
Les livres de Dominique Fortier, du moins ceux que j’ai lus parmi ses plus récents, soit Les villes de papier, Quand viendra l’aube, Notre-Dame de tous les peut-être et La part de l’océan, ont plus d’un trait commun. Le grand intérêt qu’ils manifestent à l’endroit de la poésie est l’un d’eux. À quoi s’ajoutent l’érudition, la connaissance et la maîtrise de la langue, de fréquentes informations portant sur l’étymologie des mots, laquelle révèle leur nature secrète et permet à l’autrice de nuancer sa pensée. On peut aussi songer à l’imbrication des divers récits à l’intérieur d’un même ouvrage, histoires menées en parallèle et entretenant entre elles de subtils rapports. Par ailleurs, alternent l’intime, une intrigue minimale qui semble la principale, qui d’une certaine manière l’est, des réflexions, la plupart ayant trait à la littérature, au mentir-vrai qui la caractériserait, à l’écriture et la lecture, à la présence de l’absent auquel est adressé tout texte littéraire. Tout cela s’apparente grandement à la mise en abyme.
La poésie est souvent au centre des écrits de Fortier. La narratrice de La part de l’océan fait parvenir à son ami les premières pages d’un livre qu’elle est en train d’écrire, elle lui demande : « Est-ce que c’est de la poésie ? » Je souhaiterais répondre à cette question. Les livres de Dominique Fortier, et celui-ci en particulier, entretiennent-ils avec la poésie un rapport suffisant pour que l’on puisse parler de poésie à leur sujet ?
Dans Les villes de papier, Dominique Fortier fait une curieuse déclaration : « Si je ne vais pas à Amherst, le seul endroit où je puis rencontrer ou retrouver Emily, c’est dans la maison de ses poèmes. Mais nous ne parlons pas la même langue, elle et moi : une poète et une prosaïque. » Voilà qui étonne. Dominique Fortier, traductrice et autrice dont les écrits font montre d’une rare maîtrise de la langue, n’est pas sans savoir que le mot « prosaïque » évoque de nos jours une prédisposition de l’esprit chez certains à s’en tenir à des banalités, un tempérament plutôt terre-à-terre, pour tout dire une attitude on ne peut plus triviale. Je m’explique mal que l’écrivaine n’ait pas opté ici pour le mot prosatrice, puisque rien dans ses ouvrages ne s’apparente à quoi que ce soit de prosaïque. Par ailleurs, quoique l’écrivaine oppose poésie et prose, toute son œuvre démontre admirablement par le mariage qui s’y opère de la prose et du poétique, qu’une telle opposition ne s’avère pas concluante dans son cas. S’il est une prosatrice dont on puisse affirmer qu’elle est poète, c’est bien Dominique Fortier.
On trouve dans La part de l’océan une modulation de cette opposition prose-poésie : « Quelques philosophes, des poètes, surtout des romanciers, qui sont un peu les deux à la fois faute d’être réellement l’un ou l’autre. » Voilà qui décrit plutôt bien la posture de notre écrivaine. Philosophe, elle l’est dans la mesure où tout chez elle est réfléchi, soumis à l’exercice d’une pensée se posant sur le monde et n’ayant de cesse de l’interroger. Poète, elle l’est par l’esprit et le cœur, mais elle l’est surtout dans son écriture, dans sa manière de générer des idées, de faire des liens entre les mots et les choses. Son écriture qui donne tant à voir (la nature, les paysages, les objets aussi, ceux des maisons, vases, ustensiles, éléments de la décoration intérieure, etc.) est une écriture dans laquelle opèrent les métonymies. En voici un exemple, la romancière exprime des émotions, celles que ressent la femme de Hawthorne, un personnage de La part de l’océan, en les liant à des éléments afférents, contigus : « Quand arrive enfin l’après-midi qu’il attend depuis des jours, le moment d’aller rendre visite à Hawthorne, Melville ne se décide plus à repartir de chez son hôte. Sophia le garde à souper d’assez mauvaise grâce, monte se coucher tôt, son pas résonnant dans l’escalier comme un reproche. » Le bruit des pas est ici un détail signifiant. Il manifeste concrètement un état d’âme, il donne à entendre le mécontentement de Sophia. Parler de métonymie n’est peut-être pas tout à fait juste, ce qui cependant doit être noté est relatif à l’abondance des ressources expressives dont dispose cette écrivaine. Son carquois déborde de figures grâce auxquelles elle fait flèche de tout bois. Il serait intéressant de se livrer à une étude des nombreux procédés stylistiques qu’utilise Dominique Fortier.
Les descriptions chez cette écrivaine n’ont rien de banal, elles sont plus que soignées ; l’autrice se montre sensible et attentive aux nuances des réalités qu’elle observe : « Les ciels d’hiver sont d’une blancheur aveuglante. Vers la fin de l’après-midi, ils s’illuminent comme un éclair, puis la lumière dorée rougit peu à peu, imperceptiblement, pour finir par embraser l’horizon. C’est un trésor qui se déverse et se perd chaque soir sur les collines. » La chute d’un paragraphe chez elle est belle et suggestive, séduisante, évocatrice, pour tout dire souvent poétique. C’était le cas avec les pas de Sophia, ce l’est ici avec ce trésor qui illumine le paysage.
La finesse de l’écriture, son discret raffinement s’apparentent à la sensibilité de certains poètes, notamment à celle d’une Martine Audet citée à quelques reprises dans le roman. Fortier écrit : « Ce matin, le ciel et la mer se confondent, un seul drap bleu qui tire sur le gris clair, recouvrant l’horizon. Très loin au large, un bateau est posé là-dessus, entre l’eau et l’air. Je sais bien qu’il flotte sur l’océan, mais je ne le vois pas. Ce que je vois, c’est qu’il est suspendu à mi-ciel. Ce matin, tout cet été, je suis ce navire qui a perdu la ligne d’horizon et s’imagine qu’il peut voler. » On remarquera ce que l’on pourrait appeler le bien-fondé de ces images. Elles sont en soi pertinentes dans la mesure où elles expriment l’idée ou le sentiment, mais elles sont doublement pertinentes dans la mesure où elles empruntent à l’ensemble de l’univers que dépeint l’écrivaine. Dire qu’elle est ce navire « suspendu à mi-ciel » est une image qui parlerait même indépendamment du contexte. Or cette image est d’autant plus forte que l’autrice raconte ici l’histoire de Melville, un ancien marin écrivant un roman dont l’action se passe en mer. N’oublions pas que la narratrice séjourne au bord de la mer.
La poésie n’est sans doute pas, évidemment pas, qu’une affaire de style, pas qu’un art privilégiant de beaux ou curieux agencements de mots mis en valeur par une savante syntaxe. Elle n’est pas que musique non plus. Elle est aussi création imaginative exprimant sentiments et idées dont le caractère abstrait passe alors, pourrait-on dire, dans le concret, comme si l’invisible par cette opération était enfin rendu visible.
Dominique Fortier est poète. On n’a pour s’en convaincre qu’à lire des passages comme le suivant : « Les deux hommes marchent ensemble vers la rangée de hauts peupliers qui se dressent au fond du champ. Même de loin, leurs feuilles tremblant dans le vent font songer aux frissons d’une eau vive. Ces arbres sont des ruisseaux. » Ici encore une chute boucle admirablement la boucle, imprime formellement un surcroît de sens au contenu. La métaphore dans cette dernière phrase, chute encore une fois d’un paragraphe, n’apparaît pas de manière inopinée ; elle est subtilement, poétiquement amenée. Elle accentue la perception que le lecteur a de la situation dans laquelle sont plongés les protagonistes. Si l’on songe à la haine que vouait un Flaubert à la métaphore et aux comparaisons en général (ses romans de type réaliste, en comptent peu, alors que dans sa correspondance, l’ermite de Croisset s’autorise d’audacieuses figures) et, bien que Dominique Fortier qui en écriture n’abuse de rien n’abuse aucunement des images, on peut alors vu la qualité des celles qu’elle produit associer son écriture à la manière poétique. Et l’on peut reprendre à son compte la formule par laquelle elle en vient à octroyer à Melville le titre de poète : « Dire qu’il s’en est trouvé pour affirmer que Melville n’était pas un poète. »
Pour en finir avec ses considérations et avant d’aborder d’autres aspects du livre, je voudrais souligner que le poétique chez Fortier se situe sans doute également et surtout dans le merveilleux que manifeste ce qu’elle écrit. À vrai dire, c’est là un merveilleux qui a peu à voir avec celui des contes. Il se manifeste principalement dans le regard qu’elle jette sur toutes choses, puis dans la traduction que les mots offrent à cela qu’elle contemple dans les tréfonds de sa conscience ou dans le monde qui l’entoure et dont elle se plaît à célébrer les merveilles. Poétique est sa quête et poétiques sont les créations verbales qui témoignent de cette quête. On a l’impression en la lisant d’assister à une élévation progressive de la conscience, comme si par le langage s’effectuait une sortie du monde étroit qui est la prison de chacun, qui est l’ordinaire où tous semblent condamnés à stagner, à faire du sur-place ; et alors, plutôt que de s’en tenir au prosaïque, à la banalité du terre-à-terre, nous suivons la poète dans les zones où l’entraînent son consentement aux forces de l’imaginaire. Les mots, les idées, quelque chose qui est presque de l’ordre du rêve, prennent ainsi le relais de la réalité, en donnent une version pour ainsi dire augmentée. On n’est pas loin ici de la « présence » telle que l’évoque un Bonnefoy, laquelle « présence », faut-il le rappeler, équivaut chez lui à l’état même de poésie, à son but ultime. L’élargissement de la conscience aurait donc partie liée avec l’expression poétique. C’est cette dernière qui chez Dominique Fortier permet de réaliser ce mouvement de l’esprit propre aux battements d’ailes de l’oiseau, donnant ainsi à la pensée le loisir de survoler le monde : « Ce matin, tout cet été, je suis ce navire qui a perdu la ligne d’horizon et s’imagine qu’il peut voler. »
Si son contenu laisse à désirer, un livre est bien peu de choses. Il est des écrivains qui n’ont rien à dire et qui le disent magnifiquement bien, avec une éloquence telle que le vide de leur propos passe quasi inaperçu. Cette vacuité devient secondaire, elle semble ne faire aucun ombrage à l’ostentatoire luminosité de leur écriture. Dominique Fortier n’appartient heureusement pas à la catégorie d’écrivains qui produisent des œuvres sans substance.
La part de l’océan scrute un pan de la vie de Melville qui nous échappe, celui de la passion fortement amicale, amoureuse à vrai dire, qui le lia à Nathaniel Hawthorne. Les deux hommes ont échangé une correspondance dont n’ont été conservées que les lettres de l’auteur de Moby Dick. Dominique Fortier tente dans son roman-essai biographique d’éclairer les ombres laissées par l’absence de celles qu’écrivit Hawthorne.
On peut au départ, ce fut mon cas, hésiter à emboîter le pas de l’autrice. Déjà, au début de ma lecture des Villes de papier, j’éprouvais quelque réticence devant la reconstitution de la personne d’Emily Dickinson. Forcément, par l’écrit, cette dernière se trouvait en quelque sorte métamorphosée, passant du statut de personne « réelle » à celui de personnage « fictif ». On lui mettait des mots dans la bouche, la mettait en scène, la faisant agir dans des circonstances, me semblait-il, inventées de toutes pièces. Mon esprit obtus se serait pleinement satisfait des seuls faits avérés. Règle générale, une biographie en bonne et due forme permet d’éclairer du moins partiellement une œuvre. Du reste, il n’est pas toujours souhaitable ou nécessaire de connaître la personne de l’auteur pour se pénétrer de son œuvre. Proust dans son Contre Sainte-Beuve a montré les limites et les errements de la critique assisse sur un ensemble de connaissances d’ordre biographique : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne ».
Oui, mais. Dominique Fortier évite tout à fait les écueils du genre, même qu’elle ne pratique pas tout à fait le genre dit de la biographie. Elle lui ajoute autre chose : du roman ? Plus que cela. Elle réalise une œuvre, composite, où alternent l’intime (on peut parler d’intime dans la mesure où l’on croit avoir affaire ici à la personne même de l’autrice), la réflexion, la description des paysages, etc. Son approche est impressionniste. Elle s’avère être le seul moyen judicieux permettant d’apporter des précisions sur l’univers d’Emily Dickinson, car elle recourt à une subtile logique, celle de l’imagination, afin de déduire à partir du presque rien que l’on connaît d’Emily un équivalent de ce qu’a pu être sa vie. Elle accède en quelque sorte à son âme.
Il en va de même avec La part de l’océan. Le portrait de Melville est plus que convaincant. Il est, pourrait-on dire, vivant. Le charme de ce livre est remarquable. Melville et Hawthorne y deviennent au fil de la lecture des êtres de chair et de sang. La plume de Fortier restitue leur univers comme la marée ramène sur la plage des épaves de bateaux. Au diable les personnes réelles que furent ces deux écrivains ! Leurs personnages passent à l’avant-scène. Comme dans une sorte de réalité augmentée, ils ajoutent en tant qu’éléments de fiction leur vérité aux personnes réelles que furent Melville et Hawthorne. L’imagination de l’autrice vient encore une fois éclairer les zones d’ombre morcelant la connaissance objective que l’on a de ces deux romanciers américains.
Dominique Fortier s’aventure donc au-delà des limites où nous relègue la seule connaissance objective. Elle navigue à peu près sans carte ni boussole sur l’océan de Melville et, ce faisant, elle découvre ou invente des trésors.
Elle rapporte un rêve de Melville. L’a-t-elle découvert dans la correspondance de Melville, dans ses lettres adressées à Hawthorne ? Ou ce rêve est-il l’une de ses inventions ? Fait-il partie des fantasmes grâce auxquels l’autrice parvient à reconstruire, par déductions et intuitions, la part invisible de l’âme du romancier (en toute fidélité à des réalités qu’elle en est venue à connaître de l’intérieur, à intérioriser), fantasmes grâce auxquels elle parvient à saisir la part invisible de cet homme, à la donner enfin à voir, comme si par l’entremise de la fiction elle parvenait à se faire siamoise du romancier de Moby Dick ?
J’ai évoqué plus haut des procédés proches de la mise en abyme. Le livre que l’on aurait pu croire consacré à Melville accueille en son sein une histoire parallèle. Celle de la relation amoureuse qu’entretient la narratrice avec Simon. La raison d’être de ce parallélisme finit par s’éclairer. Fortier transpose dans la vie personnelle de sa narratrice, comme en miroir, des éléments faisant écho à la relation amoureuse des deux romanciers américains. À la fin, elle parvient même à faire coïncider en intensité les deux histoires qu’elle raconte, histoires auxquelles il faut ajouter celle livrée par une série de monologues intérieurs de l’épouse de Melville. Le sens de l’ensemble, le sens de ce judicieux mélange atteint son paroxysme dans les dernières pages, alors que la narratrice donne enfin accès à la « vraie » voix de Melville. Elle transcrit la dernière lettre que celui-ci écrivit à son ami-amoureux. Force est de constater alors, tant cette lettre est révélatrice, que tout ce qu’a pu imaginer Fortier correspond objectivement à une réalité plus que plausible. Tout cela fait l’effet que procure, je le répète, un raisonnement mathématique, prolongement en ligne droite et sans réfraction aucune de ce qu’objectivement l’autrice a étudié en se penchant sur l’œuvre, la correspondance et la vie de Melville.
Avec La part de l’océan, Dominique Fortier remporte son pari de manière éclatante, tout comme elle l’avait fait avec Emily. Sauf qu’ici, les deux œuvres sont plus imposantes : monumentale, celle de Melville qui a fait dans le gigantisme, dans l’océanique ; immense, celle de Fortier qui pour en rendre compte lui réserve un fort gros volume. Dickinson produisit dans l’ordre du minimal, à quoi s’ajoute le très peu que l’on connaît à son sujet. Avec elle, l’approche imaginative de Fortier s’est faite dans le respect de la tonalité dickinsonnienne. L’investigation par les voies de l’imaginaire s’avérait là aussi tout à fait concluante. Force est de constater que le mentir-vrai révèle de profondes vérités dans Les Villes de papier ainsi que dans La part de l’océan.
Tout comme l’ont été avant elle Anne Hébert et Gabrielle Roy, Dominique Fortier est une grande dame des lettres québécoises. Son succès ici et à l’étranger est amplement mérité.

«Les mots, les idées, quelque chose qui est presque de l’ordre du rêve, prennent ainsi le relais de la réalité, en donnent une version pour ainsi dire augmentée.»
«Comme dans une sorte de réalité augmentée…»
Mon appréciateur littéraire favori est drôlement de son temps!
Il intègre subtilement à ses Études de puissants concepts technologiques actuels!
Quand prose et poésie se conjuguent avec un mariage de poésie et de technologie!
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Tu me fais sourire. J’ai détourné le concept, je lui ai donné le statut de métaphore.
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