
Je n’avais d’abord pas prêté attention au sous-titre de cette œuvre. C’est là pourtant davantage qu’un simple détail. Du reste, rien dans ce livre n’est un simple détail. Le moindre mot importe. Pierre dans certains cas ou caillou que l’on doit retourner pour éviter de n’en lire que la surface : le menu ici est de taille, jamais négligeable, à la virgule près. Certes, Elle, Ulysse, comme titre a de quoi accaparer l’attention du lecteur. C’est là un titre étonnant, qui fait oxymore, bouscule une longue tradition, semble annoncer que sera régénérée ici la fiction homérique, que sera androgynisé en quelque sorte son héros légendaire, du moins en apparence, mais là ne se situe pas le propos de Denise Desautels. L’incursion qu’elle accomplit avec son livre n’a donc nullement trait à la question du genre, bien qu’Ulysse soit féminisé. Le personnage dont la narratrice retrace, évoque et poursuit le parcours (parcours qui va dans tous les sens jusqu’à celui du retour), le « elle » du titre, partage plutôt avec Ulysse, son pendant masculin, une inscription marquée fortement dans l’errance et le voyage. Ainsi, ce titre est-il de l’ordre de la comparaison, les deux personnages ayant en commun de traverser des mers. Ils ne se fixent nulle part, quoique vers la fin de leur existence, aimantés par l’origine, les voici s’aventurant sur le chemin du retour.
L’ouvrage principal est précédé de Mes solitudes, une suite qui, comme le mentionne la poète dans un bref avant-propos, semble ici « avoir trouvé sa place », en tête donc d’Elle, Ulysse. Les deux textes se font en effet écho. L’un annonce, l’autre développe. Dès la première page de Mes solitudes, comme déjà inscrite dans le retour d’Elle, Ulysse, la poète écrit : « Quoi qu’il arrive l’enfant se tient toujours là debout douloureuse. » Cet enfant est celle qu’on retrouvera dans la seconde partie du livre. Elle est « [d]es décennies plus tard inconsolable celle que (la poète) traîne de livre en livre. » De fait, on tourne la page et l’enfant dans le second poème en prose est toujours là. Or la fillette n’est pas seule. Sa mère est aussi présente. Pénélope sera son nom dans la seconde partie (Elle, Ulysse). Sa mère, « s’infiltrant par tous les pores s’emparant goulûment de chaque parcelle du corps de son orpheline fille […]. Puis l’avalant. »
La difficile relation mère-fille fait l’objet des deux « récits ». Je parle de récits. Ai-je raison d’utiliser ce terme ? Oui et non. Oui, parce que la poète raconte une histoire. Non, parce qu’elle fait plus que simplement raconter ou en tout cas, elle le fait sur un mode qui bouscule les catégories des genres littéraires. Nous avons affaire ici à du texte, du texte poétique certes, où la fiction occupe une certaine part (selon ce que lecteurs et lectrices viendront suppléer en imagination ou par le prolongement de leur interprétation), fiction ne serait-ce qu’en vertu du traitement poétique, de ses processus de métaphorisation. Mais davantage que de fiction, il faudrait parler de la lecture analytique qu’entreprend ici la poète en revenant sur ses traces, en remontant le fil de ses voyageries. Voici Denise Desautels métamorphosée en Ulysse, voire en Thésée. La poète parcourt le long dédale de son existence. La poésie sera son fil d’Ariane. Sa mère sera le Minotaure. Mais en traversant ainsi sa propre histoire, il ne s’agira pas pour la poète de tuer, sinon symboliquement, le monstre qui depuis l’enfance a noué son cœur d’ « orpheline » (une autre Orphée) et dont la poésie sera l’instrument non pas de guerre, mais de pacification — le retour préludant sans doute à une ultime réconciliation.
Des images du premier texte sont reprises dans le grand Elle, Ulysse. Par exemple, dans les deux cas, la fille est comparée à une marionnette (une « minuscule marionnette manœuvrée au gré d’une adroite obstination maternelle. » peut-on lire dans Mes solitudes. Ici, comme là, la mère se méfie de la bougeotte de sa fille. De ses agitations hors de son giron. Le constant remue-ménage de sa fille, elle le redoute, la conduira au grand déménagement, au départ. La mère condamne l’emprise qu’exerce sur sa fille la fascination de l’ailleurs : « L’ailleurs est dangereux. » (Mes solitudes) Cette suite brève aborde, comme le fera Elle, Ulysse, aux rivages de la toute dernière solitude, celle où le corps fatigué entrevoit sa fin prochaine. Le texte se termine de fort belle manière : « Or déjà l’insomniaque vieillissante réclame une main aimée dans la sienne au dernier moment. »
Elle, Ulysse est à mon sens un texte majeur. Or, je le confesse, j’ai parfois eu de la difficulté à lire la poésie de Denise Desautels. Il me fallait persévérer pour y trouver ma voie. Les pierres à retourner me paraissaient lourdes. Les cailloux freinaient ma lecture. Il me semblait que pierres et cailloux, dressés en quelque sorte à l’horizontale, formaient un mur hermétique m’interdisant l’accès au sens du texte, aux propos de la poète. À dire vrai, j’avais peu fréquenté ses ouvrages.
Il est des poètes qu’on doit approcher en y mettant du temps. Il faut les lire lentement. S’habituer à leur univers. Il n’y a rien de très simple dans la poésie de Denise Desautels. Sa sensibilité est telle qu’il semble falloir à la poète emprunter les voies de l’intelligence pour dénouer les nœuds qui lui enserrent le cœur. Chose certaine, dans Elle, Ulysse, ainsi que dans Mes solitudes, lecteurs et lectrices parviennent non sans aisance à suivre son parcours, ses déambulations dans les dédales de sa mémoire, dans le labyrinthe d’une histoire dont elle remonte le cours. Oui, tout cela demeure fort intelligent, mais non point hermétique, pas de mur ici dressé, si jamais il en fut, faisant obstacle à la collaboration du lecteur.
Denise Desautels est une perfectionniste. J’ai évoqué l’importance du moindre détail dans ses poèmes. Il faut lire aussi soigneusement qu’elle écrit. Lire vraiment afin d’apprécier la justesse des citations données en exergue : « Une mère morte est un fantôme, et c’est pire. » Diana Colonna. Je ne commente pas. Et je ne commente pas non plus, ces quelques mots inscrits sous le titre : « Elle. / C’est elle. / C’est moi. // Peut-être nous. » Je ne commente pas, sauf à dire que j’avais tort de dire qu’il n’y a rien de simple dans la poésie de Denise Desautels. Ces paroles sont limpides. Souvent ce sont les lecteurs, moi en tout cas, qui manquent de simplicité, qui lisent sans lire, comme ici, ces mots qu’on risque de ne pas suffisamment méditer. La poète n’a-t-elle pas évoqué dans Mes solitudes ce qu’elle a appelé « la solitude universelle » et cité en exergue les mots de Nicole Brossard : « Solitude encombrée d’humanité » ? Elle, Ulysse, bien que fortement autobiographique, ne raconte pas que les démêlés (nœud encore) de la fille et de la mère, mais réfère, à travers le tissu de sentiments et de réflexions de la poète, à des expériences résonnant aussi chez autrui. Oui, elle, c’est aussi « Peut-être nous. »
À ce stade-ci de mon compte-rendu, force est d’admettre que je n’ai encore rien dit. Certes, j’ai laissé entendre que cet ouvrage est riche et magnifique, qu’il traite de la relation problématique d’une fille avec sa mère, j’ai opiné du bonnet à l’idée voulant qu’au creuset de la vieillesse soit encore présente la jeunesse, que l’enfant ne meurt pas et qu’au retour les méandres de la mémoire font encore entendre ses cris, sa tristesse et ses souffrances. Enfin ! J’ai dit tout cela, mais je n’ai rien dit. Rien de la beauté de ces poèmes. Rien de la savante composition de cette œuvre. Enfin, je n’ai ni souligné la trajectoire que connaît ici la poète, ni mentionné les étapes de sa démarche aboutissant à une certaine réconciliation. Après tant de rage, d’accusations et de reproches, de condamnations, voici que vieillissante, la poète pose un regard neuf sur son passé. Il n’y aura pas ici de réparation simpliste, de lunettes roses déformant la réalité, de facile révisionnisme, pas de happy ending à la Disneyland. Mais, quelque chose comme un rêve, une vie rêvée apparaîtra, un espoir, disons, des vœux, l’évocation d’une certaine utopie, une prise en charge de la destinée de l’humanité, alors que la guerre ne cesse jamais de faire ses ravages. La solitude de la poète s’ouvrira encore plus largement à la « Solitude encombrée d’humanité » dont parle Nicole Brossard. Aux affrontements mère-fille succédera la conscience élargie de conflits sévissant à l’échelle de la planète.
Je le répète. Dans ces poèmes, aucun mot n’est de trop. On croira à tort que la poète coupe parfois les cheveux en quatre. C’est qu’on sautille en la lisant. Le premier mot du texte : « Ulysse. » Puis, les vers suivants : « De quel voyage est-elle revenue. / Ou plutôt duquel reviendra-t-elle. / Ou plutôt encore duquel est-elle en train de revenir. / Ne pas revenir. » Tout cela est de l’ordre du performatif. Ce sont des couches de réflexions superposées. Si l’on y tient, oui, tout cela est intellectuel. Mais, je le répète, une grande émotion est une mer intérieure sur laquelle avance le frêle esquif de la poète. Elle tente de saisir le sens de ses naufrages, de ses sauvetages. Rien n’est désincarné dans le souci de vivre et de comprendre qu’elle manifeste tout au long de son odyssée. Son souci de la condition féminine est bien présent, bien vivant. Dans la sororité, les voyageuses font nombre. La poète examine leur condition, parle de la honte, de la réprobation qu’essuient les voyageuses, qui elles-mêmes se perçoivent souvent comme étant des « fuyardes ».
Évidemment, il y a plus. Beaucoup plus. Mais, je m’arrêterai toutefois au trop peu que j’ai mentionné. Lecteurs et lectrices découvriront par eux-mêmes les merveilles que renferme cet ouvrage.
Oui. Je t’ai abandonnée. Entourée
et cependant me suis coupée de toi.
Toi t’en allant bouche cousue
— ton bagage de secrets en cendres
seule
anonyme
dans ce quelconque lieu.
Ton néant.
Ta fin.
Maintenant qu’en moi tout va s’achevant
déjà apparaît et pleure la mourante à venir
et murmure
accompagne-moi
illumine-moi ma mère.

Une réflexion sur « Denise Desautels : Elle, Ulysse – Un retour : Poésie : avec des œuvres de Stéphanie Béliveau : Noroît : 2025 : 128 pages »