
Après Morts, debout ! et La révolte des pierres — mais, ses œuvres antérieures sans doute déjà le manifestaient, force est de constater que Nora Atalla se préoccupe grandement du sort réservé aux hordes des laissés-pour-compte que génèrent les guerres d’aujourd’hui et les totalitarismes. C’est à ces autres, à ces anonymes qui ont tout perdu, tout quitté que la poète consacre le présent recueil. C’est à leur sujet qu’elle écrit, pour eux dont le monde se délite. Elle se porte à leur secours.
On dira que les mots, ceux du poème surtout, ne font pas le poids face aux appétits voraces du grand capitalisme. Cet ogre, nulle part la poète ne le désigne en ces termes. Mais, dans les volutes de fumées qui montent des gravats, le lecteur et la lectrice saisissent de quoi tout cela retourne. Le propos est ici nettement politique, bien que, pour engagée qu’elle soit, la poésie atallienne n’affronte pas nommément les idéologies et les systèmes politiques. La poète ne montre pas du doigt tel ou tel potentat. Si dans À découvert un Fernand Ouellette levait un doigt accusateur en désignant les Videla, Brejnev et autres Pinochet de notre très bas monde, Atalla s’en abstient. Elle s’intéresse plutôt aux victimes de leurs avatars actuels.
Tout comme l’autre Ouellet, il s’agit de Pierre cette fois, l’auteur d’Hères, migrant, il est question dans Varappe de ceux et celles qui s’aventurent sur les mers à la recherche d’une terre d’asile. Si le style des deux poètes diffère, leurs propos toutefois se rejoignent. Loin de l’ample et toute lyrique poésie de Ouellet, pour ne pas dire épique, celle d’Atalla privilégie la forme brève. Son esthétique, dans certains poèmes du moins, est de l’ordre de la litote, de l’énoncé souvent fragmenté, comme brisé en miettes. Sans doute cette brisure, cette forme où du blanc isole des énoncés dans la page, résulte-t-elle du signifié, le signifiant manifestant alors les brisures, les déchirures du monde ? La poète opte pour une manière tout elliptique. Elle dépose de petits groupes de mots, enchaîne des vers en choisissant de ne pas les relier entre eux, par la logique du discours. Donnons un exemple.
Tension des nerfs sous l’oreiller
l’existence s’effrange
petite boîte de tôle cabossée
les rêves crèvent
dans la poussière hiératique
Si l’on ne sait pas très bien en quoi la poussière peut être dite hiératique (une lecture approfondie le révélerait peut-être), il est plus difficile de figurer le rapport qu’entretient la « petite boîte de tôle cabossée » avec le reste du poème (une lecture attentive permet toutefois de croire qu’il s’agit ou bien d’un cercueil ou bien encore d’un abri temporaire : on y dort les nerfs à vif et, malgré tout, le rêve parvient à frayer son chemin, à s’élever de son lit de poussière).
Ce type d’opacité poétique, ce léger hermétisme (je dis léger puisque la petite lecture attentive que je viens de réserver ici à ces quelques vers montre très bien que les significations ne fuient pas qui entreprend vraiment de les saisir au vol) n’est pas tout à fait représentatif de l’ensemble du recueil. Il n’en demeure pas moins que certaines phrases nominatives ou phrases dont les verbes sont formulés à l’indicatif présent contribuent à donner aux poèmes de ce recueil un certain caractère abstrait contrastant grandement avec l’empathie qui cependant résonne dans l’ensemble du recueil. Sans doute, la distance est-elle le corollaire d’une poésie impersonnelle, impersonnelle dans le sens où le « je » de l’auteur ou de l’autrice n’en occupe pas le centre, s’effaçant devant l’ampleur de son sujet, lequel est ici est de l’ordre du collectif, d’un vaste regroupement d’êtres humains. Songeons à la poésie encyclopédique d’un Saint-John Perse. Bien sûr son lyrisme maîtrisé à l’extrême, dont le souffle majestueux semble le conduire au zénith de l’expression poétique, l’éloigne-t-il de l’humble parole du premier venu, fût-il poète. Le verset de Perse n’entretient que très peu de rapport avec le discours mesuré, tout finement ciselé de Nora Atalla ; cependant, ces deux poètes en jetant leur regard sur la vastitude plutôt que sur leur nombril sont-ils entraînés à produire une poésie dont les dimensions dépassent leur propre personne. Ainsi, lisant Varappe, à l’instar de la poète, c’est à la rencontre des autres que nous nous rendons, et non pas de la poète elle-même. Celle-ci est-elle pour autant absente de son ouvrage ?
Au milieu du recueil, ailleurs également, sa présence ou en tout cas celle d’un être individué apparaît. Alors que partout ailleurs des chairs anonymes sont déchiquetées dans les nombreux conflits qui font de notre monde un enfer à ciel ouvert, ces poèmes où s’exprime néanmoins une souffrance, individuelle, offrent une substance concrète, leur propos se faisant plus précis. Le poème parle de manière incarnée. Sortie comme de la masse des flots de migrants, une personne apparaît. Tout se passe comme si la poète avait isolé un être pris au hasard au sein de cette multitude d’errants. Elle nous fait alors accéder à son âme, à sa maison intérieure, à celle bien réelle, sise dans telle ou telle rue qu’elle a dû précipitamment quitter.
Un morceau de pain traîne sur la table
le téléphone résonne
parmi des mots griffonnés
en douce le gémissement
dans la rue la pluie
aujourd’hui pas de courrier
le café refroidit une tasse
au salon git une pantoufle
sur une feuille se brise le cœur
l’encre brouille les lettres
des photos vieillissent dans leur cadre
au jardin le rosier se fane
une balançoire vide le soleil de midi
entonnoir la vie s’écoule
Je dis qu’on voit ici une personne. Plutôt, la voix de la poète nous la fait-elle entrevoir. Nous entrons dans ses souvenirs. C’est cruellement une absence sur la balançoire vide qui donne à voir cette personne dont la maison est elle-même abandonnée. Mais un vrai « je » surgit dans un poème quelques pages plus loin : « J’épluche les personnages / sur les photos / hasard de la jeunesse ». C’est là une rare manifestation du « je ». Ailleurs, le « nous » se rencontre plus fréquemment : « Nous palpons le précipice / reconnaissons l’étau ».
Je souhaiterais m’arrêter à ce précipice. Mais d’abord, retrouvons les migrants, retournons au milieu de la mer. Nous nagerons alors en pleine allégorie.
Voici, parmi tant d’autres, un magnifique poème.
Existe-t-il un prodige
quelque part sur les flots
qui vaille le voyage
se peut-il qu’une colombe
accoste en ton nom
sur une grève pacifique
Il arrive qu’une allégorie s’envole à tire-d’aile très au-dessus de la matérialité du monde, très au-dessus de la concrétude de la vie sur terre et s’en éloigne au point où ce qu’elle figure s’efface derrière elle. Il arrive qu’on prenne l’allégorie au pied de la lettre, comme si la fable à elle-même se suffisait. Chez Nora Atalla, rien de tel. La fable colle de très près à la réalité du monde qu’elle transpose et expose. Dans la réalité objective de notre monde, des migrants traversent pour de vrai les océans au péril de leur vie : ils existent bel et bien. Cependant, dans ce recueil, ils représentent aussi une autre espèce d' »esprits errants et sans patrie » (on aura ici reconnu Baudelaire). On parle d’un autre type de traversée. Il s’agit de la traversée de l’existence telle que conduite par tout un chacun. En cela, malgré la disparité des destins, ceux qui se déroulent là où sévissent les guerres, les tumultes, et ceux que l’on connaît ici où règne la paix, le luxe, le calme et la volupté, (tiens, encore l’auteur des Fleurs du mal!) quelque chose hante chacun de nous, si bien qu’il arrive que l’on se demande si existe « un prodige / quelque part […] qui vaille le voyage », un prodige qui puisse enfin conférer du sens à nos pauvres errances psychiques et métaphysiques. Atteindrons-nous quelque jour ce lieu hautement spirituel où quelque paix sous l’égide d’une colombe enfin nous accueillera au terme de notre périple ?
Comme quoi, et je cite les deux premiers vers du recueil, « Même les désespérés / aspirent au firmament ».
Une grande lucidité ainsi qu’une fermeté qui jamais ne se dément président à l’écriture de ce recueil. Il est lucide dans le regard emphatique et généreux qu’il offre aux démunis. Quant à sa fermeté, elle se manifeste à travers un espoir qui malgré tous les obstacles rencontrés ne perd jamais de vue le but que s’est fixé la poète. Je dis la poète, mais elle se confond peut-être avec l’héroïne qu’implicitement ce récit nous présente. Celle-ci ne baisse jamais les bras. Elle a en tête un idéal, une idée fixe, un projet dont la nature est noblement utopique. On la voit en mer, avec les autres, ses semblables, ses frères, ses sœurs, dans une frêle embarcation. Ils traversent de vastes étendues d’eau, des mers, des océans ; depuis la nuit des temps, ils avancent, parfois tombent de leur embarcation, et alors « s’effacent / dans le carmin délavé ». Mais, la persévérance est grande : « aucune débâcle ne parvient / à effilocher ton courage ».
Une fois qu’ils sont parvenus de l’autre côté de l’horreur, d’autres horreurs attendent encore les migrants : « La falaise te nargue ». Cette falaise donne son titre au recueil. Après la longue métaphore filée de la traversée des océans, voici l’allégorie de la varappe. Il faut maintenant faire l’ascension d’une paroi escarpée. Or « ta foi te guide / pas un roc ne résiste ».
Nora Atalla a écrit un très beau livre de poésie. Il contient tout plein de vers lumineux. Il offre de l’espoir en ces temps de désespoir.
Je cherche le sanctuaire
où se nichent mon enfance
et mon je égarés
Il faut croire que cette recherche trouve sa résolution dans une bien heureuse découverte. Le dernier vers du recueil, en effet, se lit ainsi : « enfin se pose ton cœur nomade ».

J’imagine qu’Homère aurait apprécié la thématique et le style plein de mouvement de la poète Atalla.
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Va savoir ! Peut-être. On ne saura jamais. Il serait plus facile de connaître l’opinion de Nora Atalla sur Homère que l’inverse. Enfin !
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Le Temps des Fêtes aiguise ton sens de l’humour déjà passablement affuté!
J’en profite pour te souhaiter un très joyeux Noël avec les tiens et demander au Père Noël de t’acheminer plein de belles énergies pour que tu continues ton oeuvre qui m’est très chère tout au long de 2025!
Amitiés,
Laurent
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Cher Laurent, profite-bien du temps des Fêtes. Joyeux Noël à toi et aux tiens. Et merci pour tes incitations au travail : Comme disait Laure Conan : « À l’œuvre et à l’épreuve » C’est le titre d’un de ses romans. Salut !
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