Anne Archet : Sirventès : poésies au gaz lacrymogène : avec 11 illustrations d’Alexandre Fatta : Moult Éditions : 2025 : 168 pages

Version 1.0.0

Voici un livre qu’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux. Sans être le moindrement didactique, il permet à ses lecteurs et lectrices de se familiariser, si ce n’est déjà fait, avec le monde de l’anarchie, avec les idées anarchistes. C’est avec des poèmes qu’Anne Archet exprime et communique ses idées, des idées il va sans dire anarchistes, et je dirais des idées qui semblent aller au-delà de l’anarchie.

Le patronyme de la poète est-il un pseudonyme ? Elle qui a plus d’un tour dans son sac, qui regorge d’inventivité et n’hésite pas à rigoler quand l’arme de la rigolade lui semble opportune, aurait pu non sans sérieux changer de nom afin de mieux s’identifier à ses idéaux. Anne Archet sonne en effet comme anarchie. Ajoutons que l’archet ne produit pas que de la musique et que le mot dérive d’archer, mot désignant le fabricant d’arcs ou le tireur d’arcs. Une autre arme. Cela m’a trotté dans la tête et j’ai fait de petites recherches. Les Archet ne sont pas légion. En France, entre 1966 et 1990, on compte un total de 38 naissances inscrites sous ce nom. Depuis 1890, 138 personnes seulement ont porté ce nom en France. Au Québec, Anne Archet porte un nom aussi original que l’est sa poésie.

Sirventès. J’ai cru d’abord avoir affaire à un jeu de mots, à une sorte d’écho du nom de l’auteur de Don Quichotte. Sirventès après tout sonne comme Cervantes. C’eût été un calque pertinent.  Or ce mot anciennement désignait un poème moral ou satirique traitant de l’actualité politique. Les troubadours de la Provence chantaient des sirventès aux 12e et 13e siècles. Aujourd’hui, Anne Archet ne chante pas les siens, mais elle renoue avec l’esprit de contestation des sirventès d’antan. Son livre toutefois est d’une criante actualité. On y perçoit l’indignation, mais le rire l’emporte ici sur le cri. La poète monte rarement sur ses grands chevaux afin de déclamer sa révolte. Elle le fait toutefois dans « Sirventès de la terreur ». On croirait y entendre un saint Jean-Baptiste lançant ses anathèmes et ses imprécations du fond de sa geôle. Ailleurs, elle use plutôt de l’ironie, de la dérision.  Sa révolte n’a rien de franchement comique, même si la poète ne néglige pas de manier tour à tour la pointe d’humour et la flèche du sarcasme. Son gaz lacrymogène est souvent hilarant.

Elle le précise d’emblée, dès le premier poème, elle veut « écrire avec le poing levé / Des poèmes au gaz lacrymogène / Des poèmes pour changer le monde / Des poèmes pour abattre / Ce qui nous écrase / Ce qui nous éteint / Ce qui nous broie / Ce qui nous tue ». En un mot, ses poèmes combattent l’oppression, « l’injustice et l’horreur du monde ».

Sirventès est un ouvrage de contestation, de rébellion. C’est surtout au nom des femmes que la poète revendique. Le deuxième poème du recueil les inscrit clairement au sein de son programme. Sirventès : paroles de femmes, luttes afin d’obtenir leur liberté. Les poèmes du recueil portent la parole des femmes, exception faite de quelques-uns, en tout cas de celui qui s’intitule « Second sirventès de la révolution » dans lequel la poète parle des gens en général et non des femmes en particulier. L’auteure est féministe. Son propos cependant embrasse plus large que la seule cause des femmes. En fait, elle désire « que toustes soient libres ».

La liberté est plus qu’un thème, elle est le principal objectif de sa quête. La poète veut « Étudier le plan de la ville / Pour apprendre / Comment la détourner / La faire fonctionner comme un poème ». Chez elle, la liberté, l’amour, la poésie et la vie sont presque des synonymes. Aussi écrit-elle qu’elle veut 

Continuer à inventer
À créer sans cesse d’autres actions
Avec mes amants de feu
Avec mes amantes de lumière
Aussi longtemps qu’il le faudra
C’est-à-dire jusqu’à ce que
Nous soyons hors de portée de la mort
Jusqu’à ce que nous basculions
Dans le règne des vivants

Et par quels moyens compte-t-elle parvenir à ses fins ? Il leur faudra à elle et ses ami(e)s, compagnes et compagnons, amantes de lumière et amants de feu   

Fonder des journaux des blogues
Des podcasts des chaines vidéo
Imprimer des tracts des affiches
Faire des films du théâtre
Chanter des chansons
Crier dans la rue
Des mots drôles et vrais
Des mots qui font sens
Qui disent la beauté de l’anarchie
Qui disent la volonté de la liberté
Ouvrir les oreilles au son du désir

Le livre parle et, ce faisant, entame et poursuit la révolution. Sans théoriser le projet révolutionnaire, la poète réfléchit, non sans lucidité, aux conditions, aux gestes, aux conséquences de son action anarchiste.  

Appeler au renversement
Du gouvernement
Est un crime

Renverser le gouvernement
N’est un crime
Que si on échoue

Ne verra-t-on dans son recueil qu’un idéalisme, dont je m’empresse de ne pas dire qu’il serait angélique — notre poète ayant des cornes ?

Le poème intitulé « Sirventès du crépuscule » est un poème lyrique qui chante et peint l’horizon d’attente de la poète. Comme dans plusieurs de ses poèmes, elle y recourt à l’anaphore, procédé stylistique de renforcement propre aux poètes qui ont du souffle ainsi que la volonté de bien se faire entendre. Le poème se déploie sur quatre strophes généreuses et bien remplies, dont trois commencent par « Quand viendra le crépuscule ». Les verbes sont au futur : « Il y aura ». Ce qu’il y aura, c’est ce à quoi aspirent ceux et celles qui veulent désespérément transformer politiquement le monde et changer poétiquement la vie : il y aura donc « du vin sous les arbres / Il y aura des rires de feu / Il y aura des pleurs orgiaques / Il y aura des copulations / Immenses comme la Voie lactée ».

Ce poème évoque l’attente d’une fin, plus précisément la fin du monde tel que nous le connaissons depuis déjà trop longtemps, disons depuis l’aube de l’humanité, très peu humaine aux yeux de la poète en raison de ce que Rolland Giguère appelle la main du bourreau. Il écrivait : « la grande main qui nous cloue au sol / finira par pourrir / les jointures éclateront comme verres de cristal / les ongles tomberont // la grande main pourrira / et nous pourrons nous lever pour aller ailleurs. »

C’est là une note d’espoir que peuvent entendre les oreilles ouvertes au son de ce grand désir des lendemains qui chantent. Et c’est justement ce vers quoi tend tout ce recueil qui assurément exprime les vœux les plus chers de la poète.

Quand viendra le crépuscule
Je serai avec toi, debout sur la falaise
Le vent salé soulèvera tes cheveux et tes lèvres
Nous avons si longtemps rêvé de ce moment
Nous avons si longtemps rêvé de l’océan
Que nous serons rieuses transies et mouillées
Émues comme des gamines jusqu’à l’aurore

Le « second sirventès de la révolution » oppose l’hiver interminable qui enfouit sous la neige « tout espoir de vie » à la naissance du printemps à venir : « L’idée bourgeonnera pleine de sève / Et ses enfants innombrables marcheront / Pieds nus dans les villes de l’univers ». De quelle idée s’agit-il ici ? L’ensemble du recueil ne laisse aucun doute sur ce point. Ce poème la reformule. Il s’agit de l’idée « d’être enfin laissés à nous-mêmes », enfin libres, libérés, ayant échappé à l’emprise des maitres. Notons au passage que l’image ici d’enfants qui « marcheront / Pieds nus dans les villes de l’univers correspond plus ou moins à un cliché de propagande communiste voire au type d’illustrations que renferment les brochures que distribuent les Témoins de Jéhovah, quoiqu’à bien y penser les élus chez ces apôtres de l’amour divin se baladent plutôt dans des champs fleuris sous un doux soleil parmi des ruisseaux paisibles et des oiseaux qui ne sont ni des corbeaux ni des charognards. Anne Archet n’offre rien de tel.

Le recueil fait la promotion du chaos. Sur le plan de la forme, il n’a cependant rien de chaotique. Tout y est solidement ficelé. La cohésion de l’ensemble est remarquable. On retrouve dans les titres de la majorité des poèmes le mot sirventès et dans chacun sont reprises et développées les idées relatives à l’anarchisme. Une pensée traverse le recueil et bien que forcément son développement entraîne son lot de répétitions — sonnant comme des coups de marteau qu’on se donne sur la tête afin de bien y faire entrer une idée —, une grande variété de formes et d’images fait que toujours en le lisant on cherche à aller de l’avant, car c’est de surprise en surprise qu’on y avance, la poète proposant des pièces qui s’enchaînent en énonçant des idées qui jamais ne sont insignifiantes et en réinventant toujours sa manière.

Dans ses poèmes, elle recourt à l’éloquence du crachat, où blasphèmes et imprécations jouent un grand rôle, aussi important que celui de l’ironie. Nous assistons à un amalgame de burlesque et de romantisme révolté. Un Baudelaire et un Breton acquiesceraient. Sur eux le charme opérerait. La jouissance exubérante de cette poésie a de quoi séduire. Rarement voit-on célébration plus intense du désir, Archet réclame une liberté créatrice totale, à la mesure de ses désirs.

Des puristes prétendront sans doute que cet ouvrage est inégal, qu’il contient des pièces parfois convenues, que la poète s’y répète, que l’on comprend assez tôt en la lisant qu’il y a des oppresseurs et des victimes, que le capitalisme est le monstre à renverser, qu’elle prêche dans le désert à une petite bande de converti(e)s et qu’elle donne dans un idéalisme révolutionnaire qui au-delà des mots ne produira jamais rien de concret. Ils constateront que la poète y fait des entorses à la langue. Ils excuseront de simples distractions du genre « quelles » mis à la place de « qu’elles », mais ne pardonneront pas certaines peccadilles. Par exemple, dans « Sirventès de la révolte » se trouvent les vers suivants : « Il n’y a que les tactiques que nous préférons / Celles pour qui nous avons un talent ». On remplacerait le « qui » par « lesquelles ». Autre exemple : il est question dans un poème de la violence « qu’ils exercent à d’autres que moi ». On dira plutôt « qu’ils exercent sur d’autres que moi ». Ou ceci : le pronom « se » alors qu’il faudrait écrire « me » : « Ou alors est-ce moi, tout simplement / Qui vis dans ce monde-prison/ Et qui chaque matin se contente / De trainer mes chaines sur le sol / Dans l’espoir chimérique / Que l’usure les briseront ? »

Mais si plutôt que de s’alarmer devant de si petites fautes, on entreprenait plutôt d’entendre le propos de la poète et de célébrer sa justesse et sa force expressive. Le poème duquel j’ai extrait cette micropuce — un « se » mis en place de « me », une erreur qui à l’oral ne se perçoit pas toujours — s’intitule « Sirventès de la responsabilité ». Archet y pose une question qui est non seulement pertinente, mais qui est surtout fort troublante. Le poème débute de la façon suivante : « Qui est à blâmer / Quand une prisonnière se suicide ? » Il se trouve que le « se » fautif apparaît dans un passage tout aussi dérangeant que l’ensemble du poème, que l’ensemble du recueil, devrais-je dire. Les puristes peuvent aller se rhabiller. Ils sont aussi nus que le roi.

Si certains poèmes se rapprochent de la prose essayistique — et c’est évidemment en raison du fait qu’ils expriment davantage des pensées que des émotions —, d’autres ont un tour franchement poétique alors que le vers et l’image y conjuguent à eux seuls d’émouvantes pensées poétiques. Leur élévation, leur ton contribuent à produire des poèmes d’une grande qualité. Dans « Sirventès de la nuit », mais ailleurs également, nous ne sommes pas loin de la précision poétique d’un Baudelaire, de sa force expressive, de sa verve toute contenue.

Ceux qui tuent la noirceur, qui veulent l’éradiquer
Sont les perfides ennemis de l’imagination
Ils ont perdu la leur en donnant corps à la peur
— et sont maintenant esclaves de leurs terreurs

Voici un autre extrait, il s’agit du dernier quatrain (mais je pourrais citer le poème en entier)

Contre les agresseurs d’étoiles nous liguerons
Les créatures sauvages de notre création
Et chaque parcelle d’obscurité gagnée sera pour nous
Un nœud de plus dans le drap de notre évasion

On le constate, Anne Archet possède des dons étonnants, à coup sûr elle crée des images saisissantes. En cela, elle se rapproche de Baudelaire, mais, comme on l’aura remarqué, le ton de son poème fait aussi songer à l’auteur des Fleurs du Mal. Aucun(e) poète contemporain(e) n’oserait écrire un poème comme « Sirventès de la bête », un poème dont l’apparent conformisme est au fond franchement original. Le franc-parler de la poète est coulé dans un moule poétique qui depuis longtemps a fait ses preuves. La poète l’assume sans vergogne. Elle ne réinvente pas la poésie, ne cherche pas à produire de l’inédit inaudible, n’expérimente aucune nouvelle forme en vase clos. Elle parle librement, très librement, très clairement à tous ceux et celles qui ont des oreilles pour entendre « le son du désir ». La plupart de ses poèmes sont percutants, percussifs. La poète a du souffle, mais ne souffle pas sur des nuages. Son inspiration souffle sur le monde réel, sur notre monde contemporain. Ses positions sont tranchées, tranchantes. Elle ne fait pas dans la dentelle. Chez elle, les mots explosent. Ses poèmes éclatent comme des grenades. On n’en perd pas un mot et il y en a pourtant plusieurs, car elle est volubile. Ce ne sont jamais ou presque de grands mots abstraits. Et chacun est porteur de sens. Ses mots vont évidemment dans le sens de la révolution, et c’est l’amour et le désir qui les portent.

Il y avait du parnassien chez Baudelaire, mais aussi et surtout de l’intensité, de la révolte, de l’ironie et une sourde colère. On retrouve quelque chose de cet ordre chez Anne Archet. Sa prosodie toutefois n’est pas en tout et partout comparable à la parfaite prosodie de ce dernier. Sans doute la poète n’en a que faire du genre de poèmes savamment cadencés. Elle privilégie le sens, le sens porté par des mots expressifs, par une inventivité verbale qui jamais ne lui fait défaut. Elle se montre en cela drôlement efficace. Sa parole porte, que ce soit dans le registre lyrique ou le registre franchement comique.

On aura compris que je considère que ce livre est un très bon livre, qu’il retentit dans l’univers de la poésie québécoise comme une bombe même si, paradoxalement, il renoue avec une certaine tradition poétique en cela qu’il accorde le primat à l’expressivité et à la communication, à savoir que nulle part la poète n’y propose des charades ou des énigmes langagières. De toute évidence, Anne Archet tient à se faire entendre. Du reste, sa parole poétique entretient des liens étroits avec l’oralité. Lors de lectures publiques, si l’auteure s’adonne à cette pratique, il y a fort à parier que personne dans l’auditoire ne pourra s’embêter à chercher le sens de ses propos, à chercher midi à quatorze heures. Ils seront on non d’accord avec ce qu’elle dit, mais personne ne s’objectera à sa quête de liberté, à son plaidoyer en faveur de l’amour et de la vie. En prime, l’humour, la fantaisie et l’inventivité que leur servira la poète les amuseront.

Je le répète, on parlera de défauts et, par endroits, de baisse de régime. D’aucuns s’offusqueront de ce que la poète y cède à une facilité de bon aloi, seront dérangés par des stéréotypes révolutionnaires. À dire vrai, il se pourrait qu’ils soient plutôt scandalisés par l’audace de l’écrivaine, par sa résistance à céder aux dictats de la censure, elle qui appelle un chat un chat, une chatte une chatte, et qui se permet de dire que sa chatte humide lorsque sa chatte est humide ; il se pourrait qu’ils baissent les yeux en lisant des mots à connotation sexuelle, qu’ils se bouchent les oreilles quand une femme gémit de plaisir au plus fort de l’extase érotique et, pire encore, il se pourrait que les fasse trembler dans leur culotte l’éventualité, même rêvée, de bouleversements sociaux perpétrés contre des dictateurs — dont certains arborent le costume policé des grands dignitaires, ce sont les maitres dont Archet dénonce les abus de pouvoir. Sans doute redoutent-ils qu’une horde de révolutionnaires entreprennent une grève générale expropriatrice, comme celle dont parlait Fernand Pelloutier — cette grande figure du syndicalisme et de l’anarchisme français du XIXᵉ siècle à qui la poète rend un vibrant hommage dans les dernières pages de son livre.

Anne Archet célèbre la vie, la vie de maintenant, celle qui se vit au jour le jour dans un combat mené afin d’avoir un jour toute la vie devant soi. Non pas une « vie amputée », mais ce qu’elle appelle de tous ses vœux : « la totalité de la vie ». Sa célébration est un combat, un acte de militantisme bien singulier puisque toute anarchiste qu’elle soit, elle résiste même à être embrigadée au sein d’un organisme militant. Elle en vient à dire « Fuck l’Anarchisme / Fuck même le Nihilisme ». Son insolence n’a d’égal que son amour de la vie.

— Je veux la vie et la création
Jouir souverainement de tout
Puis m’effacer dans le néant

Si j’enseignais au niveau collégial, oserais-je mettre ce recueil au programme ? J’ai gardé un triste souvenir de la réaction de certains élèves scandalisés par Le grand cahier d’Agota Kristof et L’oiseau bariolé de Jerzy Kosinski. Notre amie Anne Archet est une femme très libre, elle boit « à tous [ses] désirs / Celui d’être giflée / Quand [elle] jouit / Celui d’être pénétrée / Dans plusieurs orifices / Simultanément / Celui d’être baisée / Par la poésie enivrante / De femmes aux yeux ardents / Celui d’être léchée par le crépuscule / D’être projetée hors [d’elle-même] ». Les parents de mes élèves leur arracheraient le livre des mains et chercheraient d’autres passages similaires. Ils n’en trouveraient pas beaucoup. Ils seraient déçus, écriraient des lettres à la direction du collège pour s’en plaindre.

Non, soyons sérieux, si j’étais plutôt un professeur d’université, eh bien là, oui, je mettrais ce livre à l’étude en raison de ses nombreuses qualités littéraires et du fait qu’il donne franchement matière à réflexion sur la condition humaine et le sens de la vie, mais aussi parce qu’on y célèbre la vie en rigolant. Son attitude où le sérieux au comique se mêle a quelque chose de fort plaisant.

Le dernier poème du recueil est à la fois empreint de gravité et de légèreté. Il est grave dans la mesure où il pose une question plutôt importante. La poète se demande si ses textes sont vraiment poétiques. La question est tout de même assez sérieuse. On parle de choses semblables dans les universités. Qu’est-ce que la poésie ? Question sérieuse, mais posée ici avec un petit quelque chose de coquin dans le regard. La poète porte un regard pétillant sur la poésie. Elle fait de justes observations ; il arrive, en effet, comme elle le mentionne, que des aphorismes antithétiques soient bizarrement mis en page, qu’une prose soit « Maquillée par de sournois / Retours à la ligne ».

Dans le dernier poème, elle cite Cocteau ou plutôt réfère sans forcément le souligner à ses propos. Il se pourrait qu’elle ne sache pas qu’elle y réfère ; il se pourrait qu’elle ait elle-même personnellement éprouvé cette vérité, sorte de lieu commun au fond que partagent la plupart des poètes : « Le poète est exact. La poésie est exactitude. Depuis Baudelaire, le public a, peu à peu, compris que la poésie était un des moyens les plus insolents de dire la vérité. » L’ insolence dont parle Cocteau caractérise tout à fait la posture poétique d’Anne Archet.

Le dernier poème s’intitule « Sirventès de la poésie ». Il est tout simplement savoureux. Sur le mode humoristique, à la manière d’un Raymond Queneau, il amorce une poétique, une réflexion critique sur la nature de la poésie. On y trouve par ailleurs un accouplement majeur, celui de la poésie et de la révolution. Lisons. Applaudissons.

La société n’est pas un cristal isotrope inaltérable
C’est un organisme en constant état de fluidité
Qui parfois connaît des poussées de fièvre
Mais nous sommes trop microscopiques
Pour en avoir conscience

Oulala, c’est vraiment fort
Ce que je viens d’écrire
C’est puissant et imagé
Comme une goutte distillée
De sagesse
Mais le doute m’assaille
La strophe qui précède
Est-ce que c’était de la poésie ?
Où n’était-ce que de la prose
Maquillée par de sournois
Retours à la ligne ?

Est-ce que les textes de ce recueil
Sont de la poésie ?
Est-ce vraiment ce que j’écris ?
Je ne le demande pas pour moi
Je le demande pour une amie
Qui veut mon bien

La poésie est un effort ivre
De lutter sobrement contre le désespoir

Voilà qui sonne comme de la poésie !
Mais ne serait-ce que de la métapoésie ?
Ou simplement un aphorisme antithétique
Bizarrement mis en page 

Abus de lunes
Le temps à rebours
Des glissements baveux
Loin de l’œil des démocraties
Nos copulations en torrents
Chavireront le monde

Je crois que ça y est
Ça ressemble beaucoup plus
À de la poésie
C’est imagé
C’est lyrique
C’est un peu cryptique
Presque fumiste
Mais sachant que la poésie
Est toujours exacte
Est-ce vraiment de la poésie ?

Cette question répétée
Est l’une des plus
Importantes au monde

Cette question de la poésie
Que je ne cesse
De me poser

Parce que les révolutions
Se font comme des poèmes

Et parce qu’après la révolution
Tout ne sera que poésie

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

2 réflexions sur « Anne Archet : Sirventès : poésies au gaz lacrymogène : avec 11 illustrations d’Alexandre Fatta : Moult Éditions : 2025 : 168 pages »

  1. Magnifique et percutant !!

    Cette question: est-ce de la poésie m’interpelle très souvent…!
    Très heureuse qu’elle l’évoque avec humour.
    Merci Daniel !!

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