
toute souffrance mise à part
je chante
Ces vers se trouvent dans l’un des tout premiers poèmes du recueil. Nous saurons plus tard de quelle nature est cette souffrance, de quelle nature est ce chant.
Dans un autre poème, un peu plus loin, en italiques cette fois, le poète écrit : « Le poisson qui dansait / glissa sur le parquet ». Voilà un poisson. Le titre du recueil a trait au menu fretin, au méné. Le menu fretin, autant dire les gens qui importent peu, les petits poissons que les pêcheurs dédaignent et rejettent à l’eau.
Je vais me permettre ici de lire le recueil et de le commenter au fil de ma lecture. Je découvrirai au fur et à mesure ses poèmes. Je m’arrêterai pour en citer quelques-uns. Et tout d’abord celui-ci, venant tout juste après celui où il est question du poisson qui a glissé sur le parquet.
On avait poussé les meubles
de grands sentiments remplissaient la pièce
et quelques humains se sentaient de trop
On peut se demander si l’on doit prendre ce poème isolément ou si l’on peut le relier au poisson du précédent poème. Ce poisson tombé sur le parquet, a-t-on voulu lui faire plus de place ? S’est-on écarté de lui comme on le fait de quelqu’un qui est mal en point et qu’on doit par conséquent laisser respirer ? Une chose est certaine, en tassant les meubles, on a dégagé l’espace ; on assistait alors à une scène troublante qui avait de quoi impressionner. Était-ce au moment de la chute de ce poisson tombé sur le sol ? Est-ce elle qui suscita « de grands sentiments » et du malaise ?
Les poèmes de Coppens ont quelque chose d’énigmatique, ce sont comme des poissons qui se sont échappés de son âme, qui ont glissé sur la page. Ils dansent sous nos yeux. Autrement dit, c’est le poète qui danse, qui nous entraîne dans un tango. Le lecteur est un peu comme cet ami que voici, en retard sur le poème : « Parti derrière / mon ami de toujours / est un peu claudiquant ». Une lecture boite toujours un tant soit peu. Car, bien entendu, on n’entend pas tout. Les vers sont quelque peu sibyllins, ils ne se livrent pas nécessairement dans l’immédiat de la lecture. Il faut y revenir. Et alors, on lira et verra autre chose que cela qu’on a d’abord lu et vu. C’est là le propre de la poésie.
On trouve de beaux poèmes dans le recueil de Patrick Coppens, dont cette espèce de petit conte.
Il y avait au bout du champ
une maison jaune et bistre
aux volets clos
un jour d’hiver
de la musique
sortit par la cheminée
quelqu’un était revenu
apparemment joyeux
Certains poèmes sont beaux et énigmatiques.
Lune d’arbre
nuit perchée
et fumée
vers Dieu d’avril
les chemins de bergers
et l’étoile écartée
d’une seule main
il couvre son visage
Il y en a aussi de bien sages, dont la fantaisie peut avoir quelque chose d’ancien.
J’ai des lettres d’amour
cachées dans le cerceau
des Je t’aimerai toujours
dans les plis du rideau
Il arrive que çà et là, le poète réfère à la poésie.
Mystère de la poésie
je lis je lis encore
elle dort
j’arrête
elle se réveille
Que c’est beau dit-elle
en sursaut
Nous lisons donc tout doucement, quand tout à coup réapparaît le poisson de tantôt. Il va sans dire que son retour nous met la puce à l’oreille. C’est donc que ce poisson n’avait rien de gratuit ou de fortuit, il n’était pas le fruit du hasard. Si une écriture quelque peu automatique l’avait d’abord inspiré au poète, celui-ci aura vu en lui un symbole, c’est le cas de le dire, tout à fait significatif. Une métaphore filée est en soi révélatrice. Le recours à l’italique, figure ici d’insistance, incite le lecteur à se montrer attentif à ce curieux poisson. Ailleurs, dans le recueil, il en a été prévenu, le sens danse et la vérité a quelque chose de fuyant, elle nous glisse entre les doigts. Le poème qui dormait, alors que l’on s’arrête de lire, se réveille, se révèle. Il faut savoir attendre pour le voir enfin se lever sous nos yeux et disparaître à nouveau.
le poisson qui dansait
le tango
glissa
sur le parquet
mouillé
Pour en revenir à la poésie, à ce qu’en dit le poète dans ses poèmes, à ses rapports glissants avec la vérité (ce ne sont pas des rapports conflictuels, mais poésie et vérité ne forment pas un couple dont l’évidence se mesure en chiffres. Si « L’évidence participe / de votre poésie », le lecteur semble être ravalé à « l’imprudent » (qui ose interpréter), « au rêveur, au méchant / tous accusés / d’écoute électronique ».
Chers poètes, c’est là un jeu que nous, lecteurs de profession, jouons par la force des choses. Votre poème, votre poisson qui danse est un peu comme une anguille électrique. Dans son imprudence, alors que le sens du poème danse le tango sous ses yeux, le lecteur, s’il s’aventure à interpréter, manipule plutôt prudemment vos poèmes. Il jongle à son tour avec vos jongleries. Il peut se fourvoyer. Le lui pardonnera-t-on ? Et Coppens de répondre à cette question. Comme quoi on voit que le poète a de la suite dans les idées.
L’évidence participe aux corvées
il arrive que comprendre un poème
nuise à sa félicité
Après quelques poèmes dont le charme est indiscutable, poèmes qu’on peut renoncer à vouloir comprendre pour se contenter de n’en saisir que la beauté, nous revient à nouveau ce drôle de poisson, énigmatique, mais qui sans doute finira par nous livrer ses secrets.
Le poisson qui dansait le tango
glissa sur le parquet mouillé
entraînant sa cavalière
dans la chute
Nous voici parvenus au milieu de ce recueil comptant un peu plus de quatre-vingts poèmes, courts pour la plupart. Et voici qu’une partenaire apparaît. Peut-être est-ce la muse du poète, sa compagne. Quoi qu’il en soit, cette chute est de moins en moins anecdotique. Elle gagne en importance. Il y a un récit dans ce recueil. La chute du poisson et de sa partenaire en est l’épisode central.
La fantaisie de l’auteur semble être une forme de politesse, de délicatesse. Pour dire, la gravité, Coppens nous adresse de discrets sourires. Il semble sourire à l’idée de la mort, à son imminence, car un poisson sorti de son élément risque évidemment le pire. Dans le poème précédent, ne venait-on pas tout juste de lire que « la pureté de l’air / dépend de celui qui respire » ?
Après d’autres poèmes dont le charme encore une fois est indéniable, poèmes qu’on comprend de plus en plus, non sans en saisir la beauté, le drôle de poisson abat enfin son masque.
Après avoir donné
des recettes de polenta aux piverts
des cours de maintien aux pivoines
par gros temps
moi le poisson le mené
je me suis essayé
à la philosophie
L’italique a disparu. On retient « moi le poisson le mené ». On sourit au reste du poème, à son aimable fantaisie. Elle fait songer au dessin de l’auteur illustrant la couverture du livre. Coppens est un esprit libre. Il se joue de la mort. Dans le poème précédent, on a d’ailleurs pu lire que la vie est une « blague pour initié ». Plus loin, il écrit : « J’ai vécu / silence bénin et censure pleutre / j’attends la suite […] » Puis : « Et rien ne te dit / que mourir / sera ma dernière prouesse ».
Il ne reste plus que trois poèmes. La fin du livre approche. Avec l’italique, nous revient une fois de plus le poisson. Il livre de plus en plus ses secrets.
Le poisson
qui dansait le tango
glissa sur le parquet mouillé
entraînant Brigitte dans sa chute
la nappe et la théière
et le bouquet de la mariée
On le voit, le poète laisse ici entrer des éléments concrets de sa réalité. Il apporte des précisions sur l’événement central de sa chute. Elle semble se rattacher concrètement à sa propre existence, et ce, non pas de manière purement symbolique. On ne le sait pas, car il ne le dit pas, mais cette scène pourrait réellement avoir eu lieu. Moment de crise, quelque chose comme un AVC, qui sait ? Sa cavalière est maintenant identifiée. C’est comme si nous sortions du livre pour assister à la scène elle-même. Comme si le poème en venait à livrer la clef de son énigme. Le poète n’inventait pas. Ou si l’on préfère, sa fable disait vrai, racontait quelque chose de véridique. Le poète aurait connu une chute et, pourrait-on dire, frôlé la mort de près.
Le dernier poème du recueil est fort émouvant. On y voit la discrétion de l’auteur, sa pudeur. Tout y est dit finement, avec retenue.
Pour cacher sa gêne
le poisson embrassa
Brigitte sur le front
merci beaucoup pour tout
à très bientôt de nouvelles aventures
et n’oubliez pas de vider l’aquarium

J’aime bien ce Patrick Coppens qui t’a poussé à déployer ta patience de pêcheur et de fin limier jusqu’au dernier poème…
Heureux mélange de «beaux mots», de poésie simple et … d’intrigue!
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Un poète qui dessine et pas que des poissons.
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