Carole Massé — Journal d’un dernier voyage — Poésie — Écrits des Forges — 2024 — 112 pages 

Pour saluer la parution d’un ouvrage aussi beau, point n’est besoin de chercher midi à quatorze heures, les mots les plus simples suffisent. Mais suffisent-ils vraiment ? Les épithètes laudatives paraissent parfois creuses et convenues. On se méfie du commentaire élogieux. Nous devons donc finalement nous résoudre à chercher midi à quatorze heures afin de remplacer une kyrielle de perles par des justifications claires dont le fondement sera explicité. Ce Journal d’un dernier voyage est une réussite. Voici pourquoi.

C’est à feu Jean-Yves Soucy qu’il est dédié. Durant trente-deux années, l’écrivain fut le compagnon de vie de la poète. Il est décédé à l’âge de 72 ans en 2017. Dans la dédicace qu’elle lui adresse, Carole Massé présente leur long compagnonnage en des termes qui éclairent le titre de son recueil, elle parle de trente-deux ans de voyage sur la Terre.

Le recueil comporte deux parties. Elles sont distinctes, séparées par une légère coupure temporelle qu’accompagne une autre coupure, cette fois-ci spatiale. La première partie s’intitule « Requiem pour deux ». Elle se déploie en cinq courts chapitres tous plus poignants les uns que les autres. Entendons-nous bien, nul pathos dans ces pages, mais une douleur exprimée avec un lyrisme contenu, bien qu’à fleur de peau. Tout justifie le titre de cette première partie. C’est qu’il y eut pour la poète un moment où les deux amoureux décédèrent. En rendant son âme, l’amoureux emporta avec lui celle de sa compagne. Elle resta seule, suspendue dans le temps, désormais immobile, sans vie réelle, dans « une maison sans portes ni fenêtres », évocation pourrait-on dire ici d’une certaine forme de cercueil. C’est au moment présent ou presque, dans la douleur vive et toute récente, suspendue au dernier souffle, à la dernière respiration agonique du mort, que s’écrivent les pages de la première partie du livre. Écriture au jour le jour, bien que non datée, journal donc de leur dernier voyage. De mars 2017 à octobre 2018, Carole Massé rédige ces premiers poèmes. Ils forment la partie la plus consistante du recueil, ses quelque quatre-vingts premières pages. Nous sommes alors avec elle, dans le quotidien de ses pensées, de sa tristesse. L’indicatif présent est le temps d’à peu près tous les verbes de cette première partie. Jean-Yves bien que trépassé n’a pas encore passé la barrière séparant le présent du passé. La poète lui parle : « Tu es vivant dans la pièce d’à côté. » Quatre fois, elle le répète : « Tu es vivant dans la pièce d’à côté. » Tout ou presque est écrit au présent, même la scène évoquée dans le poème où la docteure dévoile aux amoureux le diagnostic de la maladie dont souffre Jean-Yves. Dans ce poème intitulé « Nous attendons », il est question d’une « Porte ». La poète s’écrie : « Je ne veux pas rentrer de voyage ! » Mais c’est là une fatalité : son « homme [est] / aspiré de l’intérieur / avalé par le grand vide / qui le gruge petit à petit / au visible. » Inévitablement, cette Porte en viendra à s’ouvrir.

Nous nous délestons de nos années
au bord de l’éternité.
nous atteignons la fin
de notre histoire ici-bas
annoncée par un appel
de l’autre côté d’une Porte.

Quand l’amoureux sera passé de l’autre côté, l’amoureuse restera seule avec son chagrin. Dans sa maison sans portes ni fenêtres, elle tentera d’écrire, et d’abord n’y parviendra pas. Rien n’aura plus de sens et les mots pour dire l’absence de sens sembleront eux-mêmes vides de sens. La poète est paralysée dans ce qu’elle appelle le « magma du Silence ». Elle veut « faire vivre » à nouveau son compagnon : « J’écrirai pour redessiner des chemins / sous tes pieds / de nouveaux orients à ton regard. // Te garder au présent / dans tous les verbes / et chasser le passé. » Voilà qui exprime son besoin, son vœu le plus cher, écrire afin de maintenir au présent la présence de l’ami. Or, écrire s’avère au-dessus de ses forces : « Mais voilà. / Sous le poids du chagrin / même immobile / je perds haleine. // Mes cheveux se détachent / par touffes / que je réserve aux oiseaux / pour qu’ils tapissent leur nid. […] Alors mes phrases chancellent / entraînant avec elles / l’édifice du langage / qui s’écroule comme / château de cartes. »

Voilà une impuissance qui, paradoxalement, se métamorphose en source d’inspiration, car l’écriture alors subit un appauvrissement qui justement l’enrichit. Ce sera avec « les pauvres mots / de tous les jours / de tous les amoureux » que la poète poursuivra l’écriture de son poème. Et que de beautés alors se déploient sous nos yeux ! Le chant rarement du poème savant atteint avec autant d’émotion le sentiment en le partageant aussi bien. Des poèmes par leur beauté séduisent, mais seuls les mots de tous les jours semblent parvenir à vraiment émouvoir. « Reste ! Reste ! »  Ce vers que la poète répète une seconde fois, nous pourrions en déplorer la banalité. Ce serait ne rien comprendre à la force expressive qu’il déclenche. Les mots les plus simples, selon qu’ils surgissent ici, plutôt que là, donc à point nommé dans le texte, percutent et atteignent le mille de la cible, le cœur qui les reçoit vibrant alors en symbiose avec le cœur dont s’échappent ces cris, pleurs et douleurs.

Dans « Le magma du Silence », la poète déclare qu’une « écrivaine sans mots / est une écrivaine morte. » Voilà une mort qui s’ajoute à la première mort de Carole, je parle de la personne indissociable évidemment de l’écrivaine. Elle est morte au moment où l’autre s’en est allé. Et elle meurt à nouveau, étant incapable de lui redonner vie dans les mots de son poème.

De la première partie du recueil, nous retiendrons, j’allais dire : tout, absolument tout, c’est-à-dire des poèmes extrêmement touchants, bien que nulle sensiblerie pleurnicharde n’en soit la marque ; ce sont des poèmes fort variés, variations bien entendu sur un même thème, un même « je t’aime ». Oui, que de sensibilité ! La poète relate des scènes d’une tendresse infinie. Comme cet amour demeure grand au fil de ces poèmes ! Et serait-ce donc une si mince consolation que de se dire qu’au moins cela fut, alors qu’il eût pu en être autrement, de tels amours étant plutôt rares ? Donc, de cette première partie, nous retiendrons outre ses innombrables qualités, riches en émotions, le chapitre intitulé « État de choc ».

Dans ce chapitre, nous assistons au décès du romancier. La poète met l’émotion en valeur en recourant à des jeux typographiques, jamais gratuits, qui lui permettent de mieux l’exprimer, de mieux la communiquer. Ici, le caractère typographique fait l’objet d’une réduction ; là, il est au contraire accentué. Certains mots apparaissent en caractères gras. D’autres sont étirés, les lettres qui les composent étant séparées les unes des autres.

           j       e      ve    ux       mo     ur      ir     

De même, une absence de sens est mise en évidence. On voit les deux bras d’une parenthèse, distants l’un de l’autre, enclore du silence au centre de la page.

(                                                    )

La souffrance est ici source d’inspiration. La poète lui doit les très beaux poèmes d’amour et de mort qu’elle a composés. Je dis « composés » car ce sont presque des chansons, tant certains nous émeuvent. Ces poèmes, outre leur valeur poétique et malgré l’indigence des mots dont la poète a souligné la vanité, ont le mérite de garder l’être aimé en vie, ne serait-ce qu’en imagination. Elle a beau déplorer avoir « perdu la voix / la capacité de rendre sur papier / la beauté de [son] homme », en fin de compte, elle y parvient tout de même.

Avec la seconde partie du recueil, plus courte, on assiste au déploiement d’un voile de blancheur, comme un suaire apaisant enfin posé sur la souffrance. La femme a quitté la maison de leurs dernières années de vie commune. Elle habite désormais un logement sans âme. Ce logement est en parfaite adéquation avec son sentiment, c’est qu’il « ne cache rien de [sa] solitude ». L’auteure met en parallèle les deux logis, celui d’hier — où elle a vécu avec lui, puis sans lui — et celui d’aujourd’hui. Elle recourt aux temps de verbe du passé. Dans les lieux d’hier, elle se sentait « désincarnée ». Elle écrit : « je ne trouvais racine nulle part ailleurs. » Le temps fait son œuvre. C’est avec une relative distanciation, laquelle se perçoit dans sa voix, que la poète évoque son chagrin. Si tout était sentiment dans la première partie, du concret s’immisce désormais dans le poème. La poète décrit le lieu ancien, le poème par moments se fait prose. Elle évoque un quotidien prosaïque dans la mesure où elle parle des gestes qu’elle posait là-bas, des repas frugaux qu’elle grignotait, de ses nuits passées sur la causeuse non loin de « l’urne de [son] aimé. » En se remémorant la douleur conjuguée désormais à l’imparfait, la poète la revit sans doute à nouveau. Chose certaine, elle nous y plonge à sa suite, elle qui traçait sur le papier des signes comparables, écrit-elle, aux « ballons d’oxygène d’une noyée. »

Dans sa nouvelle demeure une nouvelle vie peut dès lors commencer. Le recueil se termine avec les mots suivants.

Ici, je naîtrai une troisième fois.
Ici, je trouverai les mots
pour surmonter ma propre mort
courir sous le ciel et
étreindre le soleil.

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

4 réflexions sur « Carole Massé — Journal d’un dernier voyage — Poésie — Écrits des Forges — 2024 — 112 pages  »

    1. En effet, aucun substitut possible, mais en revanche un vibrant hommage posthume et une belle commémoration de la vie qu’elle et son amoureux ont vécue. J’ajoute ceci, la poète retrace avec fidélité la courbe des émotions qui l’ont fait passer de la souffrance à un relatif apaisement.

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