
Dans le numéro 172 du magazine littéraire Nuit blanche, Michel Pleau rendait récemment hommage au poète Luc Perrier. Il y donne à lire des extraits de la correspondance que l’aîné lui adressait. Je trouve amusant que Luc Perrier ait écrit ce qui suit : « Imagine un gouvernement de poètes, avec ses ministres du rêve, de l’inspiration, de la création, de la transcendance, de la métamorphose, de la métaphore, de l’oiseau, de l’insecte, de l’arbre, de la fleur, de la rue, de la montagne, du talus, de l’eau d’érable, de l’eau potable, de l’eau de source, de la pluie, du nuage, de la neige, du soleil, de l’éclair, du paradis à la fin de nos jours, de la tourtière, de la baleine, de l’écriture, de la lecture ! Nous pourrions alors poétiser le monde, donner la parole aux arbres, écrire des poèmes sur les robes, les pantalons, les pancartes. Le monde serait un poème. Passons ! De toute manière ce n’est pas demain la veille, la veille du poème, les veilles au poème. Avec un gouvernement de poètes, ce serait la fin des guerres, la fin des coupes à blanc, à rouge, à noir, le commencement du monde. L’épicier du coin vendrait des poèmes. À l’église, la messe serait un long poème. Les éclusiers lèveraient leur verre au nom de la poésie. Moi, ministre du poème, je te nommerais poète des écluses. »
Du temps a passé depuis que Perrier nous a quittés. Le monde a changé. Mais on peut toujours rêver. C’est ce que se permettent de faire ici nos deux épistoliers des temps modernes. Ils ne se proposent pas de mettre les poètes aux commandes de l’État, mais ils nourrissent un ambitieux programme consistant à repenser le monde, à le reconstruire à partir justement de quelques ministères inédits.
L’éditeur présente ainsi la collection où paraît l’ouvrage conjoint du poète Christian Vézina et de son acolyte, le philosophe Normand Baillargeon : « Une collection d’essais qui se présente comme un atelier pour prendre en réparation le monde, un fragment à la fois. Un laboratoire pour réfléchir à de nouvelles solutions afin d’envisager la vie autrement. Une exploration des possibles pour colmater les fissures de nos manques d’humanité, réparer notre quotidien. »
Eh bien ! Voilà justement et précisément ce qu’on trouve dans cette correspondance. Il s’agit ici d’une « conversation démocratique », telle que la souhaitait un John Dewey. Un philosophe, qui parfois se trouve « sans doute trop théorique » échange des idées avec un poète pour qui « un concept est une idée sans ailes. » De leur laboratoire commun émergent non seulement de brillantes idées, mais également des solutions. Ils sont moins rêveurs qu’il n’y paraît. En effet, Baillargeon a beau user du mot « utopie » pour décrire les propositions qui lui tiennent à cœur et son ami a beau parler de « vœux pieux », vite il se rétracte, car leurs « élucubrations » sont en réalité fort rigoureuses : « Je n’aurais pas dû utiliser cette expression tristement connotée, qui donne l’impression que des changements nécessaires ne sont que des rêveries d’idéaliste. » Poétiser le monde, comme le souhaitait non sans humour un Luc Perrier, cela, dans une certaine mesure, est chose sérieuse. Hölderlin ne parlait-il pas en de ces termes ? « Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme. »
Pour nos épistoliers, il ne s’agit pas de pelleter des nuages. Bien sûr, lorsque le poète entame la discussion en faisant valoir l’intérêt que représenterait un ministère de la case libre, on se dit que la fantaisie sera au rendez-vous. Il y aura quelques divagations de sa part. Après tout, n’est-il pas un poète ? Il concevra des ministères de poète. Or tout poète qu’il soit, ce rêveur imagine du solide. Il ne se contente pas de jouer avec les mots, il se montre très attentif à leurs significations. Par exemple, il rappelle l’étymologie du mot « ministère ». Ce mot latin signifie serviteur. Et donc, par conséquent, un ministre n’est pas un maître (du latin magister), mais bel et bien un serviteur. Le mot ministère « nomme simplement un service. » Notons que pour farfelue que paraisse l’idée d’un ministère de la case vide, elle résiste à nos objections, du moins si l’on s’arrête à ce que met en œuvre le poète afin d’en montrer l’utilité, l’utilité faisant partie du projet commun de nos deux penseurs : ils veulent « faire œuvre utile. » Bref, on lit Vézina, et même si l’on ne retient pas l’idée de son drôle de ministère, on comprend le bien-fondé de ce qu’il soulève dans son argumentaire. L’idée est loufoque, mais la réflexion qui la sous-tend est drôlement sérieuse.
Auguste a parlé. Le clown blanc lui répond. Après le poète vient le tour du philosophe. Chaque chapitre du livre est construit sur ce modèle. A propose un ministère, B lui répond. Après lecture de la missive de B, A lui écrit à nouveau. Il conclut, rectifie son tir. En fin de chapitre, une section est réservée aux lecteurs. À eux « de prendre le relais de cet exercice de pensée critique. »
On a compris, Vézina a présenté son ministère de la case vide. Baillargeon réagit à cette idée. Mais tout d’abord, il mentionne l’importance qu’a eue et a toujours la poésie dans sa vie, dans sa formation intellectuelle. Il salue chez son interlocuteur le dessin qu’il fait d’« un espace de liberté et d’ouverture aux préoccupations citoyennes et non partisanes. » Puis, Baillargeon se fait professeur. Comme l’a indiqué d’emblée son ami, il a fait « de hautes études et carrière dans l’enseignement universitaire. » Bref, il fera montre de sérieux. Il nous apprendra des choses. Il possède de solides connaissances.
Il fait observer au poète que l’un « des rôles du Conseil des ministres est de tenter de déceler des cases vides et de les remplir. » Enfin, je n’entre pas dans les détails, mais il critique la proposition de son ami. On se dit que l’autre ne saura quoi lui rétorquer. Eh bien ! On se trompe. Ce Vézina a beau être un autodidacte (c’est lui qui le dit), il sait répondre aux très judicieuses observations du philosophe. Et avec lui, on en apprend également beaucoup sur notre monde et le mode de fonctionnement de nos gouvernements. Il nous rappelle des réalités que l’on a tendance à ignorer, par exemple, à savoir qu’existe » un ministère de la cybersécurité et du numérique, un autre de l’innovation, des sciences et du développement économique, sans parler de ceux de l’enseignement supérieur, des télécommunications, des affaires internationales de l’industrie, du revenu » etc. Il mentionne tout cela et plus encore en développant une pensée, afin de répondre aux objections de son ami.
Je coupe court. On verra dans cette correspondance défiler sous nos yeux quelques propositions de ministères. Elles seront de plus en plus pertinentes, surtout sans doute en raison des réalités qu’elles présenteront et des situations déplorables auxquelles elles cherchent à remédier. Le monde dans lequel nous vivons s’en va à vau-l’eau. Être pessimiste ou alarmiste en restant dans notre salon ou en fixant les images de guerre qui défilent sur nos téléphones portables, cela ne peut que contribuer aux désastres actuels et futurs. Tout passe sous la lorgnette critique de nos deux amis. Normand propose un ministère de l’éthique numérique. Christian songe à un ministère de la souveraineté qui va au-delà de ce à quoi songeaient les indépendantistes québécois de la première heure. On pense à des ministères qui s’intéresseraient à mettre en avant les idées et des projets de décroissance. Ce ne sont pas des vœux pieux. On tient à réaliser ces projets. L’un consacré à l’autogestion, l’autre à la justice sociale et même, puisque Auguste n’a pas dit son dernier mot, on pourrait créer un ministère du silence. Bonjour, Luc Perrier ! Notre poète propose un ministère du silence. Autre idée farfelue ? Lisez plutôt ce chapitre et vous verrez. Le poète a beau être franchement inspiré, ses propos n’ont rien d’échevelé. « On peut rêver », écrit-il. Et le philosophe de s’écrier une fois sa lettre lue : « Quel beau texte tu m’as une fois encore envoyé. J’y reconnais le poète, bien sûr, mais aussi le poète qui philosophe. »
Si le philosophe ne s’adonne pas franchement à la poésie à l’occasion de cette correspondance, il sait en revanche lui accorder beaucoup de place. Il aura référé bien entendu à Aristote, Platon, Kant et de nombreux autres philosophes, dont son cher Bertrand Russel, mais il aura aussi consulté Breton, Prévert et Tagore, pour m’en tenir à ce groupe restreint. Lorsque Normand propose à la toute fin de l’ouvrage son ministère de la justice sociale, il commence en relatant une anecdote. Lui aussi sait se montrer distrayant. N’y a-t-il pas ici un idéal classique ? Celui d’instruire, tout en distrayant. Alors, oui, Baillargeon sait agrémenter son discours, mais jamais gratuitement. Son anecdote sur Tagore est au service de sa démonstration, de sa présentation. Elle lui permettra de rendre compte du concept de capabilité. Il y sera question de justice distributive (Aristote), d’équité, d’éducation, de ce que l’on appelle une « vie bonne ». « Les capabilités consistent à maximiser la liberté de chaque citoyen. Il faut que nous ayons la possibilité d’agir librement, c’est-à-dire que nous n’ayons pas d’entrave dans les limites, bien entendu, de la légalité et du civisme élémentaire. Il faut aussi que nous ayons la possibilité de faire des choix et que ces choix ne soient pas limités parce que nous ignorons les choix possibles. Finalement, il faut que nous ayons la capacité de réaliser ces choix. »
Il faut lire la conclusion vibrante que rédige Christian Vézina. Il y parle des lacunes de leur correspondance. Il déplore qu’il « en manque des bouts, notamment du côté des propositions. » Cependant, il formule des espoirs qui ne peuvent en rien nous laisser indifférents. Il espère que la conversation à laquelle se sont livrés les deux amis sera poursuivie, que leurs lettres en quelque sorte demeureront vivantes et que la discussion sera poursuivie.
Le « professeur érudit » et « [l]’élève très buissonnier », je cite ici Christian Vézina, ont accompli ce que Normand Baillargeon identifie à « un exercice d’un genre littéraire, un peu à la manière de ces utopies qui jalonnent l’histoire de la pensée depuis Platon. Rêvons, écrit-il dans sa conclusion, à ce que nous pourrions faire pour rendre le monde meilleur […] Décroissance, autogestion et justice sociale — celle-ci pensée en matière de capabilités — sont des idéaux que je prône depuis longtemps, pour ne pas dire toujours […] La solution, pour Dewey, se trouvait dans l’éducation, qui devait préparer à la vie citoyenne. Cette solution est selon moi toujours aussi pertinente. »
Enfin ! Dans ce compte-rendu de lecture par trop lacunaire, il manque des bouts, comme dit le poète. J’aurais souhaité, entre autres, rendre compte des passages où il est question de Chomsky, des pages consacrées à Mondragon, « la plus grosse coopérative industrielle au monde », de celles où Baillargeon aborde l’indice de développement humain (l’IDH), plus efficace pour mesurer « une vie riche et pleine » (riche ici non pas dans le sens pécuniaire du terme) que l’indicateur qu’est le PIB par habitant. Recommander la lecture de cet ouvrage, à mon sens, ce n’est pas en faire la promotion, c’est inciter à prendre connaissance des enjeux et des défis qui se présentent aujourd’hui en face de qui souhaite participer à la construction d’un monde meilleur.

«Poétiser le monde».
Quelle incroyable idée! J’y souscrit.
Il y a peut-être une autre voie que celle de ces deux charmants auteurs…
Au lieu de créer de nouveaux ministères et de se retrouver avec un ingérable Conseil des ministres et une bureaucratie à taille multipliée par deux, pourquoi ne pas «poétiser» chaque ministère déjà existant?!
Une fois qu’on se serait mis d’accord sur ce que veut dire par «poétiser» un ministère (définition particulièrement difficile à formuler, tu nous l’as rappelé avec ton dernier ouvrage), un petit groupe de poètes intervenants serait chargé d’entrainer chaque ministère dans la bonne voie!
Je te nomme ministre de ce groupe-choc Daniel!
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Je ferais un piètre ministre. Je me contenterai d’être poète. Merci de me lire et de commenter
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