de Verlaine, il n’hésite pas à prendre l’éloquence et à lui tordre le cou. Le registre de ses poèmes emprunte par moments au parler populaire. Loin de lui l’idée parnassienne d’une poésie pure. J’extrais ceci de sa contribution à La tombe ignorée : « Cette familiarité dans le langage, cette insertion de l’ordinaire, du prosaïque dans le poétique, c’est ce que Robert Melançon appelle une poésie impure. »

À mes yeux, Rioux est un bon, voire un très bon poète. Quelque chose chez lui me fait penser à Guillaume Apollinaire. Il est moins lyrique, moins mélancolique que l’inventeur du mot « surréalisme », plus cru aussi, mais il connaît lui aussi l’art de parler de notre monde moderne et surtout de chanter ses chansons de manière fantaisiste. Il y a, je l’ai dit, de l’humour chez lui, mais ce n’est pas ou très rarement de l’humour gratuit. Quelque chose grince dans ses vers. Alors que tout semble sombrer et disparaître, il écrit : « pour nous il reste le sarcasme cette colère du pauvre / pas trop pauvre ». J’ai mentionné Apollinaire, le poète fait peut-être surtout songer à Gérald Godin, poète qu’il salue au passage.

Le titre du recueil est éloquent. Il s’agit d’un oxymore combinant des termes entretenant peu de rapports entre eux. L’empire évoque la puissance, celle d’un État dont le territoire est vaste, alors que le familier est à portée de la main, est chose courante. La première section du recueil s’intitule « Le ciel de Rosemont ». Ce n’est pas celui de Constantinople, de Rome ou de la Grèce antique. Rosemont est « un ancien quartier populaire / à présent gentrifié ». L’empire, c’est aussi le contrôle que l’on exerce sur soi avec ou sans succès. Les poèmes ici démontrent que le poète parvient plus ou moins à marcher en ligne droite, sans vraiment tituber. Ce n’est pas qu’il boive trop, mais son moral est souvent au plus bas : « là c’est moi et c’est de pire en pire. » On notera ici la rime d’« en pire » avec « empire ». Les choses empirent.

Le poète voudrait que ça change. Il aspire à mener une autre existence. Or ce vœu semble voué à l’échec. L’empire familier entrave sa réalisation. L’eau ne remplacera pas la bière. La « vie bonne » relève de l’utopie. Les derniers vers du recueil expriment la désillusion.

je pourrais apprendre le portugais
partir m’installer à Lisbonne
peut-être y apprendre la vie bonne
y trouver une eau qui enfin désaltère
ça n’arrivera pas je me ferai des accroires
jusqu’à la disparition de mon carbone
dans les marées humaines l’air
les algues les oiseaux de mer. 

Avatar de Inconnu

Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

3 réflexions sur « François Rioux : L’empire familier : Poésie : Le Quartanier Éditeur : 2017 : 112 pages »

  1. «…je me ferai des accroires
    jusqu’à la disparition de mon carbone»…
    Désillusion ou ferme intention de continuer à être poète jusqu’au bout?

    J’aime

Répondre à Daniel Guénette Annuler la réponse.