
Les années passent rapidement en compagnie d’André Major. Entre amis, on ne voit pas le temps passer. Et pourtant, cet auteur qui bien évidemment ne connaît pas intimement tous ses lecteurs, de chacun et de chacune se fait rapidement un ami, tant sa voix et son style sont naturels — pour peu, on se croirait en sa présence au coin du feu, alors qu’il est absorbé dans une page de Kafka ou de Tchekhov ou rédige des notes dans un carnet. En le lisant, nous développons à son endroit un agréable sentiment d’amitié. À quoi cela est-il dû ? Assurément, au rythme d’écriture qu’il adopte « afin d’entretenir dans ses carnets l’allure d’une conversation ». Il a beau, selon son propre aveu, se livrer à un « soliloque », il n’en demeure pas moins que jamais il ne s’éloigne du lecteur. Au coin du feu, ai-je dit, dans son chalet à La Minerve, ou marchant à ses côtés dans les sentiers de la forêt ou encore dans un parc d’Ahuntsic où il aime se balader. Les carnettistes développent avec leurs lecteurs des rapports de proximité. C’est Major qui l’affirme. Ainsi lui-même entretient-il « avec son lecteur une sorte de connivence ». On trouve sous sa plume cette remarque éclairante, à mon avis, elle livre la clé d’une telle complicité : « La prose qui en vaut la peine, c’est celle qui parvient à susciter la possibilité d’un dialogue humain. »
André Major accorde une extrême importance au dialogue : « Dans le meilleur des cas, le dialogue qui se développe entre celui qui écrit et celui qui le lit constitue la forme la plus pleine et la plus achevée du dialogue humain. » Comme il en aura fait plus tôt la remarque, l’écriture, qu’il s’agisse de la prose ou de la poésie, « permet d’exprimer vraiment ce qui nous apparaissait incommunicable. » Un esprit dans sa vérité fondamentale et somme toute secrète, même pour lui-même, alors que l’on croyait cette vérité « incommunicable », parvient à se frayer un chemin jusqu’à un autre esprit. Un tel dialogue est à l’œuvre dans ces carnets. Ce dialogue, l’auteur le réalise avec son propre lecteur, lequel prendra comme ici la balle au bond ou jonglera avec elle dans ses propres rêveries, mais ce dialogue est également celui que Major poursuit avec les œuvres dont il est le lecteur assidu. Il est un écrivain qui se plaît à plonger dans des œuvres de prose qui, comme il le dit, en valent la peine. Il nous tient au courant de ses lectures. Les commente sans se soucier de recourir à un lourd bagage théorique. En cela, il est un guide excellent. Un sympathique vulgarisateur. Mine de rien, sans réel souci de faire œuvre de pédagogue, il stimule notre appétit, alimente en nous le désir de découvrir ou redécouvrir les auteurs qu’il admire. À sa suite, nous avons tôt fait de les admirer également.
Le plaisir de lecture que nous éprouvons en lisant André Major tient en grande partie à la sobriété de son style. Il n’en fait pas, dit-il, « une règle d’or », quoiqu’à l’instar des auteurs qu’il fréquente avec le plus grand plaisir, il s’adonne à une forme d’écriture minimaliste : « C’est l’absence de tout artifice stylistique chez Simenon, comme chez Emmanuel Bove, qui séduit Peter Handke. Ces prosateurs réussissent à faire voir et imaginer avec la plus grande économie de moyens. Modiano est un autre adepte de ce minimalisme. » On ajoutera évidemment à ces derniers le nom de notre carnettiste. Fénelon privilégiait le naturel de l’expression, admirait les auteurs qui s’en tenaient « aux beautés simples, faciles, claires et négligées en apparence. » Il ajoutait : « Je veux un homme qui me fasse oublier qu’il est l’auteur, et qui se mette comme de plain-pied en conversation avec moi. » Cet homme, on le retrouve dans les carnets d’André Major. Parlant de Kafka, le carnettiste écrit : « Sa prose, exempte de tout maniérisme, est demeurée un modèle dont j’ai pu m’éloigner, mais que j’ai toujours considéré comme un point d’ancrage salutaire. Kafka prenait lui-même appui sur ces maîtres qu’étaient Goethe, Flaubert et Kleist. » Cela dit, Major rappelle que Thomas Mann parlait de « l’impossibilité d’écrire autrement qu’on écrit ». Des affinités naturelles, qu’au départ il partage avec ceux dont il fait ses maîtres, entrent pour une grande part dans le style que se forge un auteur à leur contact. Quand bien même il serait lourd comme un paquebot, on ne demandera pas à un auteur de voguer tout doucement dans une yole sur un étang. Major est un auteur non dépourvu de gravité, il aborde des sujets sérieux, émaille ses carnets de réflexions profondes. Malgré tout, et je ne puis m’empêcher de citer Fénelon une fois de plus, sa sobriété confère à ses écrits le caractère amical dont j’ai parlé plus haut. Fénelon : « Quand un auteur parle au public, il n’y a aucune peine qu’il ne doive prendre, pour en épargner à son lecteur. Il faut que tout le travail soit pour lui seul, et tout le plaisir, avec tout le fruit, pour celui dont il veut être lu. Un auteur ne doit laisser rien à chercher dans sa pensée. » On aura compris que l’écriture de Major est plutôt limpide. Ce que l’on n’a pas encore entrevu ici, c’est sa pensée.
Que pense Major ? De quoi nous entretient-il dans ses carnets ? De tout et de rien ? Oui et non. Que pense-t-il ? Eh bien, d’abord, force est de constater que s’il pense et livre ici et là l’objet de ses réflexions, il ne fait pas que penser. Il se contente surtout de bien vivre. D’apprendre lentement à mourir comme disait Montaigne ? Peut-être. L’homme a vieilli et nous le découvrons alors qu’il est encore plus jeune qu’aujourd’hui, au moment où il vient de publier ses carnets. En effet, ceux-ci remontent aux années 2008-2014. Major en les entreprenant était un jeune retraité, au mitan de la soixantaine. Au moment de les achever en 2014, il était âgé de soixante-douze ans. À ces âges, en présence de l’ombre qu’elle jette en passant, on songe déjà depuis longtemps à la Faucheuse qui rôde autour de soi. Malgré la gastrite, la sciatique et la maladie pulmonaire chronique, on est néanmoins relativement en forme. On s’active autour du chalet, on s’adonne à des travaux manuels, été comme hiver, on marche dans la forêt. Tout cela et plus encore entretient chez Major une certaine joie de vivre. Sans compter les bonheurs familiaux, dont celui que procure l’art d’être grand-père si cher à tous les Hugo de la Terre. Il écrit sur sa vie au quotidien, une vie dont il brisera le rythme tranquille pour se rendre au Portugal afin, bien entendu, de découvrir ses splendeurs, mais aussi pour y poursuivre ses travaux d’écrivain.
On suivra également l’auteur dans ses périples alors qu’en compagnie de son ami Yves Beauchemin il se rendra en Russie. Le lecteur en emboîtant le pas au voyageur fait de nouvelles découvertes. Puis, il revient à La Minerve ou à Ahuntsic, pour y retrouver Major installé à son écritoire, rédigeant ses carnets.
Le lecteur au fil des pages en apprend aussi sur l’œuvre de l’auteur. Les carnets lui font découvrir l’œuvre du romancier, du nouvelliste et de l’essayiste. Ils font revivre aussi des pages de l’histoire du Québec. Major ne s’arrête pas longtemps à sa participation à l’aventure de la revue Parti pris ou aux événements d’octobre. N’empêche, le Portugal, la ville de Lisbonne, Moscou, la Russie mis à part, en le lisant nous sommes bien au Québec, comme en attestent, et c’est plutôt amusant, quelques tournures de notre parlure d’hier, des expressions dont l’auteur spécifie qu’elles apparaissaient chez les anciens, du genre : un melon « qui m’a raplombé, comme disaient nos parents », et encore, au sujet d’un voisin qui part vivre dans un condo : « j’ai eu droit au monologue d’un voisin qui s’apprête à ‘‘casser maison’’, comme disaient nos parents ».
La note du 22 avril de l’année 2012 explicite le titre de l’ouvrage. Elle se lit comme suit : « Bien que je franchisse le cap de la soixante-dixième année, je ne me vois pas encore comme un vieux, bon pour le cimetière, et il devrait en être de même aussi longtemps que, physiquement et intellectuellement, rien n’aura changé. J’entre néanmoins dans cette zone trouble de l’entre chien et loup. Ce qui m’incite à me retirer pour de bon dans une province intérieure où la rumeur du monde ne me parviendrait qu’assourdie comme un écho lointain. Il n’en reste pas moins que l’âge ne nous change qu’en apparence et ne nous rend guère plus sage qu’on l’était dans sa jeunesse. »
C’est entre chien et loup, plus que jamais sans doute qu’André Major, à la faveur de la contemplation d’un paysage, habite vraiment la vie immédiate. Ses séjours en forêt, ses travaux au jardin, les fleurs dans la montagne dont il apprécie la beauté et la savoureuse nomenclature — « la claytonie de Caroline au trille rouge […], le chèvrefeuille, le délicat érythrone et le dicentre à capuchon » — , ses méditations au cœur de l’hiver, sa présence à son écritoire, ses lectures, tout cela lui permet d’atteindre une certaine vérité de l’être. Il vit enfin quelque chose comme la vraie vie.
Par la fenêtre, tandis que rien ne bouge encore, je vois une scène d’hiver qui me donne une forte impression d’éternité. Mais cela ne durera guère, une autre scène lui succédera où je chercherai vainement un prolongement de la première. Et l’espèce de connivence qui s’était créée entre le dehors et moi a bel et bien disparu. Je demeure un instant immobile, comme un hibou perché attendant je ne sais quoi.

Comme toi, j’ai beaucoup aimé ce nouveau titre des carnets d’André Major, dont tu parles de manière très juste. On entre dans les carnets de Major comme si on revenait chez soi pour prendre des nouvelles mais aussi pour s’imprégner de cette façon de vivre qui permet de se sentir au cœur des choses simples.
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C’est un livre qui m’a fait penser à toi, à ta démarche de vie et de poésie.
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