Louise Boisclair : Ça pleurait sans le savoir : Suite poétique : Les Éditions de l’Harmattan : 2024 : 89 pages

Ce tout premier recueil réserve d’agréables surprises. C’est le premier recueil de poèmes de l’écrivaine, mais ce n’est pas son premier livre. Elle écrit depuis toujours. Des poèmes, des contes, des nouvelles et aussi des essais. Par ailleurs, elle possède une solide formation universitaire. Elle compte plusieurs publications à son actif, à L’Harmattan, aux Presses de l’Université du Québec, ainsi qu’en autoédition.

D’une docteure en sémiotique, on pourrait s’attendre à lire des poèmes savants, abstraits, voire hermétiques. Certes, si c’était le cas, on n’aurait là rien à redire. C’est un truisme, mais nul n’ignore qu’il y a place pour presque tout dans le vaste monde de la poésie. Or, dans ce tout fort diversifié, la poésie de Louise Boisclair fait plutôt bande à part. La poète se tenant à l’écart de tout courant ou presque. Son originalité vient sans doute de ce qu’elle ne cherche pas à produire de l’inouï, de l’inédit. Tout en se montrant inventive, elle n’hésite pas à puiser dans ce que la tradition met à la disposition de tous et de chacune. Bien que faisant part d’une certaine maîtrise, la forme chez elle ne révolutionne nullement le discours poétique : ses vers ne rompent pas avec la pratique usuelle ; ils sont libres, un point c’est tout. Sa poésie ne surprend pas davantage, elle dit de la manière la plus claire qui soit des choses plutôt essentielles, des choses graves. En un mot, rarement ou jamais ne se demande-t-on de quoi il est question dans ses poèmes. Leurs référents ne nous échappent pas. Leur propos est intelligible et j’ajoute fort pertinent. Cela fait de ce recueil une rareté.

Ça pleurait sans le savoir. Le titre est intrigant. Il faut lire l’ensemble du recueil pour en saisir la portée. Il ne signifie pas que l’ignorance confine au malheur. Il n’est donc pas question ici du savoir en tant que tel, des connaissances qu’un être emmagasine au fil de son existence afin de se construire et de reconstruire son rapport au monde. Il est plutôt question d’une souffrance in-sue, dont l’être ignore tout, d’une souffrance accomplissant ses ravages au cœur de l’être, tout au fond de son âme obscurcie, souffrance enfouie profondément dans son inconscient. La descente aux enfers seule rend possible une éventuelle reconstruction.

Louise Boisclair trace ici un parcours de libération. Mais avant de voler de ses propres ailes, l’oiseau devra se libérer des rets que lui a tendus sa propre existence. Ce qui est antérieur à l’atteinte de cet apex fait l’objet des poèmes que nous lisons ici. Sans jamais entrer dans les détails du drame, la poète esquisse un monde trouble, lequel est à la fois le sien et celui d’une plus vaste communauté.

C’est dans la première partie du recueil (« Durs durs les mondes violentés ») que la poète prend en compte la misère de l’humanité, notamment celle des opprimés. Cette partie offre de saisissants tableaux. La poète excelle à représenter les rudes conditions auxquelles sont confrontés entre autres les migrants, les populations déplacées, en mouvement quasi perpétuel, fuyant leur coin de pays afin d’aller vivre sous des cieux plus cléments. Les premiers poèmes évoquent les fléaux subis par ces laissés-pour-compte : « les absurdités de la guerre », la crise climatique, les ennuis de santé. Tout est ici saisissant de réalisme.

La poète donne à voir des êtres qui ne sont pas des personnages de papier. Sans représenter dans le moindre détail les pauvres malheureux qui pullulent dans les tableaux qu’elle brosse, la poète parvient en peu de mots à étoffer ses descriptions, à densifier son propos : « Après les secousses / expectorant la guerre / des femmes hommes enfants / découvrent le carnage / foulent les ruines de leur vie ». Arrivent bientôt « des soignants et secouristes ». Ils « ligaturent désinfectent suturent / des civières de déchirures ».

La ligne poétique de Louise Boisclair est solide tout en étant tenue, je veux dire nullement chargée d’épithètes ou d’adverbes. Cette relative simplicité va de pair avec un expressionnisme verbal dont la sobriété n’est pas étrangère au fait que lecteurs et lectrices sont ainsi directement interpellés par le propos des poèmes. Rien ne vient brouiller leur entendement. Mais, objectera-t-on, en quoi peut-on parler de poésie quand une langue est si claire ? Quand le poème, malgré le vers, s’apparente à ce point à la prose ? Où est le poétique dans ce qui suit ? D’abord le contexte : nous sommes en présence d’une mère fortement éprouvée, elle « se lamente / les seins asséchés ». On parle dans le poème de maltraitance ou en tout cas d’incapacité à prendre correctement soin d’un enfant : « les services sociaux / emmènent le nouveau-né / en lieu sûr ».

Où est la poésie ? La question se pose, mais elle est sans intérêt puisque le texte remplit tout à fait son mandat : il expose à notre vue une réalité mieux que ne le ferait un langage contourné, alambiqué, avec lequel la poésie est trop souvent confondue. Le travail de Louise Boisclair est plus fin. D’un raffinement qui se situe dans la précision langagière et non la préciosité. Il met en place des dispositifs textuels efficaces. Si bien que ce qui se donne à lire comme simple description de la réalité, disons la scène suivante : une embarcation en haute mer, emplie de miséreux que la poète n’évoque pas, qu’elle ne montre pas. Elle se borne tout simplement à mentionner que « la noirceur a avalé la côte ». Elle évoque un prochain débarquement. L’attente comble « les heures de surplace ». Tout cela représente une réalité très concrète. Or ce poème peut être lu à un autre niveau, et s’avérer une allégorie de la situation commune à tout être humain qui se projette dans l’avenir, imaginant des jours meilleurs, des « ailleurs ».

La palette de l’artiste est riche. D’une section du livre à l’autre, le style se transforme et, bien qu’une grande unité soit la marque de ce recueil, le propos lui-même fait l’objet de maintes variations. Tout à fait différents des premiers poèmes, on peut lire des poèmes dialogués au milieu du recueil, précisément dans la troisième section, celle qui donne son titre au recueil. Ces poèmes ancrent encore plus profondément le discours poétique dans le monde réel. Leur caractère oral contribue à renforcer le lien que la poète tisse avec le monde réel. Tous les poèmes de cette partie ne se présentent pas sous la forme dialoguée ; il n’empêche, leur simplicité a aussi quelque chose qui tient de l’oralité, de la parole recueillie au plus près de l’être. Je ne peux m’empêcher de citer un poème in extenso. Ce n’est pas le plus important poème du recueil, mais il donne une idée assez juste de l’ensemble du recueil. J’en citerais volontiers plusieurs autres dont j’apprécie la prégnance, la nécessité.

Quand il n’était pas là
on se demandait où il était
ce qu’il faisait pourquoi il n’était pas
où nous l’attentions

quand enfin il arrivait
plus ou moins ivre
il titubait vers la chambre
cuver ses impensés
éructer son trop-plein
il n’était pas là

quand il était là
à jeun, sans alcool
aucun mot ne sortait
de sa bouche muselée

le regard fuyant
il mangeait à table
perdu en lui-même

devant nos questions
derrière son cœur
troué gêné troublé  

il était ailleurs
là ou pas
il n’était pas là.

Comme on le constate ici, la poète a l’excellente idée de terminer son poème avec un point. Tous ses poèmes se terminent ainsi, cela élimine de possibles ambiguïtés. Dans certains ouvrages de poésie, il arrive que nul procédé n’intervienne afin de rendre distincts les uns des autres les différents poèmes. Si un tel effet de continuité peut être recherché, il risque néanmoins d’embrouiller le discours.

J’évoquais au début de ce billet un parcours, une trajectoire. Toute une vie ici est résumée, à la manière d’un bilan à la fois personnel et impersonnel. L’auteure ne confie rien d’elle-même sinon au moyen du filigrane. Elle est à la fois présente et absente de son recueil, s’effaçant souvent derrière ses personnages, dont certains sont à coup sûr des personnes que très certainement elle a côtoyées de près, parfois de trop près —songeons à cet ivrogne trop bien dépeint pour ne pas être vrai, pour ne pas être directement sorti de la vie réelle de la poète.

Il me semble qu’un verbe décrit la plus profonde pensée de la poète, il s’agit du verbe « subsumer ». Le tout dernier poème du recueil en constitue presque une définition, il dit en tout cas le point d’arrivée, de libération atteint par la poète. Je le cite.

Les revers mondifient le monde
jusqu’au moment où
le Monde et ton monde ne font qu’un.

Grâce à cet ouvrage la poète aura partagé avec les autres son ascension, sa remontée du fond de l’abîme à « l’éveil de la clarté ». Sa propre expérience la rapproche de ceux et celles auxquels elle a consacré la plupart des poèmes de son recueil, sa personne s’inscrivant dans le plus vaste ensemble.

Cette expérience, non pas une expérimentation, non pas un exercice entrepris froidement, il conviendrait d’en parler en termes d’existence. La poète aura utilisé différents mots pour décrire son périple, dont le plus criant est celui de trauma. Des images en donnent la mesure. La poète utilise le champ lexical de la chute, du trou : « impossible de moisir au fond du trou. » Il lui a fallu trouver, quitte à l’inventer, une corde tendue, « la corde de rappel ». Ça pleurait sans le savoir. Il a fallu comprendre pourquoi et trouver le moyen d’accéder à la lumière.

Seul le scalpel
de l’analyse
a pu trancher
les nœuds.  

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

Une réflexion sur « Louise Boisclair : Ça pleurait sans le savoir : Suite poétique : Les Éditions de l’Harmattan : 2024 : 89 pages »

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