Nancy R. Lange : Trajectoires – Traduire les lieux Tome 2 : Voyagements et poèmes Nancy R. Lange : Photographies Robert Etcheverry et Gabor Szilazi : Éditions de la Grenouillère : 2024 : 72 pages  

Voici un beau livre, une nouvelle publication de La Grenouillère. Il s’agit d’un album contenant des textes et des photographies. Il paraît en même temps que L’Album des plages de Louis-Philippe Hébert et partage avec ce dernier un même format, un même esprit, mariage de mots et d’images. Il est composé de poèmes en vers et de récits en prose qui se succèdent en alternance. Il raconte une histoire. On y voit des trains et une valise. Toute une vie se déploie sous nos yeux.

DansTraduire les lieux/Origines, le premier tome auquel se rattache celui-ci, la poète proposait une galerie de portraits, ceux de gens modestes, agriculteurs lavallois pour la plupart. Elle-même figurait au cœur de l’ouvrage. Sa présence toutefois se faisait discrète, l’autobiographie y étant réduite à sa part congrue. Le projet du deuxième tome est tout autre ; différemment ambitieux, il concerne moins l’aventure collective que celle de l’écrivaine, celle de son clan intime, du trio formé avec son amoureux et leur fille.

Si à nouveau la poète raconte des anecdotes à propos des familles Thérien et Laliberté, sa parenté, son père, sa mère, le cercle maintenant se resserre. Il ne se referme pas, tant s’en faut, mais c’est de l’intérieur qu’il s’ouvre pour mieux se concentrer tout particulièrement sur des trajectoires plus intimes. Entreprendre de retracer des trajectoires, c’est mettre en mots un espace et un temps que l’on a traversés, d’où ce complément qui sous-titrait Traduire les lieux : « Origines ».

Le parcours des ancêtres, c’était hier. Succède aujourd’hui à leur trajectoire passée le propre parcours de l’écrivaine. Pour parler de ce qu’elle a vécu, elle suit encore le fil de l’histoire des autres, mais cette fois, elle s’attarde davantage à la sienne. Or, et c’est là une des caractéristiques de l’approche de Nancy R. Lange, avec elle, une histoire individuelle n’oblitère pas celle d’une collectivité. Ainsi, en se racontant, ouvre-t-elle ses poèmes et ses récits à ce qu’il nous reste de chemin à accomplir ; elle tend le témoin, comme dans une course à relais, à la génération future et tout particulièrement à la chair de sa chair. Parvenue presque au terme de son propre parcours, l’autrice souhaite à sa fille la meilleure des chances dans la trajectoire qui l’attend, une trajectoire qu’elle créera d’elle-même à partir de ses héritages. Sur cette question, celle des héritages, la poète ne manque pas de remettre à César ce qui revient à César. Toute déterminée qu’elle est à affronter le destin, à relever les défis (« Il faut croire au printemps, l’inventer si nécessaire »), l’écrivaine reconnaît que son caractère d’« acier » lui a été transmis par ceux et celles qui lui ont donné la vie. De même s’est-elle évertuée à rendre la pareille à sa fille, à l’armer de sorte qu’elle puisse elle-même forger son propre destin.

Par moments, la poète se fait à nouveau historienne. Dans le texte de prose intitulé « L’art et la prison », elle s’intéresse notamment aux maîtres artisans de l’Atelier des Écores. « Équipés de maillets, de ciseaux, de gouges et de pinceaux, ils fignolaient leurs chefs-d’œuvre, de l’ébauche à la finition, incluant les techniques de la marbrure, de l’argenture et de la dorure. » Voilà pour l’art, mais le titre fait aussi référence à la prison. Une autre trajectoire à laquelle l’écrivaine se montre sensible concerne le passage de la créativité artisanale animant un atelier d’artisans à la déréliction s’abattant par après sur ces mêmes lieux. Le quartier, en effet, où œuvraient les artisans « fut rasé pour faire place à un pénitencier. »

C’est moins un regret du temps passé qu’exprime l’autrice qu’une indignation devant une perte de sens. La plaque honorant la mémoire des artisans d’autrefois, la plaque saluant « l’existence révolue de l’Atelier des Écores » a été volée, mais jamais remplacée. Sur le mur, « N’en demeure qu’une trace de vert-de-gris que le temps délave. » L’écrivaine déplore, me semble-t-il, moins la disparition d’un mode de vie à l’ancienne que le réflexe consistant à oblitérer le souvenir qu’on devrait en conserver. C’est une autre trajectoire qu’elle souligne ici, celle d’une érosion, d’un effacement mémoriel venu s’ajouter à la disparition d’une pratique artisanale élaborée, bientôt remplacée par celle, plus expéditive et moins onéreuse, « du statuaire de plâtre et des pièces de plâtre moulées ». La nouvelle technique ayant sonné le glas de la sculpture du bois, l’atelier dut fermer ses portes. À la substitution des procédés de production, à cette perte de créativité, fit suite la transformation des lieux. Dans un territoire où florissait jadis un art de grande minutie fut érigée une prison ; y dépérissaient désormais des êtres humains.

L’engagement politique de l’autrice apparaît un peu partout dans l’album. Elle consacre un poème au mouvement étudiant des carrés rouges. Le passé ne l’intéresse qu’à un certain point, c’est qu’il permet un tant soit peu d’éclairer la route qu’on déroule devant soi. Ainsi, la poète propose-t-elle un dernier poème. Il est intitulé « Boulevard de l’Avenir ». Tournée résolument vers l’avant, elle écrit : « le présent a peur / de ce qui l’attend ».

Comme dans le premier tome, puisqu’il s’agit de porter en perspective cavalière un regard sur ce que l’on fut et surtout sur cela que nous devenons et deviendrons, il s’avère essentiel de remettre la religion à sa place. Individuellement, pour peu que l’on soit né avant ou un peu après les années 1950 ou 1960, on a assisté à l’effacement graduel de la queue de comète de notre bon vieux catholicisme. Nous venons d’une époque et d’un territoire où nos aïeux ont baigné dans l’eau bénite, nous en avons été nous-mêmes parfois aspergés. Un passage du livre raconte comment la mère de l’autrice s’est rebellée contre les intrusions du curé dans sa vie privée. On n’allait pas lui dire quoi faire. Les temps d’hier et d’aujourd’hui se mirent l’un dans l’autre. La fille comme la mère est une battante.

L’époque moderne trempe ses pieds dans les eaux du passé. Deux photographies en témoignent. Elles montrent un carillon. L’une accompagne le poème intitulé « Boulevard de l’Avenir ». On y lit que ce carillon représente un « écho des anciennes églises ». L’autre illustre le poème ayant pour titre « Le rouet du temps ». Voilà qui est bien trouvé. Le rouet appartient au monde ancien, il évoque le passage du temps. Diverses trajectoires ont traversé le territoire de l’Île Jésus en y laissant des vestiges, d’où ce carillon s’élevant dans le ciel à la manière des clochers de nos vieilles églises.

Hormis ces deux photographies, seules cinq ou six témoignent de notre passé religieux. Les autres photographies font place entre autres aux paysages, à l’eau de la rivière, aux arbres, aussi à des maisons anciennes, à un bâtiment de ferme devant lequel l’autrice prend la pose. On devine que la poète revisite alors son passé, qu’elle se retrouve à la ferme ancestrale de ses grands-parents. On voit des photos d’une voie ferrée. Toutes ces photographies sont évidemment en lien direct avec le parcours de l’autrice. Par exemple, on peut voir une certaine valise de cuir brun. Elle est à la fois bien réelle, puisqu’elle aurait été du voyage entrepris par le père venu d’Autriche après la Deuxième Guerre mondiale, bien réelle, mais également symbolique. Peu importe que la valise transportée par la poète soit ou non celle qui accompagnait le père durant sa traversée de l’Atlantique, cet objet qu’on découvre sur quelques photographies illustre la grande soif des départs qui dans sa jeunesse agitait la future écrivaine. Voilà qui manifeste à quel point la poète est la digne héritière de son père. Tout comme lui, elle a cherché à rompre les amarres, à s’envoler, à monter à bord du premier train venu.

On aura compris que l’album que propose l’écrivaine est en quelque sorte un album de famille ; il est extrêmement personnel. C’est la raison pour laquelle quelques photographies montrent l’écrivaine, le couple, la petite famille. Dès les premières pages, on constate que ce livre naît d’un désir viscéral de préservation, ce qui importe le plus étant menacé de disparition. L’amour d’une vie semblait être sur le point de s’écrouler.

Le texte d’ouverture s’intitule « L’hymne au printemps ». L’hiver ayant menacé d’emporter avec lui un être cher, c’est de sa plus belle plume que la poète chante son amour à l’homme de sa vie. Les mots qui suivent sont les tout premiers de l’album : « Quand mai vire à novembre, les teintes sombres du mois des morts voilent l’horizon. Un mardi, le jour a plaqué ses mains froides sur un ciel glauque et l’a incliné vers nous comme un couvercle qui se referme. Un verdict a été émis. Myélome. Quinze pour cent de chances de survie. »

La fin de ce texte liminaire ne laisse aucun doute sur les intentions de l’écrivaine : « J’écris ce livre pour toi, pour nous. Novembre ne saurait perdurer en mai. Il faut croire au printemps, l’inventer si nécessaire. » Cet album encore une fois est très personnel. Il s’agit avant tout de célébrer la vie en la racontant en mots et en images. C’est pour son amoureux que la poète écrit. Elle retrace leur parcours commun. Ce parcours est loin d’être achevé : inventer un printemps, en avançant sur le boulevard de l’Avenir, c’est se battre pour qu’il advienne.

Avatar de Inconnu

Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

2 réflexions sur « Nancy R. Lange : Trajectoires – Traduire les lieux Tome 2 : Voyagements et poèmes Nancy R. Lange : Photographies Robert Etcheverry et Gabor Szilazi : Éditions de la Grenouillère : 2024 : 72 pages   »

  1. «Dans un territoire où florissait jadis un art de grande minutie fut érigée une prison ; y dépérissaient désormais des êtres humains.»

    Toujours le don de te mettre en phase avec l’esprit et la lettre de l’oeuvre appréciée!

    J’aime

Répondre à Laurent Annuler la réponse.