
Il y a chez Jacques Ouellet, à tout le moins dans les deux recueils que je lui connais, dont celui faisant l’objet du présent commentaire, une sorte de tranquillité inquiète exprimée de manière apaisante. Cela est à la fois troublant et rassurant. C’est un peu comme si l’homme embrassait de son regard le plein et le néant de l’existence, s’arrêtant à la fois aux choses les plus banales et les plus extraordinaires, comme dans un premier temps à la proximité toute simple d’une fenêtre qui bientôt, si l’on regarde au travers, donne à contempler la vaste complexité du ciel étoilé. Le poète perçoit la petitesse de notre monde ainsi que son infinie grandeur. Il constate que la vie qui nous arrive finit par repartir sur la pointe des pieds. Et, entre naissance et mort, souvent sommes-nous étrangers au monde et à nous-mêmes, inadéquats, voire impuissants. Le poète semble en prendre tout doucement, ou plutôt sagement, son parti. Un peu comme si en l’absence de sens résidait peut-être un surcroît de sens.
Au seuil de ce recueil, le titre, déjà, est éloquent, quoique imprécis pour qui n’en attendrait que des évidences et qui souhaiterait que la lumière fût faite d’avance sur les propos que l’on s’apprête à lui tenir. Un titre cependant, et c’est le cas ici, est opérant quand par le truchement de l’évocation il ouvre la porte au mystère que tente de sonder l’écriture. Mais le mot « mystère » est ici mal choisi. Il conviendrait plutôt de signaler qu’une sorte d’incompréhension paraît indisposer le poète, qui parvient malgré tout à prendre son mal en patience. Et ce mal, on le réalise assez vite, est moins le sien que celui de tout un chacun.
Mais, plutôt que de mettre des mots dans la bouche du poète, écoutons les siens, lisons. Nous découvrirons une posture où je ne puis m’empêcher de voir beaucoup de sagesse, d’ouverture d’esprit et d’empathie à l’endroit de qui, tout comme lui, s’aventure dans les dédales de l’existence.
Et d’abord, ce que nous tenons à distance, qu’est-ce ? Il n’y aurait que ce titre et nous aurions à poursuivre sur sa lancée, à conjecturer sur ce qu’il amorce de manière elliptique, que nos premières intuitions auraient sans doute trait au mal, à la souffrance, au secret qui s’engouffre en notre sein alors que nous cherchons justement à l’ignorer, le repousser, afin que jamais il ne puisse remonter à la surface, au niveau de notre conscience. Ce que nous tenons à distance, peut-être est-ce l’autre, l’adversaire, l’ennemi, les forces hostiles, ou encore, et, peut-être surtout, ce moment ultime où nous basculerons dans le néant ou l’éternité, dans cela que nous appelons la mort.
Un titre ne vient jamais seul. Des mots lui répondent, lui font écho. Il s’agit de les lire, de lire le texte, les poèmes qui le composent. De lire en commençant, quand il y en a un, par l’exergue. Celui qu’a choisi le poète est emprunté à Paul Auster. Il se lit comme suit : « et chaque chose ici, comme si c’était la dernière chose / à dire : le son d’un mot / marié à la mort, et à la vie / qui est cette force en moi / à disparaître ». Voilà qui donne l’idée générale, le ton. Et ce ton, le poète le conservera, le modulera, le fera entrer dans le moule de sa pensée.
Mais d’abord, quelques observations factuelles. Le recueil contient cinq parties. Leurs poèmes sont tous brefs. Les plus longs comportent à peine douze vers. Ces derniers pour la plupart sont relativement courts, et rarement se déploient-ils au-delà de l’alexandrin, ou plutôt faudrait-il ici s’en tenir au strict décompte des syllabes, sans référer à quoi que ce soit qui puisse relever de la métrique, car ce sont en réalité des vers libres où rien de l’ancienne rhétorique poétique ne résonne à nos oreilles. Mais cela dit, nous n’avons encore rien dit. L’essentiel se situe ailleurs que dans des considérations d’ordre esthétique. Bien entendu, Ouellet s’en tient à une rigueur respectueuse d’un des grands principes sur lesquels se fonde la poésie, à savoir qu’il manifeste une certaine attention à la musicalité du flux poétique. Mais sa partition s’en tient modestement à un petit ensemble ; rien de démesuré dans son orchestration. L’attention à la musique n’est pas le premier de ses soucis. Certes, il se préoccupe des aspects formels du poème, mais les qualités qu’il privilégie sont comme obtenues par une opération de soustraction verbale qui n’a cependant rien de radical. En effet, Ouellet ne réduit pas son discours à un nombre limité de lignes squelettiques, encore moins à des mots épars tenant seuls au milieu de la page. Il opte pour un phrasé sans enflures verbales, évidemment sans fioritures. En ce sens, son style est épuré. On n’y rencontre pas un mot de trop. Il est le genre de poète à qui le peu permet de dire beaucoup, à tout le moins de s’en tenir à l’essentiel, et par conséquent de mettre sa démarche poétique véritablement en valeur.
J’ai dit dans une recension récente, ici même, alors que je commentais le recueil de Katia Lemieux intitulé Le fleuve à vif, que dans la plupart des ouvrages poétiques l’usage des pronoms personnels obéit à d’autres conventions que celles en usage dans les discours axés sur la communication et la transmission des idées. Alors qu’il y a là stabilité dans les identités recouvertes par le « je », le « tu » et ainsi de suite, les poèmes quant à eux laissent parfois à deviner les personnes ou personnages auxquels réfèrent les pronoms. Des indices, ici et là, peuvent apparaître. Un « tu » abrite une présence féminine imperceptible à l’oreille pour un auditeur, une auditrice, lors d’une lecture publique, mais son attribut ou un mot mis en apostrophe, comme c’est le cas dans l’exemple suivant, en vient éventuellement à lever le voile sur son identité : « Les bras tendus / tu regardes étrangère la distance / entre le ciel et la terre / envahie de peur tu hésites / nulle issue / pour soustraire à l’impasse / tes mains tremblantes » — j’ai cité l’entièreté du poème : en raison de ses qualités, humaines surtout et poétiques bien entendu, je citerais volontiers l’entièreté du recueil.
Le « tu » renvoie à une femme. Ou serait-ce une fillette ? Et encore, y a-t-il ici fluctuation, mouvement en ce qui aurait trait à des occupations successives de ce pronom par différents personnages ? Jusqu’à quel point les poèmes sont-ils libres de flotter dans les nuages du symbolique ? de fonctionner en adoptant un modèle similaire à celui du rêve ou de l’inconscient, de l’imaginaire pour tout dire ? Un poète comme Jacques Ouellet ne joue pas à cache-cache avec ses lecteurs et lectrices, ne se plaît pas à leur tendre des pièges, à leur proposer une série de fausses pistes. Au contraire, il use de tous les pouvoirs du verbe poétique, de tous ses possibles. Je dis de « tous ses possibles », mais cela n’est vrai que moyennant le principe de soustraction auquel il s’adonne le plus naturellement du monde, selon pourrait-on dire son caractère naturel ou encore sa personnalité artistique. Une indéniable discrétion l’anime. Donc. « Tous les possibles » moins ceux de la surenchère, j’insiste sur ce point : la belle sobriété de la plume de Ouellet. Bref, il n’y a pas lieu de jongler ici avec le sens. À tout le moins, faut-il se rappeler que dans le domaine poétique, c’est une lapalissade, les choses ne sont pas dites de manière évidente. On aborde les « choses » de la poésie, sa matière, en tenant compte toujours des manières de faire, propres à la poésie justement. Et l’on revient ici au mode de fonctionnement de l’imaginaire. Chaque poème est comme un nuage. On saute de l’un à l’autre. Emportant sur chacun ce que l’on a pu recueillir sur le précédent, reliant entre eux les poèmes avec sagacité si possible ou en y réfléchissant bien, en analysant ce que l’on a pu prélever dans chacun. Ce sera ici un mot, presque invisible pour qui s’aventure distraitement, comme satisfait d’être bercé par le murmure (clapotis du grand corps liquide / contre la barque de mai) ou le ronronnement de ce chat parcourant le récit-mosaïque du recueil. Oui, car comme c’est souvent le cas, le recueil forme ici un tout, fait de parties moins hétérogènes ou fragmentées qu’il n’y paraît d’abord, un tout racontant une histoire ou, peut-être, des histoires. Au « tu » (le « je » est ici presque absent, il n’apparaît que dans les derniers poèmes), au « nous » s’ajouteront bientôt quelques personnages (ou personnes) : le chat déjà entrevu, le « tu », qui, le sait-on avec assurance ? correspond peut-être parfois à la personne même du « narrateur », mais aussi nous rencontrerons des êtres humains, dont la femme ou la fillette, ainsi qu’un père (est-ce le narrateur et se pourrait-il qu’il soit en deuil de cette femme ou de cette fillette, noyée, et dont on semble ramener le cadavre sur la rive ?). Il ne faut surtout pas oublier un clochard (est-il réel ou simplement l’image, la représentation de ce père endeuillé ?). Ces questions que soulève le récit, le poète pourrait sans doute y répondre. Or de toute évidence, il choisit de parler tout en se taisant, bref, il préfère suggérer, offrir à notre lecture une marge de liberté que jamais n’offrent les discours prétendant à l’exhaustivité, à la totalité du dévoilement, de la mise à nu.
Des entités naturelles sont également anthropomorphisées, par la voie de la prosopopée, tel un torrent qui « réclame une issue ». Quels nouveaux sens ces images permettent-elles d’ajouter au récit ? Permettent-ils de tout saisir ? Et faut-il vraiment tout saisir ? Chercher à embrasser la totalité du récit poétique conduit souvent à négliger des détails eux-mêmes largement significatifs. C’est que les pierres que l’on oublie de retourner ou de contempler plus longuement ont, elles aussi, le loisir de germer, de produire, isolément, leurs propres rayonnements de sens. Ainsi, l’ensemble ne doit pas être pris en considération au détriment de ses parties. Ce sont elles, chaque poème, et dans chaque poème, chaque vers, chaque mot qui doivent et peuvent être lentement consommés. Il faut laisser au feu du poème, à sa luminosité si l’on préfère, tout son temps pour se consumer en nous. C’est à cette condition que l’on parvient à abolir, ou réduire autant que faire se peut, la légendaire obscurité de la poésie.
Les poèmes de Ouellet à dire vrai sont simples, sont simplement de véritables poèmes, avec leur part inhérente de clarté et d’obscurité. Rarement ai-je vu tant de beauté, je devrais dire tant de vérité. Un homme vient à notre rencontre. Il nous parle. Il me parle. De quoi ? Je ne saurais presque trop dire. Je ne voudrais pas trop le dire. Je souhaiterais laisser à chacun, à chacune le bonheur teinté de tristesse de découvrir soi-même la parole de Ouellet. C’est une parole grave, qui dit les choses de la vie et de la mort.
Une parole grave plongeant dans le sombre côté des choses. Avec Auster, déjà nous le savions, cela n’allait pas être gai ou léger : « et chaque chose ici, comme si c’était la dernière chose / à dire ». Après quoi, le poète, tel le nautonier Charon, s’engage sur son propre Achéron. Il s’aventure ou plutôt « s’engouffre » sur ce fleuve de langage qui le conduira au dernier mot de sa propre disparition. L’exergue d’Auster se termine par le mot « disparaître ». Ouellet lui emboîte le pas ; les deux derniers vers du recueil se lisant comme suit : « marcher sans bruit tient de l’exploit / et nous rions avant de disparaître ».
Il y aurait beaucoup à dire sur ce rire. Il vient en dernier. Après un parcours où règne la déréliction. Les poèmes ont surtout dit la grisaille des jours, le silence solitaire que seul ou presque rompait le ronronnement du chat. Le clochard quêtait dans les poubelles un pauvre quignon de pain. Mais pire, il y avait les stèles, le triste cimetière, la pluie, et cette noyée. Beaucoup d’ombre. Beaucoup d’ombres.
On marche dans ce recueil.
Pas un pas sans abîme
tu cherches
au milieu de peu
tes mots ton chemin
oubliée par les dieux
au seuil d’une tempête
tu n’arrives plus à consoler tes rêves
Il est fait mention d’une « enfant qui se noie ». On lit les vers suivants : « L’air rattrape / la robe les cheveux les os / absolument reconduite à la rive / et ce n’est plus toi fragmentée ». Après cette question « où es-tu maintenant » vient ce poème.
Certains jours
nous percevons les bruits
nous tâchons de mesurer la distance
nous pressentons
le flou d’une présence
debout immobile dans le froid
entre les volutes et les gouffres
nous nous interrogeons sur le temps
qu’il fera de l’autre côté
Le « flou d’une présence », « le temps / qu’il fera de l’autre côté », tout cela est en lien étroit avec ce que nous lisons plus loin : « parmi les stèles nous hésitons / devant l’ombre et le froid d’une terre promise ».
Entre pierres empilées et croix de rouille
tu goûtes le bruissement du feuillage
tourne vers le beffroi ton regard
une nuée d’étourneaux ébranle la flèche
dressée dans un ciel d’abandon
au plus sombre du rapprochement
quand d’un souffle le temps dispose
ton geste défie le sortilège
dans l’automne clochard tu montes
et descends avec lenteur
pareille à la coulée des nuages
Il y a de la mort dans ce petit livre, mais le chat qui dans quelques poèmes se laisse ou non caresser semble doté d’un pouvoir que ne partage pas notre discret narrateur : « Le chat persiste à fixer / ce qui m’échappe / y aurait-il un regard à l’invisible / braqué sur mon entêtement / à ne rien voir / au cœur de la nuit / une acrobatie / d’arbres d’étoiles / de fenêtres vives ».
Ce beau recueil, assurément, j’y reviendrai. Je ne me lasserai pas de le relire. Il mérite une place de choix sur les rayons de ma bibliothèque. On me fait parfois la remarque suivante, à savoir qu’il est difficile de savoir si j’aime vraiment les ouvrages que je commente. Mon but n’est jamais de signaler des engouements ou de n’écrire que sur ce qui me ravit au plus haut point. J’estime qu’il faut laisser aux autres le soin de faire le tri dans leurs préférences. Pour ma part, je m’efforce de décrire les ouvrages au meilleur de mes moyens, espérant que l’idée que j’en donnerai sera la plus juste possible. Cela me suffit et me comble. Avec Ce que nous tenons à distance, je me permets toutefois d’outrepasser cette limite pour déclarer sans ambages que ce petit livre en vaut mille, dont on fait des éloges souvent beaucoup moins mérités. Je rappelle qu’il a été écrit il y a vingt-cinq ans. Il n’a pas pris une ride. Il n’en prendra pas de sitôt.

C’est toujours un plaisir ineffable de vous lire…
Merci pour tout !
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Vous me faites vraiment plaisir. Merci. Je vous souhaite un bien beau septembre.
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« Il faut laisser au feu du poème, à sa luminosité si l’on préfère, tout son temps pour se consumer en nous. »
Ta lecture du recueil de Jacques Ouellet, publié il y a 25 ans, rappelle que la poésie sait attendre et qu’elle se fait, peut-être, mieux entendre loin du bruit de l’actualité littéraire. Le poème et le temps : même travail.
« Ce petit livre en vaut mille, dont on fait des éloges souvent beaucoup moins mérités. »
MERCI pour ton commentaire sur le livre d’un poète que j’aime beaucoup.
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Merci Michel. J’ai lu et relu aussi « On ne laisse rien ». Ce livre est peut-être encore plus beau. Je me promets de lui réserver un commentaire.
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Je ne crois pas avoir déjà lu un paragraphe composé de phrases aussi chargées de puissantes contradictions que ne l’est le premier de ton étude sur Ce que nous tenons à distance de Jacques Ouellet.
Peut-être pour faire écho au sens tellement paradoxal du titre?
Et que dire de ta savoureuse exhortation: «Il faut laisser au feu du poème, à sa luminosité si l’on préfère, tout son temps pour se consumer en nous.»? De la poésie dans la poésie!
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Je viens de le lire. Tu as raison quant à la question des « puissantes contradictions ». Je cite la dernière phrase du paragraphe : « Un peu comme si en l’absence de sens résidait peut-être un surcroît de sens. » Et ta remarque : « De la poésie dans la poésie ! » Eh bien, oui, ici aussi tu vois juste.
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