
Ils n’auront jamais assez de mensonges
de haine et de ciment
pour cacher le ciel tout le ciel
sa fugacité ses jaunes ses mauves
quand je serai mort il y aura le ciel
pour d’autres yeux
et quand il n’y aura plus personne
que tout sera tu que tout aura été tué
il restera le ciel beau
Me voici bien surpris et deux fois plutôt qu’une. D’abord, par la grande originalité de ce livre, par ses diverses qualités. Puis, surpris de découvrir que sa parution remonte à quelques années. C’est qu’il y a quelques jours je me suis procuré ce recueil en librairie croyant avoir affaire à une primeur. Il y a un instant, alors que j’examinais sa page de grand titre, quel ne fut mon étonnement de constater qu’il a été publié en 2017. Qu’à cela ne tienne, je crois qu’on a intérêt à le découvrir si ce n’est déjà fait.
À ce jour, je n’avais lu de François Rioux que deux textes. Le premier dans La tombe ignorée, un collectif consacré à Eudore Évanturel publié chez Nota bene en 2019. Ce texte tranche sur les autres par son côté irrévérencieux, sa fantaisie et le recours à un registre populaire. Le second est un poème paru récemment ici même dans la revue Possibles. Si j’ai été attiré par L’empire familier, c’est surtout à cause du premier texte. J’en avais gardé un souvenir amusé.
Ce livre n’est donc pas un ouvrage récent. Durant les sept années qui se sont écoulées depuis sa parution, il n’a évidemment pris aucune ride. Il était moderne, il le demeure. Nul ne devinait à l’époque l’imminence de la pandémie. À Montréal et ailleurs, des assoiffés fréquentaient les bars. Depuis que le Covid est sensiblement derrière nous, les bars ont rouvert leurs portes. Le personnage principal de L’empire familier ou, si l’on préfère le « je » de ce recueil, est un poète et, selon toute vraisemblance, un enseignant du niveau collégial. Voilà qui ressemble au profil de l’auteur. Ce personnage est probablement son alter ego. Chose certaine, il y a dans cette œuvre une « personne vivante » qui nous adresse des poèmes regorgeant de vie, bien que sa vie soit souvent vécue de peine et de misère, d’où l’aspect désabusé des propos que tient le poète tout en tenant un verre à la main.
Ce ne sont pas pour autant des paroles de gars qui déparle. Dans les bars, l’alcool a beau couler à flots, lui ne coule pas. Parvenant à maintenir sa tête au-dessus de l’eau, il écrit des poèmes qui disent son mal de vivre sans jamais tomber toutefois dans le pathétique. Ce serait plutôt le contraire, ce poète a des sautes d’humour, il peut bondir de mot en mot pour leur faire subir, parfois juste pour rire, des contorsions plutôt hilarantes. On se souvient de la contrepèterie rabelaisienne, la femme folle à la messe devenant la femme molle à la fesse. On trouve quelque chose de semblable dans le premier poème du recueil. On y lit le vers suivant : « j’étais mouche folle dans la foule moche ». À y regarder de près, ce vers n’est pas uniquement loufoque. Il annonce ce que dira l’ensemble du recueil, lequel exprimera moins un jugement moral qu’un constat. Notre poète en a conscience, il aura été ce petit rien au vol agité ; affolé, il aura frayé au cœur d’un monde tout aussi insensé. En deçà du sourire qu’il suscite, ce vers manifeste un arrière-goût. C’est qu’on peut user de légèreté afin d’exprimer une certaine gravité. Ce que notre poète parvient très bien à le faire. Si la plupart de ses poèmes témoignent de son sens de l’humour, de son autodérision, aucun, même parmi les plus fantaisistes, ne saurait être pris à la légère. Le côté ludique de sa poésie sert le propos du poète, accentue son cynisme, son désarroi un brin nonchalant, mais c’est là pour lui une manière de dire des choses qui au fond sont loin d’être drôles. Son humour témoigne en effet d’une certaine souffrance, d’un mal être. Le poète fait ce troublant aveu : « Longtemps j’ai fait des farces plates / la vérité c’est que l’idée de l’amour me ronge ». Bref, on a beau sourire, le spectre de la mort rode tout autour de nous : « de quoi je parle dites-vous / je parle toujours de la même maudite affaire / je parle du trou des entrechats tout autour pour ne / pas tomber dedans ».
Le premier poème offre un parfait exemple de l’écriture de Rioux. Il s’intitule « Après le gris ».
Et puis on dégrise
on s’agrippe au matin
c’est une vie plus facile que d’autres
une vie sans surprises ou presque
la seule sorte de cancer qu’on me trouvera
j’étais mouche folle dans la foule moche
j’ai deux bouches désormais et toi aussi
on va fondre comme du bon beurre
dans le cœur ranci de juillet et juste avant
on va se dire ce qu’on ne dit jamais.
Ces deux bouches étonnent, ainsi que la présence d’un « tu » non identifié qui pourrait renvoyer au lecteur ou à une amante de passage. Les deux bouches seraient alors celles du couple qui s’embrassent. À bien y penser, il s’agit peut-être là d’une expression. Une recherche rapide m’apprend, en effet, qu’avoir deux bouches c’est faire montre d’hypocrisie, être menteur. Quoi qu’il en soit, les choses sont plus sérieuses qu’il n’y paraît. Revenons à notre contrepèterie. Elle comprend une antithèse mettant en présence deux éléments négatifs, le premier étant marqué par la solitude, une solitude où l’on se trouve en proie à la folie, tandis que le second révèle la médiocrité uniforme de la foule.
Dès le premier vers du poème, il est question d’alcool. Le « je » est ici fondu dans un « on » de génération ou de clan, celle et celui des buveurs attardés : « Le monde est petit on l’a dit / et la soif est grande oui ». On ne boit pas de gaieté de cœur dans ce recueil, à tout le moins les réveils sont-ils désagréables. Il faut s’agripper solidement afin de tenir bon. Notre homme toutefois ne se plaint pas. Il est lucide et le reste du recueil montre que sa conscience sociale est aiguisée ; il sait qu’il mène somme toute une existence tranquille : « c’est une vie plus facile que d’autres ». Le programme qu’il se fixe, et qui peut-être vaut pour le recueil qu’il entreprend d’écrire, est fort ambitieux : « on va se dire ce qu’on ne dit jamais. » Cet indicible est un indisable (Flaubert employait ce mot). Or, ce qui fait ici l’objet du silence n’a rien en soi de métaphysique. Le poète ne réfère pas à l’invisible ou à l’inconnu. Il est pragmatique. Il s’intéresse aux choses d’ici, aux affaires humaines, à la vie de tous les jours, à ce qui est de l’ordre de l’ordinaire, c’est-à-dire à la misère familière. À l’instar de Verlaine, il n’hésite pas à prendre l’éloquence et à lui tordre le cou. Le registre de ses poèmes emprunte par moments au parler populaire. Loin de lui l’idée parnassienne d’une poésie pure. J’extrais ceci de sa contribution à La tombe ignorée : « Cette familiarité dans le langage, cette insertion de l’ordinaire, du prosaïque dans le poétique, c’est ce que Robert Melançon appelle une poésie impure. »
À mes yeux, Rioux est un bon, voire un très bon poète. Quelque chose chez lui me fait penser à Guillaume Apollinaire. Il est moins lyrique, moins mélancolique que l’inventeur du mot « surréalisme », plus cru aussi, mais il connaît lui aussi l’art de parler de notre monde moderne et surtout de chanter ses chansons de manière fantaisiste. Il y a, je l’ai dit, de l’humour chez lui, mais ce n’est pas ou très rarement de l’humour gratuit. Quelque chose grince dans ses vers. Alors que tout semble sombrer et disparaître, il écrit : « pour nous il reste le sarcasme cette colère du pauvre / pas trop pauvre ». J’ai mentionné Apollinaire, le poète fait peut-être surtout songer à Gérald Godin, poète qu’il salue au passage.
Le titre du recueil est éloquent. Il s’agit d’un oxymore combinant des termes entretenant peu de rapports entre eux. L’empire évoque la puissance, celle d’un État dont le territoire est vaste, alors que le familier est à portée de la main, est chose courante. La première section du recueil s’intitule « Le ciel de Rosemont ». Ce n’est pas celui de Constantinople, de Rome ou de la Grèce antique. Rosemont est « un ancien quartier populaire / à présent gentrifié ». L’empire, c’est aussi le contrôle que l’on exerce sur soi avec ou sans succès. Les poèmes ici démontrent que le poète parvient plus ou moins à marcher en ligne droite, sans vraiment tituber. Ce n’est pas qu’il boive trop, mais son moral est souvent au plus bas : « là c’est moi et c’est de pire en pire. » On notera ici la rime d’« en pire » avec « empire ». Les choses empirent.
Le poète voudrait que ça change. Il aspire à mener une autre existence. Or ce vœu semble voué à l’échec. L’empire familier entrave sa réalisation. L’eau ne remplacera pas la bière. La « vie bonne » relève de l’utopie. Les derniers vers du recueil expriment la désillusion.
je pourrais apprendre le portugais
partir m’installer à Lisbonne
peut-être y apprendre la vie bonne
y trouver une eau qui enfin désaltère
ça n’arrivera pas je me ferai des accroires
jusqu’à la disparition de mon carbone
dans les marées humaines l’air
les algues les oiseaux de mer.

«…je me ferai des accroires
jusqu’à la disparition de mon carbone»…
Désillusion ou ferme intention de continuer à être poète jusqu’au bout?
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Un poète original. Ils le sont tous. Lui l’est un peu plus que les autres. L’ironie est sa marque de commerce, le franc-parler aussi.
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