
J’ai parfois une pensée pour ces quelques centaines d’ouvrages de poésie qu’on a lus parfois avec intérêt, du moins au moment de leur parution, dont on a parlé quelquefois en bien, mais qu’on ne lit plus, sinon en pièces détachées, grâce à de rares anthologies où deux ou trois pages leur sont consacrées. La chose va de soi, me dira-t-on ; on laisse les morts enterrer les morts ; puis, on fait le tri dans l’héritage qu’ils ont laissé derrière eux. Ainsi, certaines œuvres poétiques ressemblent-elles à des épaves ; de rares vaisseaux fantômes refont parfois surface ; un Eudore Évanturel s’échappe momentanément de sa tombe ignorée. Mais ce sont-là de rares exceptions. La plupart connaissent un désastre encore plus dramatique, une mer d’indifférence avale totalement leurs vieilles carcasses. Or, il y a pire, certains ouvrages ne peuvent pas même se réclamer des ravages de l’oubli, car jamais du vivant de leur auteur ne leur a-t-on accordé la moindre importance. Morts à la naissance, ils brillent par leur absence. Disparus sitôt qu’apparus, sans laisser la moindre trace. Une nuit noire et glaciale les réduit à néant.
Pour un poète comme Jacques Ouellet, la disparition est d’un tout autre ordre. Elle est une question de vie et de mort. Je ne parle donc pas de la place éphémère que lui et d’autres peuvent occuper en tant qu’écrivains dans l’espace public. Ce genre d’éclipse n’entre pas dans les propos que tient notre poète dans ses recueils. La disparition chez lui est d’ordre ontologique. Toutefois, il me semble important de prendre en considération la part congrue qu’occupe la poésie dans nos sociétés. Si j’évoque l’ombre où l’indifférence relègue la poésie depuis peut-être toujours, ce n’est pas dans le but de déplorer le manque de visibilité dont seraient victimes les poètes, mais pour constater le corollaire de leur invisibilité, à savoir nos innombrables rendez-vous manqués avec la parole poétique. Il me semble que ce phénomène ne se produit pas uniquement au détriment des poètes, mais qu’il entraîne d’abord et avant tout un appauvrissement généralisé dans l’ensemble de nos collectivités. Je pense parfois, je le répète, aux innombrables œuvres auxquelles on n’accorde pas l’importance qu’elles méritent. Cette inconsciente fin de non-recevoir qu’on leur impose est-elle pour autant inéluctable ? Pas toujours. Telle une empreinte, On ne laisse rien nous en fournit la preuve. Ce livre dont le hasard fait quelque peu mentir le titre, voici qu’il refait surface ici.
On ne laisse rien est un titre qui ne laisse présager de rien qui vaille. Nihiliste, il annonce un cul-de-sac. Il paraît mettre l’accent sur la fin de tout, au-delà de laquelle rien de rien ne subsisterait. Nous aurons été, nous ne serons plus. Ce sera la nuit, l’éternelle nuit. On croira que tout est sombre chez Ouellet, ce serait une impression fausse. Je dirai en quoi le recueil tout entier l’infirme. Mais d’abord, commençons par l’ « Amorce ». Ainsi s’intitule la première section du recueil. On y entre « sur la pointe des pieds ». L’accueil qui nous est réservé témoigne du profond respect que manifeste l’auteur à notre endroit. Certes, il ne nous tend pas le fauteuil lénifiant d’un Matisse qui, on s’en souviendra, souhaitait qu’une œuvre d’art fût un dispositif assurant le confort de qui la contemple. Ouellet ne cherche pas à rendre agréable la lecture de ses œuvres ; mais, indéniablement, dans la mesure où il s’adresse à nous à hauteur d’homme, avec un certain naturel et sans jamais forcer la note, on chemine dans les pages qu’il écrit sans jamais s’y sentir à l’étroit, de sorte que la quête qu’il poursuit et qui principalement importe à ses yeux, lecteurs et lectrices en peuvent facilement saisir les enjeux. En cela, l’expression poétique chez Ouellet ne va pas sans un évident souci de communication et de clarté.
Le recueil contient quatre parties constituées d’un nombre inégal de poèmes, allant d’une quinzaine de poèmes à une quarantaine. Tous ont en commun de tenir sur une page. Six vers par poème suffisent dans la première section. La plupart sont pour le moins concis. Un mot peut remplir un vers à lui seul. C’est dire que le recueil est aéré. Ce laconisme cependant n’exclut pas, loin de là, une bien évidente densité du propos. Dès le titre, on le constate, la gravité l’emporte sur la légèreté. Le poète, amant de la nature comme en témoignent plusieurs poèmes, sans broyer du noir, chante moins ses beautés que sa brutale cruauté. Mais cette cruauté, par exemple, le fait que nous sommes voués à une disparition certaine, le poète n’en fait pas un drame, quoique toujours en toile de fond, et se présentant à l’avant-plan à la fin du recueil, rôde partout et en tout temps le spectre de la mort. C’est là une réalité dont le poète ne tire aucun gémissement. Il la relève le plus simplement du monde. Les choses sont ainsi faites, un point c’est tout. Mais, commençons par le commencement.
La première partie, comme on vient de le voir, s’intitule « Amorce ». Les suivantes sont intitulées de manière tout aussi économique. Un seul mot identifie chacune, soit en respectant l’ordre de la séquence : « Accueil », « Entrave » et « Empreinte ». Notons qu’une empreinte est ce presque rien laissée derrière soi après son passage.
Le premier vers du recueil fait entendre une note qu’on pourrait dire consensuelle. Le poète claironne quasi joyeusement un accord, une harmonie, une entente. Il écrit : « Consentir à l’inauguration de chaque jour ». Le soleil presque de gloire, en ce beau réveil matinal, a cependant tôt fait de se métamorphoser en son avers. Le jour « Luit et chute comme choit le soleil / Au bout de sa course fragile ». C’est que chez Ouellet, chaque seconde doit être saisie dans l’instant où elle s’écoule. Les secondes filent à la vitesse de l’éclair, le poète partout dans son recueil n’a de cesse de le rappeler.
Mais, de même qu’il consent à l’inauguration du jour, le poète consent également à ce qui en contredit la splendeur. Il s’incline humblement devant les choses telles qu’elles se présentent à nous dans l’instant présent, dans la seconde qui passe, tout d’abord dans les clairs vagissements de l’aube, puis, sous cet immense « midi le juste » que chantait Valéry, et à la fin, dans le crépuscule « À l’instant de toucher ce qui échappe ». Ce n’est pas de guerre lasse que notre poète consent à tout cela qui advient, à ce qui est, à ce qui fut. C’est qu’en son âme et conscience, il perçoit les choses telles qu’elles sont. Un esprit pessimiste se lamenterait ; un homme réaliste prend plus simplement acte de ce qui est. La nature est ainsi faite qui voit les nuits succéder aux jours dans une suite incessante de répétitions de levers et de couchers de soleil. Ces répétitions font dire au poète que « La terre survivra aux secousses / À peine audible hier tend son impitoyable miroir ». Pour Ouellet, malgré le côté éphémère de toutes choses, une sorte de temps présent perdure sans cesse à travers les aléas de la vie. Les secondes ont beau fuir les unes après les autres, l’être peut néanmoins au sein de chaque seconde, en adoptant une certaine posture, qu’on pourrait dire spirituelle ou philosophique, éprouver un certain ravissement, à tout le moins une manière de contentement qui consiste à accueillir le don si bref que nous fait la vie, même si au « bout du chemin / Il ne s’agit toujours que de disparition ».
Cela va de soi, la disparition signe une fin de parcours. Elle s’oppose, nous l’avons noté, à l’inauguration que d’emblée célébrait le poète au tout début de l’ « Amorce ». Consentir est le maître mot : « Et je consens / À l’énigme ». C’est dire que le mystère nous entoure. Nous ne comprenons pas tout. Mais le poète insiste sur ce point. Il écrit : N’hésite pas entre ». Ce vers vient tout juste après ceux-ci : « Un doute enténèbre l’horizon / Une pointe de lumière affublée de légende / Apaiserait tes craintes ». Alors, oui, il faut entrer, malgré le fait que rien ne puisse soutenir notre foi, pas même la foi, du moins pas celle qui promeut des lumières émanant de croyances légendaires. C’est sans doute à nu qu’opère la foi chez le poète, laquelle n’est pas forcément une foi en Dieu. Acte de courage et de détermination basé sur quoi, sur la volonté peut-être de faire corps avec l’instant présent, avec le présent qu’offre l’instant, avec sa présence. Alors, entrons. Mais entrons dans quoi ? Où ? Entrons comme on entre dans la danse, dans la danse des planètes, des secondes qui passent, comme on entre au moment de la naissance, mais d’une naissance alors qu’il s’agit toujours d’inaugurer, de toujours reprendre depuis le début de chaque seconde. Et plus loin, nous lisons : « On demande comment entrer / Par quelle faille ». En réalité, chaque seconde nouvelle apportera un temps nouveau, donnera lieu à de nouveaux événements. Le poète isole quelques-uns de ces moments. Il nous offre ici et là des scènes où l’on rencontre différents personnages. Comme ici, par exemple : « Tu voudrais que chaque seconde ne finisse jamais / Passerelle éblouissante / Les enfants assaillis d’herbe de nuages / D’une seule clarté éclaboussent l’invisible ». Ces mots, « passerelle » et « invisible », comment ne pas s’y arrêter ? La scène où ces enfants s’amusent est porteuse de sens, transporteuse de vérité. Telle une passerelle, elle donne accès à l’autre côté des choses, celles que l’on voit sans percevoir ce qu’elles portent d’invisible. Les scènes sont toutes significatives. Certaines décrivent, on pourrait dire, objectivement, des phénomènes du monde réel.
L’oiseau effleure l’onde
Ratisse les rayons du couchant
Dès lors perché retrouve
L’immobilité de l’ombre
D’où inlassablement
Veiller le monde
D’autres tableaux mettent en scène des animaux (« Se terrent un crapaud des sauterelles des vers »), un vieillard (« Le vieux qu’on ne reconnaît plus / S’apprête à fermer les yeux »), un jeune homme (« La face écrasée contre l’asphalte / Un jeune homme immobilisé par la police / Expérimente le droit chemin »). La plus émouvante des scènes reçoit un traitement spécial. On lui réserve, et à elle seule, le caractère italique, comme pour mieux la mettre en valeur. La méditation n’y occupe pas une place centrale. S’y substitue une parole rapportée, qui donc n’est plus celle du poète, mais celle d’un personnage que l’on devine être ou avoir été une personne réelle. C’est un sentiment contre lequel je ne peux rien et que rien ne corrobore. Il me semble retrouver ici une petite fille que j’ai cru entrevoir dans un recueil antérieur du poète, celui qui a pour titre Ce que nous tenons à distance. Intuitivement, j’incline à penser que cette fillette pourrait avoir inspiré cet autre recueil de Ouellet intitulé L’enfant du voyage. On ne se trompera pas si l’on prévoit que j’irai prochainement, non par curiosité ou dans le but de vérifier mes flottantes hypothèses, me recueillir dans cet autre recueil du poète. Cette scène contenue dans du discours rapporté, il me semble donc que ce soit la parole donnée à la petite noyée (j’ai peut-être rêvé qu’elle était petite).
Retiens-moi de l’effraction du vertige ne m’échappe pas
Blottie dans la force de ton amour apaise-moi
Garde-moi de basculer dans l’espérance et la ferveur du lait
Qu’encore si petite
Je reconnaisse la lenteur pacificatrice de tes grands bras
Tout doucement papa berce-moi
On ne peut pas tout dire. Ce recueil contient quatre parties. Je me suis ici borné à puiser surtout dans la première. Ce faisant, j’ai négligé des merveilles, des vers m’ont étonné, d’autres m’ont séduit : « Un dimanche tombé de sa chaise » (il me semble que l’on retrouve cette chute à la toute fin du recueil). Aucun poème ne me laisse indifférent. Tous contiennent des éléments que je dirais des passerelles conductrices de sens. L’aspect méditatif de l’ensemble est saisissant. Que dire de plus ?
Dans une lettre destinée à un ami poète, j’ai écrit ce qui suit. Je tentais de circonscrire les impressions que me laisse ce beau recueil qui décidément témoigne de ce qu’un poète comme Jacques Ouellet ne peut pas ne rien laisser derrière lui. Après son passage ici-bas, ses vers, je l’espère, demeureront et continueront à nous ouvrir la voie.
Hier, cette dernière lecture de la nuit vint tout juste après ma re-re-relecture d’On ne laisse rien. Ce Ouellet croira que je suis devenu fou, mais je vais écrire sur son livre. Pour en dire quoi ? Laisse-moi profiter de cette lettre pour tenter d’amorcer le billet que je lui consacrerai. Voici des impressions.
On marche décidément beaucoup chez ce poète. On marche dans le sombre, parfois dans une chambre sans fenêtre, parfois sur le bord du fleuve. Et tandis qu’on marche ou ne marche pas, les secondes passent. Ce mot, « seconde », revient souvent. La terre va. Je crois que ce sont les derniers mots du recueil. « La terre va ». Elle va sans nous, sans nous qui, bien qu’ayant fait les cent pas sur cette terre, y laisserons à peine notre empreinte, et pas même, puisqu’on ne laisse rien. Tout cela est sombre, et lumineux à la fois, car il y a une dimension spirituelle dans cet ouvrage, à tout le moins philosophique. Maints passages témoignent de cette attitude qui fait de Ouellet, un peu comme toi, un poète de la pensée. Par exemple, il y a un consentement à l’effacement, à la fin du jour, à la fin de tout. Notre marcheur me fait songer à la fameuse sculpture de Giacometti. Il va dans les battures, sous le grand ciel étoilé. La mort est présente. Peu de poèmes communiquent la joie de vivre. Certains évoquent l’amour, une belle complicité avec une compagne, mais à la fin, il me semble que quelqu’un vient de mourir, un être cher. Bref, c’est de l’aspect tragique de l’existence que nous entretient ce poète, c’est à ces réalités négatives qu’il est en proie. Mais, malgré tout, il se dégage de ce recueil une certaine sérénité. On sent qu’une conscience relève patiemment le défi qui consiste à marcher et à marcher encore sur la terre qui, bien entendu, ira sans nous après notre disparition (autre mot clé du recueil, son thème peut-être le plus important), et sur cette terre, nous n’aurons rien laissé à l’exception de notre peau et de nos os (souvent, ce mot est employé).
Je dirai à peu près cela. Peut-être même, vais-je reprendre en partie ce que je viens d’écrire.
La lettre dont ce passage est extrait, pourquoi hésiterais-je à mentionner que Claude Paradis en est le destinataire ? Si la poste fait bien son travail, il la recevra sous peu, contrairement à la précédente qui, ayant été égarée, a pris presque un mois avant de lui parvenir.
Et j’ajoute, pour apporter une précision de plus, que la dernière partie du recueil de Ouellet est saisissante : « Le corps son corps / À demi sous la table ». Je n’en dis pas davantage. Je préfère laisser au poète le mot de la fin. Son recueil se termine avec le poème suivant.
Et quand rien ne subsiste
Le vent souffle
Innommé
À l’instant de toucher ce qui échappe
Ce qui allait advenir
Dans nos bras d’expiation d’embrassement de bravoure
Impeccable
Ni affamée ni inquiète
La terre va

Superbe lecture d’un magnifique recueil. J’a hâte de recevoir la lettre annoncée…
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Ce ne sera pas la lettre volée de Poe, mais une lettre envolée de poésie …
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Ton premier paragraphe m’a, de façon un peu inattendue quand je te lis, fait passablement réfléchir!
J’imagine que l’âge y est pour quelque chose.
Nul besoin d’être poète pour penser «laisser quelque chose».
Certains scientifiques prétendent que c’est là la mission ou le réflexe les plus fondamentaux de tout vivant!
Dans la plupart des domaines autant qu’en poésie, les riens qui sont laissés servent surtout à fertiliser le terrain pour, éventuellement, une rare apparition d’une oeuvre qui restera!
Entretemps, continue de nous enrichir de tes petites études.
Qui sait si elles ne deviendront un monument de la poésie québécoise?
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Tes commentaires sont toujours éclairants. Et ils me permettent de croire que ce que j’écris ne tombe pas dans … l’oreille d’un sourd ? dans un œil dont la rétine décolle !
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