
Ce livre est un essai. D’ordinaire, les essais sont des ouvrages sérieux. On ne les écrit ni pour s’amuser ni pour amuser. Du moins, habituellement. Celui-ci de prime abord ne fait pas exception à la règle. C’est un ouvrage savant qui traite de sujets savants. Pour peu, on pourrait croire qu’il s’agit d’une thèse de doctorat. Je dis : « on pourrait croire », mais à dire vrai je n’en sais rien, je suppose. Peut-être que cet ouvrage s’écarte des normes universitaires. Mais, je ne saurais dire en quoi, il le ferait. Peut-être le courant d’inventivité qui le traverse ainsi que son humour subtil ne cadre pas tout à fait avec les attentes des hautes institutions universitaires. Encore une fois, je ne saurais dire, faute d’avoir personnellement entrepris moi-même des études de troisième cycle. Pourtant, il me semble que cet impressionnant essai est plus qu’un simple essai. On n’y voit guère de tâtonnements. Nulle part son auteur ne semble en proie à quelque errance. Il avance sur son parcours en ne perdant jamais de vue le cap, étape par étape, de manière marquée, nette, efficace. Il a une intention. Le titre de l’ouvrage l’indique clairement. Il veut décrire le style de Genette. Curieux projet. Pourquoi curieux ? Eh bien, parce que Genette est un théoricien de la littérature. Un savant, donc. Et les savants, c’est du moins l’idée que l’on s’en fait, cherchent à traiter des sujets qu’ils abordent en toute objectivité. Au sein de leurs écrits, ils ne laisseraient aucune trace. Rien de leur subjectivité dans leur propos et leur manière de s’exprimer ne transparaîtrait.
Le style est affaire de littérature. Les écrivains écrivent ; les théoriciens théorisent. Les premiers font de la littérature, laquelle en grande partie est affaire de style ; les seconds examinent, analysent, dissèquent la matière que la littérature met à leur disposition. Étudier le style d’un théoricien est par conséquent chose paradoxale, puisque chez le théoricien il y aurait absence de style. Un théoricien dans ses écrits brille par son absence, du moins on ne le trouve nulle part dans son écriture. Celle-ci se devant d’être neutre et le théoricien se faisant un devoir de plier, de resserrer son langage aux diverses idées qu’il tente de découvrir et de faire découvrir. Plier le langage, c’est user des outils spécifiques en usage dans la communauté scientifique des théoriciens de la littérature. Eux utilisent des termes provenant notamment de la rhétorique, de la linguistique, de la sémiotique, de la narratologie, etc. Voilà qui fait sérieux.
Ces domaines ne sont pas forcément à la portée du premier venu. L’auteur en est conscient. Dans la conclusion de son ouvrage, David Turgeon admet que la « spécialisation affichée » de son essai le « destine à n’intéresser jamais que quelques-unes et quelques-uns ». C’est que, je le répète, son essai s’apparente à une thèse de doctorat, ou en serait la refonte. Afin d’en faire l’essai que je commente ici, il se pourrait qu’il ait repris un travail réalisé naguère dans le cadre de ses études universitaires (je répète que je suppute, n’ayant aucune idée réelle du cursus de l’auteur : est-il ou non passé par l’université ? Je n’en sais rien ; je devine que oui). Il aurait fait subir à cette thèse deux modifications majeures.
La première a trait au style. Turgeon en reprenant sa thèse l’aurait dégagée de la « langue universitaire » ou, en tout cas, du discours théorique, lequel par sa neutralité stylistique cherche à manifester selon Genette l’«extrême élévation de la pensée». Dans la conclusion de son essai, Turgeon marque ses distances d’avec « ces pénibles dissertations rédigées directement en langue universitaire ». Il ajoute que l’université, « échaudée par les outrances de la nouvelle critique, enseigne semble-t-il à étouffer le propos dans une rhétorique laborieuse et un style indifférent. » On le voit finalement espérer que son propre essai puisse inviter « [sa] lectrice et [son] lecteur à envisager, à travers l’exemple de Gérard Genette, un style essayiste qui ne fasse ni dans l’obscurité ni dans la platitude. »
La seconde modification est liée de près à la première. Elle l’est dans la mesure où elle est relative à l’humour, l’humour étant un trait du langage. On vient de lire que Genette donne l’exemple d’un style essayiste exempt de platitude. Genette pique la curiosité de ses lecteurs. Il s’adonne à une certaine forme de jeu. Il invente une terminologie. Attention ! N’allons pas croire qu’il saupoudre artificiellement son discours de jeux de mots faciles dans le but de dérider l’atmosphère. Mais, on retrouve chez lui une certaine « désinvolture » dont on lui a fait reproche. Dans une note infrapaginale, Turgeon cite les propos d’une spécialiste de la théorie narrative. Elle écrit que « [p]rendre au sérieux Genette comme théoricien […] aujourd’hui n’est […] pas très facile ». Afin d’éclairer les réticences de cette dernière, il s’agit de Sylvie Patron, Turgeon admet que « [l]es lecteurs de Genette peuvent mal recevoir sa légendaire désinvolture, et n’y lire plus qu’un ton » que la théoricienne décrit comme étant « constamment ironique et souvent méprisant. »
La désinvolture ne caractérise pas, en règle générale, l’attitude d’un chercheur, d’un spécialiste, d’un théoricien. Celle de Genette est pourtant légendaire. La retrouve-t-on chez Turgeon ?
Pas tout à fait, mais presque. Pas vraiment, puisqu’il se montre très objectivement, très savamment fidèle à la promesse que fait entendre le titre de son ouvrage. Qui veut en savoir sur le style de Genette connaîtra franchement les dessous de cette affaire. Mais, petite question, qui donc veut apprendre quoi que ce soit au sujet du style de Genette ? Et qui donc est ce monsieur ?
Notre essayiste a déjà répondu à la première question — déjà, c’est-à-dire comme on vient de le voir à la fin de son essai. Il sait que son livre est un ouvrage savant. Il parle de « sa spécialisation affichée ». Bref, cet essai ne s’adresse qu’à « quelques-unes et quelques-uns ». Peut-être. Mais, élargissons ce public restreint au lectorat qui est déjà peu ou prou au fait de l’œuvre du romancier David Turgeon. Moi, par exemple.
Ce n’est pas par curiosité pour les travaux de Genette que j’en suis venu, deux fois plutôt qu’une, à lire ce livre. C’est, je le dis un peu naïvement, en raison de la vive impression qu’ont fait sur moi deux ouvrages romanesques de cet écrivain. À quoi m’attendais-je en ouvrant À propos du style de Genette ? À un ouvrage fantaisiste, je l’avoue, presque à une plaisanterie, à un essai débridé, farfelu, tiré par les cheveux. Ce n’est pas ce que j’y trouve. J’y trouve plus et mieux. Il y a là une véritable étude à laquelle je prends réellement plaisir. J’attribue ce plaisir au style de Turgeon, au savant et très sérieux pastiche du style de Genette qu’avec un discret amusement il exécute de manière tout à fait convaincante. Je l’attribue également aux connaissances que j’acquière en le lisant. Il me ramène à une époque plutôt lointaine, celle où justement je lisais, quoique distraitement, Figures 111 de Genette. L’époque structuraliste battait son plein et les professeurs nous initiaient par conséquent à la narratologie. Je retrouve en lisant le Turgeon de cet essai des notions que j’avais plus ou moins oubliées, exception faite de celles de l’analepse, de la prolepse et de l’intertextualité. Or Genette est un créateur de néologismes, dont certains sont passés à la postérité. Turgeon recourt à certaines d’entre elles plus qu’à d’autres. Au cœur de son essai, il fera grand usage des instruments d’analyse que sont notamment l’hypertexte et l’hypotexte. Il définit ces termes. « Pour Genette, l’hypertexte est ‘‘un texte qui dérive d’un autre par un processus de transformation, formelle ou thématique’’ ». L’hypotexte étant le texte premier.
Donnons, à des fins de clarification, l’exemple suivant. Nous lisons un essai intitulé À propos du style de Genette. Ce titre dérive d’un titre qu’il vient légèrement modifier, pour ne pas dire pasticher. En effet, Proust est l’auteur d’un petit essai intitulé À propos du style de Flaubert. Je crois me souvenir, mais n’irai pas vérifier si je m’abuse ou non, que Genette aurait lui-même intitulé à peu près pareillement un chapitre d’un de ses nombreux ouvrages. S’il ne l’a pas fait, il s’est en tout cas largement intéressé au style de Proust, si bien que, sous ce titre ou non, il a élaboré un ouvrage à propos du style de Proust. Ici, le texte premier, l’hypotexte, est celui de Proust. L’essai de Turgeon est son hypertexte. Il se pourrait que dans un avenir plus ou moins proche l’essai de Turgeon se tourne lui-même en hypotexte pour donner lieu alors à un essai qu’on pourrait intituler À propos du style de Turgeon.
Hypertexte, hypotexte, paratexte, métatexte, etc. On jugera ces termes fort savants. Heureusement, ils le sont. Je rappelle que ce sont des instruments de travail. Une fois leur sens établi. Ils ont leur utilité. Bien entendu, Turgeon en use et il faut être d’abord attentif à la définition qu’il en donne (ou pas) lorsqu’il s’en sert une première fois. Qui lit en négligeant alors d’assimiler leur signification rencontrera par la suite des difficultés.
Mais revenons en arrière. J’ai omis de répondre à ma deuxième question. Qui est au juste Gérard Genette ?
J’ai dit que Genette est un théoricien. C’est une réponse qu’il faut s’empresser de nuancer, ce que ne manque pas de faire Turgeon qui, à notre grand étonnement, nous révèle que Genette est en fait un écrivain, et non pas un écrivant, l’écrivant étant celui qui écrit (je résume rapidement la pensée de Barthes qui est à l’origine de la notion d’écrivant), l’écrivant étant celui qui écrit, dis-je, des textes non littéraires portant à l’occasion « sur » des textes littéraires. L’écrivant, nous rappelle Turgeon « agit en dehors de l’art. » Si Flaubert et Proust « créent » des œuvres littéraires, les critiques, en revanche, les commentent, analysent ou étudient. Les livres et articles qu’ils rédigent à leur sujet sont moins des œuvres, ou n’en sont pas du tout, que des travaux portant « sur » des œuvres. Cela qui semble aller de soi est pourtant fort discutable. Et fait ici, on l’aura compris, l’objet d’une contestation.
Tout le travail de Turgeon consistera à démontrer que le travail de Genette est en soi littéraire. Dans ce qu’il appelle une promenade, mais c’est, je le rappelle, à un parcours laissant peu de place à l’errance qu’il s’adonne, Turgeon examine avec beaucoup de rigueur le style de Genette. Dans l’introduction, il annonce les étapes de sa déambulation à travers l’œuvre du théoricien. Il sera fait mention entre autres de « la place très réservée de la métaphore chez Genette », de « la prolifération » des néologismes, du « stylème genettien » (très amusant ! il s’agit de la locution « J’y reviens »). Il sera aussi question de la ponctuation, laquelle se révélera chez Genette aussi inventive que chez Flaubert, ce qui, écrit Genette, aura amené Proust à déclarer « que le véritable héros de L’Éducation n’est pas le fort indécis Frédéric Moreau, mais bien le point-virgule ». Non, vous ne rêvez pas. Le point-virgule « élevé » au rang de héros ! Et pour vous assurer du bien-fondé de cette déclaration, il vous suffira de lire Genette et Turgeon. Ce que ce dernier nous apprendra aussi, en tout cas j’étais sur ce point tout à fait ignorant, c’est qu’il y a de l’humour dans la démarche de Genette. Dans l’introduction, on lit ceci : « Il sera aussi question du rôle de l’humour qui est peut-être l’ingrédient premier de toute recherche théorique qui vaille la peine d’être lue ».
Je crois qu’on doit retenir ceci que j’extrais de la conclusion de l’introduction : « Je rappellerai également qu’un des signes distinctifs du style est qu’on peut l’imiter, le pasticher, ou à tout le moins en être imprégné plus ou moins volontairement (voir à ce sujet toutes les pages qui suivent). »
À propos du style de Genette est un essai « performatif », en cela qu’il accomplit son propos. Il illustre, autrement dit, par la pratique, la thèse qu’il avance. Cette thèse, je le rappelle, porte sur l’inclusion de la théorie à l’intérieur du champ de la littérature. S’il existe des ouvrages théoriques écrits dans un style sans style (mais, nous aurons appris en lisant Turgeon que « la posture théorique est avant tout un style comme un autre »), écrits, donc, dans un style abolissant la présence de la personne qui écrit, la réduisant à ce que Barthes appelait l’écrivant (notion rejetée par Genette), il existe par contre des œuvres théoriques qui font part de créativité, d’inventivité. Dans le sillage de Genette, Turgeon a produit un essai où la théorie se présente sous une forme littéraire. Le jeu littéraire y est à l’honneur. On lit rarement des ouvrages aussi fins, où l’humour est si savoureux — certains passages m’ont fait sourire ; d’autres, éclater de rire. Or tout ça, je le répète, est fort sérieux. Instructif à souhait. Admirablement écrit.
Véritable fête de l’intellect. Œuvre littéraire à part entière. Il va sans dire.

Fascinant pour moi de découvrir une branche de la science exacte ayant la littérature et la poésie comme objet et plus encore, ce «méta-regard» de David Turgeon sur le style de Genette, l’homme de science! On ne cesse de faire reculer les frontières du savoir humain…
Pour quand un chercheur reconnu étudiant les prouesses de D. Guénette?!
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