Jacques Brault : Au bout du chemin : Lettres à Jacques Brault : Collectif d’auteurs sous la direction de Antoine Boisclair, Jean-François Bourgeault, Thomas Maingy : Éditions du Boréal : 2024 : 198 pages

Il semblerait qu’on ne sache plus compter. Là où je vois 198 pages, Babelio en compte 140, Les Libraires parle d’un ouvrage de 240 pages, Le Devoir en accord avec l’éditeur indique qu’il s’agit d’un livre de 200 pages. C’est là un détail. Disons que les deux pages que je ne vois nulle part sont signées par l’absent, elles font entendre son silence.

Jacques Brault n’est plus de ce monde. Il nous a quittés à l’automne 2022. Preuve qu’il n’est parti très loin, une vingtaine de lettres lui sont ici adressées. C’est un mystère que nul n’a vraiment besoin d’éclairer, les morts, surtout ceux qu’on a beaucoup aimés, restent longtemps parmi nous. À l’oreille de Michel Biron, le poète d’À jamais murmure en souriant qu’il n’est « pas beaucoup plus absent qu’avant. »

Jacques Brault, le solitaire, était entouré de nombreux compagnons. Il l’est encore. Des amis, des collègues, fidèles lecteurs et lectrices de son œuvre, témoignent ici de l’importance qu’il avait et qu’il a toujours à leurs yeux. Dans sa lettre, Robert Melançon rappelle un mot d’Emmanuelle, la fille du poète. Lors de la cérémonie d’hommage organisée, je ne dirai pas en son honneur, ce mot ayant un caractère trop solennel pour convenir à un poète si discret, soulignant le caractère amical des liens unissant son père à chacun des invités présents, Emmanuelle avait déclaré que : « Chacun avait son Jacques. » C’est dire une proximité, souvent physique, celle du tête-à-tête dans les couloirs de l’université ou les studios de Radio-Canada, mais due parfois uniquement au pouvoir des mots du poète, à leur lecture dans l’intimité du foyer, sans que jamais l’on ait réellement fait la rencontre du poète. Chacun et chacune peuvent désormais être en présence de Jacques Brault, non seulement en lisant ses œuvres, mais aussi en le découvrant ici dans les lettres qui par-delà la mort lui sont adressées. L’ensemble de ces lettres posthumes offre pour ainsi dire un visage multiple du poète. Ce sont des portraits. Et comme s’ils étaient réalisés par différents artistes, tous ces portraits donnent aussi à voir la main de qui les réalise. C’est Brault, vu tantôt par qui l’a côtoyé de près, un Gilles Archambault, un Robert Melançon, un Pierre Nepveu. C’est encore un autre Brault, porté cette fois par la rumeur de sa modeste célébrité (« tenant, nous dit l’avant-propos, à bonne distance les trompettes de la renommée »), mais tout de même sommité auréolée, tel que le rappelle Catherine Morency : « Votre persona, en ces murs (elle parle des murs de l’Université de Montréal où le maître avait professé durant de longues années), faisait figure de demi-dieu, et quiconque l’évoquait avait intérêt à la convoquer sous un manteau de gloire. »

Sarah-Louise Pelletier-Morin, elle, entreprend d’écrire une lettre à Jacques Brault alors qu’il est toujours vivant. Nous sommes en 2017. Elle n’y parvient pas. La grandiloquence des mots qu’elle jette sur le papier lui « paraît irrecevable pour l’humble personnage » qu’est le poète à qui elle destine sa déclaration d’admiration. Elle choisira « de cultiver [son] admiration en silence. » Dans sa lettre, l’écrivaine exprime le sentiment de la communauté anonyme des lecteurs et lectrices de Jacques Brault.  Elle rappelle que : « C’est une étrange sensation que de se sentir accompagné par quelqu’un, par une pensée, sans que cet autre ait aucune idée de notre existence. »

Mais, amis et proches sont eux aussi conviés à découvrir en l’auteur un autre homme que celui qu’il était dans la vie de tous les jours. Un autre lui-même, puisque chemin faisant, écrire le révélait à lui-même et nous le révèle encore toujours changeant. Louise Dupré s’intéresse à la question de l’identité. Elle écrit au poète : « Ce qui vous intéressait, c’est l’intime, au sens d’intimus, ce qu’il y a de plus profond en soi, ce qui tout à coup refait surface et nous déconcerte, prend possession du je de la poésie. » Yves Laroche, pour sa part, rappelle que François Dumont dans sa présentation des œuvres complètes parle d’une identité qui chez lui est «  de plus en plus considérée comme une question plutôt que comme une affirmation ». Comme d’autres, Louise Dupré en vient à évoquer le « dépouillement de l’écriture » de Brault.

C’est notoire, à l’instar d’un Verlaine, Brault avait depuis longtemps tordu son cou à l’éloquence. Comme plusieurs, Catherine Morency aura pris exemple sur lui : « chaque fois que j’écris un poème, je façonne l’expression la plus dépouillée de l’expérience que je cherche à traduire. » Isabelle Arseneau, qui incline à croire que Brault était un poète médiéval, parle de son « refus de l’éloquence », de sa résistance à la « tentation du poétisme ». Paul Bélanger, son éditeur au Noroît, évoque le « lyrisme discret » de son ami : « le seul langage possible vient d’un dépouillement, non pas tant par un effet rhétorique que par un éloignement de soi cherchant à entendre ce qui résonne dans la caverne de l’être. » Sur le chapitre de l’éloquence, tous sont unanimes. Michel Biron apporte les précisions suivantes : « vous n’aimiez pas l’éloquence, celle qui se prend au sérieux, y compris les grands airs torturés des poètes de l’indicible, cette éloquence pétrifiée. »

Un Philippe Jaccottet fuyait tout autant que Brault la grandiloquence, les grandes pompes du discours. Antoine Boisclair fait le lien entre les deux poètes. Jaccottet, lui écrit-il : « votre cousin européen ». Le Québécois était à ses yeux un « indécrottable poète élégiaque » pratiquant « l’art de la concision ». L’œuvre de Brault est selon lui hanté par « la tentation du mutisme ». Melançon me paraît du même avis. Dans sa lettre, il parle de la voix de son ami : « ta voix préservée dans quelques phrases que l’oubli n’a pas effacées ». Il met la main sur une lettre de Jacques, « brève, mais porteuse de tant de présence en peu de mots ». Son texte intitulé « Lettre sur l’amitié » réanime la présence de Brault. On voit les deux amis à table dans les petits restaurants proches de l’université. On devine leur tranquille, amicale et savante conversation, leurs propos sur la poésie. Surtout, on fait en quelques pages une incursion dans le monde de Jacques Brault. Melançon retrace son parcours, s’arrête aux étapes les plus marquantes.

Vraiment, toutes ces lettres offrent de bien vivants portraits du disparu. André Major aborde dans « Un ‘‘Congé’’ salutaire » l’aspect un temps politique de l’engagement littéraire de Brault. Alors que « la majorité de nos écrivains se croyaient tenus de militer pour rien de moins que le salut de la nation », Brault s’était retiré de l’espace public.

Avec Denise Brassard et François Dumont, dans un texte fouillé chez la première et ludique chez le second, nous apprenons d’autres choses encore sur l’œuvre de Brault. Tout en offrant des portraits de l’homme, leur contribution éclaire l’œuvre. Denise Brassard a été une étudiante de Jacques Brault, elle le représente sous les traits d’un « professeur d’enfance ». Elle souligne sa générosité. Elle le dépeint en faisant des liens entre sa vie et ses œuvres, notamment Agonie et La poussière du chemin : « Il semble y avoir un lien, un peu mystérieux et cependant opératoire, entre la mort de l’oiseau, l’orphisme et le souvenir de la petite voisine » ; cette petite voisine, « amour d’une vie » peut-on lire dans La poussière du chemin, ressurgit en effet dans Agonie.

Avec « Vingt-six lettres », celles de l’alphabet, François Dumont propose un portrait amène du poète. Nous voici au plus près de l’homme et de l’œuvre. Je rappelle que nous devons à Dumont l’édition de l’ensemble de l’œuvre de Brault, au sujet de laquelle Melançon écrit à Brault : « Je relis tes livres dans la belle édition de tes Œuvres qu’a publiée François Dumont. C’est à tous égards une édition de lecture, qui laisse respirer ton œuvre. […] Les Presses de l’Université de Montréal ont fait du beau travail. Cette édition rend manifestes l’ampleur et la cohérence de ton œuvre, la rigueur sans effort ni raideur de ton cheminement comme poète et prosateur et, j’ose le dire, penseur, bien que tu aies récusé, je ne sais plus où, ce terme auquel tu préférais celui de pensif. »

L’homme, son « sourire joueur », son « humilité naturelle », François Dumont nous le montre au naturel. Il ne l’a fréquenté que dans les dernières années de sa vie alors qu’il travaillait à l’édition de ses œuvres. Le vieux poète collaborait à ce travail avec un « détachement à la fois amusé et bienveillant ». On ne sera pas étonné de voir que la première lettre de l’abécédaire de Dumont s’ouvre sur le mot Amitié. L’abécédaire s’arrête aussi au bricolage, « une façon de rendre à la forme son importance sans pour autant la glorifier. » Avec le mot « Épistolaire », il est question du « genre par excellence », dixit Brault, puisqu’écrire selon lui, c’est d’abord « écrire à quelqu’un », en toute amitié pourrait-on ajouter. Dumont approuve, mais note toutefois que « la poésie était plutôt le genre qui rassemblait » tous les écrits de Brault. « Mais, poursuit-il, vous n’aimiez pas les poèmes qui ne renvoient qu’à eux-mêmes. Comme c’est le cas pour bien des poètes, votre amour de la poésie reposait sur sa critique ; or, contre la prétention de la Poésie, l’humble lettre est sans doute l’antidote par excellence. »

Jean-François Bourgeault, Thomas Mainguy ainsi qu’Antoine Boisclair sont les instigateurs de ce bel ouvrage. Sur la quatrième de couverture, nos trois amis énoncent le souhait suivant : « On peut croire que ces lettres furtives, selon le désir testamentaire que Brault lui-même énonçait dans un poème d’Au bras des ombres, ‘‘feront une lecture légère’’ à la libellule qu’il est peut-être devenu. »

Je tiens avant de l’oublier à souligner le caractère très vivant de ce beau florilège de lettres. On réservera évidemment à l’œuvre de Brault, et c’est déjà fait, des études fort sérieuses, très savantes, du genre qu’affectionnent les grands connaisseurs, les spécialistes. Oui, assurément. Mais ici, bien qu’on en apprenne beaucoup sur cette œuvre, c’est un peu à la manière de Brault lui-même qu’on chemine dans ses jardins. Quelqu’un dans une des lettres parle du caractère quasi familier de l’approche critique et théorique de Brault. Intelligence amicale. Michel Biron mentionne que Brault écrit « sur des écrivains qui sont comme des frères et des sœurs de sang », qu’il s’interdit de jouer au maître : « Vous étiez plutôt au service des œuvres que vous commentiez, et ce n’était jamais de l’admiration béate ni de l’érudition pure : vous vouliez partager calmement la beauté des mots d’autrui, au risque de vous effacer du tableau. » Tous et toutes dans ce recueil de lettres procèdent à la manière de Brault telle que décrite par Biron. En cela, nous avons affaire à des textes qui s’adressent à un public élargi, celui bien entendu constitué principalement par ceux et celles qui s’intéressent à la poésie. Ils y découvriront ou redécouvriront Jacques Brault. Cela, je tenais à le mentionner. Oui, voici bel et bien ce qu’on peut appeler une « lecture légère ». À lire toutes ces lettres, on éprouvera assurément beaucoup de plaisir. Cela devait être dit.

Au tournant du siècle, un jeune esprit, voguant sur les eaux troubles de sa conscience, en proie aux ombres terrifiantes des vérités les plus sombres, n’en avait que pour les gouffres. Tel un Antonin Artaud, il rêvait de « choisir le domaine de la douleur et de l’ombre », de « [se] vautrer dans la grandiloquence pour magnifier [sa] souffrance de vivre ». Ce jeune écrivain se nomme Jean-François Bourgeault. Chez Brault, les « quenouilles éclatées », l’« odeur de sapin » « que le profond de la forêt murmure » ne pouvaient que le laisser sur sa faim. Artaud emportait son adhésion. Bourgeault avoue en toute franchise que Brault souffrait de la comparaison. Mais il y a un « mais ». Bourgeault bientôt se ravisera. Un Brault qui dans toute son œuvre prend le soin de bien regarder ce que personne ne regarde vraiment, ce que personne ne prend le temps de regarder a produit une œuvre qui, à première vue, semble aussi « invisible », je veux dire aussi peu remarquable qu’une quenouille éclatée, qu’un petit moineau. Or, il faut regarder de plus près. Yves Laroche en fait la remarque, Brault adopte « la posture de l’apprenti, celle de l’enfant, qui pose sur le quotidien un regard premier, le rendant ainsi merveilleux. » Melançon : « Il fallait se promener avec toi sur un chemin de campagne pour le comprendre aussitôt : tu aimais tes semblables et tout autant les animaux, les arbres, les herbes, ‘‘les pierres même’’, t’ai-je un jour entendu dire alors que nous marchions sur une plage du lac Champlain. »

« Dormez mystères », ainsi s’intitule la lettre que Bourgeault adresse à celui qui, avec d’autres bien entendu, lui a ouvert les yeux, lui a appris à regarder l’apparemment insignifiant. Comme aimait à le dire un Gilles Marcotte, « c’est un peu plus compliqué. » Bourgeault explique sa démarche, la met en lien avec les découvertes qu’il fait en parcourant les œuvres de Brault. Il n’avait pas tout compris, pas compris, écrit-il « à quel point l’ouragan de silence que vous aviez déchaîné mettait en pièces toutes mes certitudes et me donnerait dorénavant pour seule patrie une vie nocturne émaillée de splendeurs modestes. » Et plus loin : « je n’avais pas compris à quel point vous m’aviez engagé, le plus doucement du monde, sans cris ni plaintes, sur la voie d’une dévastation irrémédiable — la seule « contre laquelle l’expérience d’une beauté improbable pourrait parfois surgir tout en s’y appuyant, comme une planche s’appuie contre un mur. » Et finalement, il en vient à « comprendre pourquoi, depuis si longtemps, votre poésie avait pour moi partie liée avec la berceuse. »

Manguy, l’auteur des remarquables Crépuscules admirables et de L’œil dormant, rappelle ici avec à propos que l’œuvre de Brault « manifeste l’intimité des vivants et des morts ». Il invite son vieil ami à faire une promenade dans le village de son enfance. Les choses ont bien changé : « les épouvantails d’alors ont fait place à un nouveau peuple immobile, celui des agents d’immeubles, tous crucifiés à des sourires plus rigides que le bois. » Les « vieux jardins d’Ahuntsic » ont disparu. C’est l’occasion pour Manguy de nous faire entrer dans l’univers de Jacques Brault, dans ses livres où se retrouvent des épouvantails et où il est parfois question d’identité : « […] vous avez embrassé comme à rebours la vocation subjective de la poésie, […] en tâchant d’arriver à vous-même en passant par les autres, ou mieux, en les laissant vous traverser et vous débarbouiller l’intérieur. Quand l’étranger renvoie l’image de notre propre figure et quand le moi retrouve, dans son ultime retranchement, un début d’altérité, on se met à rêver au visage commun des êtres et des choses, on le cherche dans ses métamorphoses, un peu comme on suit des yeux une nue d’étourneaux. Vous comptiez, pour en percer l’identité, ici sur la lueur d’un vers, là sur l’ombre d’un mot subtilisé à l’un de vos compagnons de papier. »

Tout comme Melançon et Nathalie Watteney, Yves Laroche nous rappelle que le poète était aussi un artisan, un artiste visuel. Il parle de ses dessins, de ses « barbouillages » et « griffonages » de ses illustrations, lavis et encres accompagnant ses livres, de ses collaborations avec François Hébert. Ses œuvres ne sont pas figuratives ou abstraites, elles appartiennent à ce qu’il conviendrait d’appeler, à la suite de Nicolas de Staël, de la « figuration transfigurée ». Contrairement à ce qu’aimait à dire un Gilles Marcotte, c’est beaucoup plus simple que ça. Avec ces diverses illustrations, on retombe plutôt en enfance. Laroche pense qu’une « quête de l’enfance » traverse l’œuvre de Brault.

Dans Au bout du chemin, les lettres se suivent en adoptant l’ordre alphabétique des noms des auteurs et autrices : en employant ce mot, autrice, Pierre Nepveu esquissera un léger sourire : « j’emploie volontairement ce terme que tu réprouvais ». On suit l’ordre alphabétique, mais pas tout à fait. Faisant exception à la règle de la succession par ordre alphabétique, c’est la fille du poète qui ouvre le bal. Gilles Archambault et les autres viendront après elle.

Emmanuelle Brault mentionne l’importance du silence dans l’œuvre de son père. Cette œuvre, dit-elle, est caractérisée par une « écriture inclusive », elle constitue un véritable « acte de communication ». Là où sa collaboration paraît ici tout à fait exceptionnelle, c’est bien sûr dans la proximité qu’elle a avec celui qu’elle appelle « papa ». « Papa très cher, » ainsi s’ouvre sa lettre. Avec Emmanuelle, nous ne faisons pas qu’entrer dans l’œuvre, nous entrons dans le bureau du poète, dans sa vie, dans son intimité. Il est le papa avec qui on partage les silences de la lecture, avec qui on joue aux échecs et se balade dans les forêts et les champs. « Chacun avait son Jacques. » Mais, Jacques bien entendu était le papa d’Emmanuelle, de personne d’autre. Elle seule l’appelait « papa ».

Gilles Archambault était également un proche, collègue à la radio et collaborateur régulier de la revue Liberté. L’amitié des deux hommes, tous deux issus d’un milieu populaire (ce qui les rapprochait), remontait au milieu des années 1950, alors qu’ils étudiaient à l’Université de Montréal. Plus tard, devenu réalisateur à Radio-Canada, Archambault fera appel à son ami : « Jacques réussissait comme personne à parler des livres et de leurs auteurs, et ce, sans recours aux formulations absconses dont l’époque se régalait. » Archambault, par moments, semble sur le point de révéler des secrets. Il se retient. Inutile d’en dire davantage ; on aura compris que Brault comme tout au chacun aura connu des heures sombres. Nepveu parlera dans sa lettre de « dégradation », se confessant, j’y reviendrai, d’être lui aussi, chemin faisant, descendu bien bas dans l’en dessous. Il y a l’en dessous, et il y a l’admirable. Le désespoir, mais aussi une propension à entretenir au fond de soi quelque lueur, souvent comme on en voit chez certains croyants. « Était-il demeuré jusqu’à la fin le croyant qu’il avait été ? » Archambault se souvient de l’avoir vu communier aux funérailles de Claude Mathieu. Et il ajoute : « J’ai toujours voulu avant tout que cet homme qu’habitait une si profonde tendresse souffre le moins possible. »

Biron fait écho à cette croyance : « Dans l’aventure folle du langage, vous vous arrêtez avant que ça devienne une manière de religion — on en a assez donné de ce côté, direz-vous tout en restant profondément croyant. »

Avec « L’inentamable », la lettre que Vincent Lambert adresse au défunt, un éclairage sur cette question nous est donné. À la faveur d’une entrevue refaisant surface à l’occasion du décès du poète, Lambert est amené à découvrir un aspect de Brault qui lui était inconnu. Il conviendrait de citer tout ce que Lambert rapporte de cet entretien accordé à Wilfrid Lemoine dans le cadre de l’émission « Rencontres ». Nous sommes en 1977. Brault est alors au début de la quarantaine. Il est un homme mûr. Il ne parle pas à travers son chapeau. Il pèse ses mots. D’ailleurs, il les a toujours pesés, afin de leur donner toute la légèreté convenant à leur envol, afin qu’ils rejoignent les autres. « Pour moi être écrivain, ou écrire, plutôt, c’était essayer de trouver un début de chemin vers un secret que je pressentais, que je pressens encore, et qui est tout à fait en dehors de la littérature, de l’art, que moi parfois j’appelle la poésie, ou que parfois j’appelle le fondamental, ce qui nous fonde vraiment dans l’être, ce qui fait que l’on est, non seulement que l’on est ce que l’on est, mais que l’on existe. Et donc, c’est quelque chose, il faut le dire, de l’ordre du spirituel, mais incarné, enraciné dans la matière. »

La conservation se poursuit. Vincent Lambert en cite d’autres extraits : « Je pense que ce qui nous relie tous profondément, c’est cette espèce de façon de se figurer ce que l’on appelle, d’un seul mot (ce qui fait encore problème), Dieu.

Voilà un aperçu. À la parole ici redonnée à Brault s’ajoute bien entendu celle de Lambert. Il historicise, met les propos et l’œuvre de Brault en perspective.

Je ne peux aborder le témoignage de Pierre Nepveu qu’avec circonspection, ou plutôt de manière à respecter son caractère extrêmement personnel. Si l’ensemble des lettres qui sont ici rassemblées témoigne du travail et de la pensée de Jacques Brault, la lettre de Nepveu s’en distingue par son caractère justement très personnel, comme s’il s’agissait d’une vraie lettre, celle que Nepveu aurait écrite à l’abri des regards d’autrui, qu’il aurait fait parvenir à son ami ou qu’il eût souhaité lui écrire de son vivant, lettre comparable, qui sait ? à toutes les autres qu’au fil des ans il a pu lui envoyer. Quand je parle d’une vraie lettre, je réfère au type de lettre qu’on écrit non pour dire à l’autre ce qu’il sait déjà de lui-même, mais bien, quoique souvent l’on prenne soin de l’interroger au sujet ce qu’il lui advient, pour lui donner des nouvelles de ce qui nous arrive, pour lui dire le fond de notre pensée, lui communiquer nos idées, lui dévoiler nos propres sentiments. Tout se passe ici comme si Nepveu avait totalement ignoré qu’on lui demandait en quelque sorte de jouer un jeu, un jeu sérieux s’entend, mais un jeu tout de même, un jeu destiné à braquer les projecteurs sur l’absent, à le rendre à nouveau présent en offrant un point de vue personnel sur son œuvre ou l’un de ses aspects. Ce jeu littéraire, hautement pratiqué ici par ses pairs, Nepveu ne le joue pas. Il prend la proposition très au sérieux. Sa lettre posthume, il l’écrit comme les croyants parlent à Dieu, comme les vivants s’adressent à un autre vivant. Pour Pierre, Jacques est là, un peu comme s’il habitait encore à Saint-Armand ou Cowansville. Il lui écrit, je le répète, non pour ressasser à notre profit ce que nous savons déjà plus ou moins sur les livres de Brault, mais pour se livrer à lui en mettant son cœur à nu. Sa lettre est bouleversante. Tout comme Archambault qu’on voyait sur le point de lever les coins du voile sur les souffrances de son ami, Nepveu est proche de révéler ses propres secrets. Il ne le fait pas. Il se borne à évoquer « certains malheurs de ma vie personnelle dont il n’est plus utile de te reparler maintenant que tu n’es plus. »  Du reste, les deux hommes se comprenaient bien, se rejoignant sur plus d’un point, dont celui de la « dégradation ». « Sous les apparences du calme et parfois du détachement, tu n’écrivais pas ailleurs que dans cette blessure temporelle, dans cette perpétuelle dégradation que le temps nous inflige. » Le leitmotiv rencontré chez Bourgeault revient ici : « tu m’as appris » : « Tu m’as appris tout autre chose : que la poésie n’est ni un maquillage ni pour autant une complaisance dans la dégradation. »

Nepveu termine sa lettre en souhaitant l’embellie : « Je ne cherche pas en toi quelque consolation, je te dis simplement que je suis dans la déchirure et que te relire me fait espérer que ce consentement à la beauté est possible. Je ne te dirai jamais adieu. »

Si dans la douleur un ami peut compter sur un ami, il est des amitiés qui se vivent sur le mode de la légèreté. Une légèreté qui entre poètes ne saurait cependant pas exclure toute forme de gravité. François Hébert et Jacques Brault entretenaient des liens amicaux plutôt joyeux. C’est du moins ce que laisse entendre Nathalie Watteyne, la compagne de feu François Hébert. Dans leur amitié, la joie était présente bien que dans les œuvres où les deux artistes nouaient leurs écritures et leurs dessins il fût souvent question de la mort. Car dans la vie des deux hommes, la mort était plus que présente. Mais Nathalie parle des belles heures, des beaux moments d’amitié et de complicité personnelle et artistique que vivaient les deux hommes. Tout comme Emmanuelle au début de l’ouvrage, elle fait revivre Jacques dans le dernier tableau du livre. Grâce à elle, nous accompagnons non sans émotion le poète jusqu’aux portes de la mort. Elle et François lui rendent visite à l’hôpital. François lui offre un livre de Bobin « où il est question de dessin, d’herbe, de mort et d’éternité. »

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

8 réflexions sur « Jacques Brault : Au bout du chemin : Lettres à Jacques Brault : Collectif d’auteurs sous la direction de Antoine Boisclair, Jean-François Bourgeault, Thomas Maingy : Éditions du Boréal : 2024 : 198 pages »

  1. « Vous étiez plutôt au service des œuvres que vous commentiez, et ce n’était jamais de l’admiration béate ni de l’érudition pure : vous vouliez partager calmement la beauté des mots d’autrui, au risque de vous effacer du tableau. »

    Si Brault est un grand, tu es, Daniel, de la même essence.

    Pour chaque œuvre que tu nous présentes, tu es le René Angélil des poètes québécois! (Excuse cette comparaison profane, mais elle dit bien ce que tu es en train de faire pour mettre en valeur et faire aimer notre poésie!

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    1. Ami Laurent, comprenons-nous bien, ce que tu cites ici provient d’une des lettres écrites par l’un des collaborateurs de cet ouvrage. Comme c’est très bien écrit, je ne voudrais pas qu’un tiers, témoin des mots que tu m’adresses, me les puisse faussement attribuer : j’en serais honoré, mais pas à juste titre.
      Quant à René Angélil, là, j’avoue que je ne le voyais pas venir. J’eusse préféré être comparé à Céline. Cela dit, tes propos, qu’ils soient justifiés ou non, m’honorent tout à fait. J’accepte volontiers le compliment. Me voici promu au rang de baronnet.

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