
Voici un beau livre, une nouvelle publication de La Grenouillère. Il s’agit d’un album contenant des textes et des photographies. Il paraît en même temps que L’Album des plages de Louis-Philippe Hébert et partage avec ce dernier un même format, un même esprit, mariage de mots et d’images. Il est composé de poèmes en vers et de récits en prose qui se succèdent en alternance. Il raconte une histoire. On y voit des trains et une valise. Toute une vie se déploie sous nos yeux.
DansTraduire les lieux/Origines, le premier tome auquel se rattache celui-ci, la poète proposait une galerie de portraits, ceux de gens modestes, agriculteurs lavallois pour la plupart. Elle-même figurait au cœur de l’ouvrage. Sa présence toutefois se faisait discrète, l’autobiographie y étant réduite à sa part congrue. Le projet du deuxième tome est tout autre ; différemment ambitieux, il concerne moins l’aventure collective que celle de l’écrivaine, celle de son clan intime, du trio formé avec son amoureux et leur fille.
Si à nouveau la poète raconte des anecdotes à propos des familles Thérien et Laliberté, sa parenté, son père, sa mère, le cercle maintenant se resserre. Il ne se referme pas, tant s’en faut, mais c’est de l’intérieur qu’il s’ouvre pour mieux se concentrer tout particulièrement sur des trajectoires plus intimes. Entreprendre de retracer des trajectoires, c’est mettre en mots un espace et un temps que l’on a traversés, d’où ce complément qui sous-titrait Traduire les lieux : « Origines ».
Le parcours des ancêtres, c’était hier. Succède aujourd’hui à leur trajectoire passée le propre parcours de l’écrivaine. Pour parler de ce qu’elle a vécu, elle suit encore le fil de l’histoire des autres, mais cette fois, elle s’attarde davantage à la sienne. Or, et c’est là une des caractéristiques de l’approche de Nancy R. Lange, avec elle, une histoire individuelle n’oblitère pas celle d’une collectivité. Ainsi, en se racontant, ouvre-t-elle ses poèmes et ses récits à ce qu’il nous reste de chemin à accomplir ; elle tend le témoin, comme dans une course à relais, à la génération future et tout particulièrement à la chair de sa chair. Parvenue presque au terme de son propre parcours, l’autrice souhaite à sa fille la meilleure des chances dans la trajectoire qui l’attend, une trajectoire qu’elle créera d’elle-même à partir de ses héritages. Sur cette question, celle des héritages, la poète ne manque pas de remettre à César ce qui revient à César. Toute déterminée qu’elle est à affronter le destin, à relever les défis (« Il faut croire au printemps, l’inventer si nécessaire »), l’écrivaine reconnaît que son caractère d’« acier » lui a été transmis par ceux et celles qui lui ont donné la vie. De même s’est-elle évertuée à rendre la pareille à sa fille, à l’armer de sorte qu’elle puisse elle-même forger son propre destin.
Par moments, la poète se fait à nouveau historienne. Dans le texte de prose intitulé « L’art et la prison », elle s’intéresse notamment aux maîtres artisans de l’Atelier des Écores. « Équipés de maillets, de ciseaux, de gouges et de pinceaux, ils fignolaient leurs chefs-d’œuvre, de l’ébauche à la finition, incluant les techniques de la marbrure, de l’argenture et de la dorure. » Voilà pour l’art, mais le titre fait aussi référence à la prison. Une autre trajectoire à laquelle l’écrivaine se montre sensible concerne le passage de la créativité artisanale animant un atelier d’artisans à la déréliction s’abattant par après sur ces mêmes lieux. Le quartier, en effet, où œuvraient les artisans « fut rasé pour faire place à un pénitencier. »
C’est moins un regret du temps passé qu’exprime l’autrice qu’une indignation devant une perte de sens. La plaque honorant la mémoire des artisans d’autrefois, la plaque saluant « l’existence révolue de l’Atelier des Écores » a été volée, mais jamais remplacée. Sur le mur, « N’en demeure qu’une trace de vert-de-gris que le temps délave. » L’écrivaine déplore, me semble-t-il, moins la disparition d’un mode de vie à l’ancienne que le réflexe consistant à oblitérer le souvenir qu’on devrait en conserver. C’est une autre trajectoire qu’elle souligne ici, celle d’une érosion, d’un effacement mémoriel venu s’ajouter à la disparition d’une pratique artisanale élaborée, bientôt remplacée par celle, plus expéditive et moins onéreuse, « du statuaire de plâtre et des pièces de plâtre moulées ». La nouvelle technique ayant sonné le glas de la sculpture du bois, l’atelier dut fermer ses portes. À la substitution des procédés de production, à cette perte de créativité, fit suite la transformation des lieux. Dans un territoire où florissait jadis un art de grande minutie fut érigée une prison ; y dépérissaient désormais des êtres humains.
L’engagement politique de l’autrice apparaît un peu partout dans l’album. Elle consacre un poème au mouvement étudiant des carrés rouges. Le passé ne l’intéresse qu’à un certain point, c’est qu’il permet un tant soit peu d’éclairer la route qu’on déroule devant soi. Ainsi, la poète propose-t-elle un dernier poème. Il est intitulé « Boulevard de l’Avenir ». Tournée résolument vers l’avant, elle écrit : « le présent a peur / de ce qui l’attend ».
Comme dans le premier tome, puisqu’il s’agit de porter en perspective cavalière un regard sur ce que l’on fut et surtout sur cela que nous devenons et deviendrons, il s’avère essentiel de remettre la religion à sa place. Individuellement, pour peu que l’on soit né avant ou un peu après les années 1950 ou 1960, on a assisté à l’effacement graduel de la queue de comète de notre bon vieux catholicisme. Nous venons d’une époque et d’un territoire où nos aïeux ont baigné dans l’eau bénite, nous en avons été nous-mêmes parfois aspergés. Un passage du livre raconte comment la mère de l’autrice s’est rebellée contre les intrusions du curé dans sa vie privée. On n’allait pas lui dire quoi faire. Les temps d’hier et d’aujourd’hui se mirent l’un dans l’autre. La fille comme la mère est une battante.
L’époque moderne trempe ses pieds dans les eaux du passé. Deux photographies en témoignent. Elles montrent un carillon. L’une accompagne le poème intitulé « Boulevard de l’Avenir ». On y lit que ce carillon représente un « écho des anciennes églises ». L’autre illustre le poème ayant pour titre « Le rouet du temps ». Voilà qui est bien trouvé. Le rouet appartient au monde ancien, il évoque le passage du temps. Diverses trajectoires ont traversé le territoire de l’Île Jésus en y laissant des vestiges, d’où ce carillon s’élevant dans le ciel à la manière des clochers de nos vieilles églises.
Hormis ces deux photographies, seules cinq ou six témoignent de notre passé religieux. Les autres photographies font place entre autres aux paysages, à l’eau de la rivière, aux arbres, aussi à des maisons anciennes, à un bâtiment de ferme devant lequel l’autrice prend la pose. On devine que la poète revisite alors son passé, qu’elle se retrouve à la ferme ancestrale de ses grands-parents. On voit des photos d’une voie ferrée. Toutes ces photographies sont évidemment en lien direct avec le parcours de l’autrice. Par exemple, on peut voir une certaine valise de cuir brun. Elle est à la fois bien réelle, puisqu’elle aurait été du voyage entrepris par le père venu d’Autriche après la Deuxième Guerre mondiale, bien réelle, mais également symbolique. Peu importe que la valise transportée par la poète soit ou non celle qui accompagnait le père durant sa traversée de l’Atlantique, cet objet qu’on découvre sur quelques photographies illustre la grande soif des départs qui dans sa jeunesse agitait la future écrivaine. Voilà qui manifeste à quel point la poète est la digne héritière de son père. Tout comme lui, elle a cherché à rompre les amarres, à s’envoler, à monter à bord du premier train venu.
On aura compris que l’album que propose l’écrivaine est en quelque sorte un album de famille ; il est extrêmement personnel. C’est la raison pour laquelle quelques photographies montrent l’écrivaine, le couple, la petite famille. Dès les premières pages, on constate que ce livre naît d’un désir viscéral de préservation, ce qui importe le plus étant menacé de disparition. L’amour d’une vie semblait être sur le point de s’écrouler.
Le texte d’ouverture s’intitule « L’hymne au printemps ». L’hiver ayant menacé d’emporter avec lui un être cher, c’est de sa plus belle plume que la poète chante son amour à l’homme de sa vie. Les mots qui suivent sont les tout premiers de l’album : « Quand mai vire à novembre, les teintes sombres du mois des morts voilent l’horizon. Un mardi, le jour a plaqué ses mains froides sur un ciel glauque et l’a incliné vers nous comme un couvercle qui se referme. Un verdict a été émis. Myélome. Quinze pour cent de chances de survie. »
La fin de ce texte liminaire ne laisse aucun doute sur les intentions de l’écrivaine : « J’écris ce livre pour toi, pour nous. Novembre ne saurait perdurer en mai. Il faut croire au printemps, l’inventer si nécessaire. » Cet album encore une fois est très personnel. Il s’agit avant tout de célébrer la vie en la racontant en mots et en images. C’est pour son amoureux que la poète écrit. Elle retrace leur parcours commun. Ce parcours est loin d’être achevé : inventer un printemps, en avançant sur le boulevard de l’Avenir, c’est se battre pour qu’il advienne.

«Dans un territoire où florissait jadis un art de grande minutie fut érigée une prison ; y dépérissaient désormais des êtres humains.»
Toujours le don de te mettre en phase avec l’esprit et la lettre de l’oeuvre appréciée!
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