J’ai pris tout mon temps pour lire L’Abrupt. Ce gros ouvrage de poésie contient presque 400 poèmes répartis en deux tomes. Fernand Ouellette les a écrits en moins d’une année. La lecture que je fais ici de cette somme lève à peine le voile sur cet imposant recueil. Il me faudra le relire afin de dépasser mes premières impressions. Les propos de la petite étude que je fais paraître aujourd’hui sont quasiment intuitifs, notamment ceux ayant trait à d’autres recueils de poésie du même auteur, lesquels, tout pertinents qu’ils soient, me paraissent moins denses que les grands cycles que sont L’Inoubliable et L’Abrupt. L’article que je publie ne marque qu’une étape de mon projet de consacrer un essai à l’ensemble de l’œuvre poétique de Ouellette. Il me tarde de mettre à l’épreuve non pas une hypothèse, mais bien encore une fois une intuition, celle que voici.
Malgré son indéniable unité, il y a deux grandes périodes dans la production poétique de Ouellette. La présence du divin occupe une place moins grande dans la première. Puis, après ce que l’auteur a désigné comme sa conversion, sa poésie devient plus limpide, à l’image de celle qu’offrait au siècle dernier le recueil des Heures. Mais, bien que la poésie de cette seconde période soit plus simple et facile d’accès, il faudra attendre le vide très concret laissé par sa compagne au moment de son décès pour que la poésie de Ouellette s’éloigne tout à fait de l’abstraction un brin éthérée qui chez lui faisait part de sa quête spirituelle. Quelque chose de très humain se fraie un chemin dans les poèmes de la seconde période. Dans ses derniers ouvrages surtout.
L’inspiration du poète ne l’éloigne bien sûr pas du bleu du ciel, mais une transformation s’opère en lui. Désormais l’unique prend un tout autre visage. Dieu est en quelque sorte éclipsé, toujours présent, mais dissimulé derrière les gris nuages de son chagrin. Dieu demeure l’Unique, mais l’Unique de Vers l’embellie sera désormais l’épouse en allée. Nulle part ailleurs que dans ses derniers poèmes Ouellette aura-t-il été si profondément poète, si profondément humain.


Paul Celan est un poète qui à l’instar de Pierre Jean Jouve aura beaucoup compté aux yeux de Fernand Ouellette. On connaît l’influence du Français, cité dès Ces anges de sang. Celan apparaîtra plus tard dans l’itinéraire de Ouellette, non à titre d’initiateur, mais bien plutôt pourrait-on dire à titre d’accompagnateur, en écho à des préoccupations récurrentes depuis déjà longtemps alors chez Ouellette. Ainsi n’est-il pas étonnant de voir L’Abrupt s’ouvrir avec en exergue une citation qui lui est empruntée. On lit : « Une pensée à hauteur/d’arbre/attrape le son de la lumière : il y a/encore des chants à chanter au-delà/des hommes. »
Chez Ouellette, les épigraphes et autres citations sont toujours méticuleusement choisies. C’est le cas ici. Le terme de « hauteur » entretient des liens très étroits avec l’altitude qu’évoque une paroi escarpée. Et ce sera, faut-il le préciser ? d’élévation spirituelle qu’il s’agira dans L’Abrupt. Et pour employer l’un des rares mots inusités présents dans ce fort volume de poésie — il se déploie sur deux tomes, contenant chacun environ deux cents poèmes — c’est de manière tout à fait allégorique que le poète s’y fera rochassier. La pensée de Ouellette est hantée par les hauteurs. Le mot verticalité se retrouve partout dans son œuvre. Le faîte des arbres apparaît çà et là comme l’équivalent des sommets que sont monts et pics, élevés comme autant de bras tendus dans la direction du bleu ou, si l’on préfère, dans celle de la lumière. C’est le « son de lumière » qui résonne dans l’esprit du poète. C’est ce chant que fait entendre l’arroi des anges, au-delà du chant des hommes, que Ouellette cherche à capter en se faisant rochassier, autrement dit alpiniste.
Il y eut pour lui dès l’abord, avec son premier recueil, un effort pour que l’angélisme, dans le sens le plus positif du terme, en vienne à s’incarner dans la chair des hommes, pour que le divin se manifeste concrètement dans leurs faits, gestes et pensées. Puis, tout au long du parcours du poète, le monde dans sa réalité brute tel qu’habité par l’homme, uniquement homme et coupé du divin, ce monde où l’âme et l’esprit étouffent, le poète l’a considéré dans des limites qu’il a jugées définitivement trop étroites. C’est qu’à ses yeux, elles occultaient justement l’illimité, l’infini, la présence d’une surréalité ayant peu à voir avec celle que les surréalistes pourchassèrent dans leurs œuvres, mais tout à voir avec celle du divin.
Chanter au-delà des hommes, voilà pour dire vite la tonalité des poèmes de L’Abrupt, et cela vaut tout autant pour ceux des recueils postérieurs à la publication de Je serai l’Amour. Cela ne signifie en rien qu’à partir de sa rencontre avec Thérèse de Lisieux, Ouellette se sera détourné des grands bouleversements qui font et défont notre monde. Mais à titre d’homme et de poète, ce qui le préoccupe, et ce, depuis déjà Ces Anges de sang, a trait au spirituel. En exergue de ce recueil, empruntés à Georg Tralk, les mots suivants témoignaient déjà de ce qui chez Ouellette n’est rien moins qu’un engagement : « Un instant bleu, tout n’est qu’âme. » Comment ne pas souligner ici la présence du « bleu » ? Elle est la couleur emblématique de la démarche du poète. Et comment ne pas s’émerveiller de cette autre constante, relative celle-ci à la pureté de l’enfance, à la profonde résonance qu’elle fait entendre par avance, elle-même vagissement de ce chant vers lequel aura tendu le poète tout au long de ses heures, afin de se dépêtrer justement du carcan que celles-ci imposent, lorsque traversées de manière inconsciente, alors que l’esprit est évacué au seul profit d’une soumission aux réalités matérielles : « Ne croyez point que le destin soit plus que cette densité de l’enfance » ? Ouellette citait ici Rainer Maria Rilke. Il était âgé d’à peine vingt-cinq ans. Savait-il que jamais par la suite il ne dévierait de sa trajectoire ? L’enfance, en effet, réapparaît dans L’Abrupt et est présente jusqu’au cœur de Vers l’Embellie, son tout dernier recueil. Ce n’est bien sûr pas d’une régression qu’il s’agit avec elle, ni non plus d’une nostalgie qui enfermerait le poète au cœur de ses souvenirs, qui ferait barre à toute tentative d’accéder à une lucidité prenant en compte la réalité telle qu’elle est. Au contraire, cette enfance, loin de l’anecdote de ce qu’historiquement elle aura été, constitue la prémisse de cet état que l’on pourrait dire de grâce aimantant l’âme du poète depuis même avant ses pérégrinations du côté de Thérèse.
L’Abrupt, dans les œuvres qui constituent à mes yeux le deuxième grand volet de la production poétique de Ouellette, je parle des ouvrages parus depuis 2005, année de la publication de L’Inoubliable, me semble être l’un des plus « construits » de tous ses ouvrages poétiques. Il fait justement suite aux trois grandes chroniques de L’Inoubliable. Le poète avec ces trois imposants volumes effectuait un retour à la poésie. Je dis retour parce qu’Au-delà du passage, paru une dizaine d’années après la publication des Heures, soit en 1997, me paraît être quasi un intermède, un regroupement de poèmes d’inspirations diverses. Il faudra attendre presque dix ans encore avant que le poète n’entame après ce recueil des œuvres encore plus essentielles, nées dans l’urgence. Je crois pouvoir affirmer que les poèmes d’Au-delà du passage sont d’une facture différente de ce qu’on lit dans l’Abrupt, car un centre de gravité ne les rassemble pas tous, le livre réunissant des morceaux écrits entre 1982 et 1997. Il en ira de même avec Présence du large. Bien que sa parution soit postérieure aux grands cycles de L’Inoubliable, les poèmes qu’il regroupe appartiennent eux aussi à des époques différentes s’échelonnant de 1997 à 2008. Certes les grands thèmes chers à Ouellette réapparaissent dans ce recueil, mais de grands intervalles séparent la semaison de ses poèmes, tandis que l’unité des grandes œuvres poétiques est due en grande partie au fait que leurs poèmes ont été écrits au jour le jour, répondant en cela à une impérieuse nécessité, au besoin pressant éprouvé par le poète de trouver, comme le disait Rimbaud, son lieu et sa formule. Ou, plutôt, les ayant trouvés, de les exprimer au moyen du verbe poétique. Le poème était en quelque sorte le bâton du pèlerin, le feu qu’il allumait pour mieux percer les mystères et misères de sa condition humaine.
Au-delà du passage et Présence du large ne sont bien entendu pas des œuvres secondaires. La variété qu’offrent ces recueils leur ajoute une indéniable plus-value. Il y a là un éventail rafraîchissant. Il en va tout autrement avec L’Abrupt. Ce livre prolonge la voie unique sur laquelle le poète s’est aventuré dans L’Inoubliable. Conséquemment, le poète ouvre-t-il le premier tome de cet ouvrage (« Face au massif ») en accentuant le fait qu’il entame une nouvelle étape de son parcours. Il inaugure le livre avec le poème intitulé « Pression bleue ». Je n’insiste pas sur la présence de ce bleu qui lui est si cher. Le premier vers marque le fait qu’il s’agit bel et bien pour lui d’un retour : « À nouveau me voici ». Les deux derniers vers de ce court poème vont dans le même sens : « Au commencement du mur,/Du massif à gravir. » « À nouveau » signifie aussi « encore une fois » ou « une fois de plus ». Nous voici donc au commencement, au recommencement poétique du perpétuel commencement qu’inlassablement entame le poète jour après jour, poème après poème. Il marche dans la direction de l’embellie, laquelle ne sera jamais plus belle que là où la Terre s’élève au point le plus élevé du massif. Ainsi que l’indique le titre du premier tome de L’Abrupt, nous sommes avec le poète face à un escarpement, et lui surtout se trouve « Face au massif ». Notons que « Gravir » sera le titre du second tome. Or « gravir », tout comme se tenir « face au massif » sont des termes qui décrivent l’avènement d’un éternel recommencement, comme l’est chez l’orant et le stylite la reprise d’une même méditation, d’une même prière.
Pour échapper aux heures telles qu’elles nous incitent à ne vivre que pour traverser distraitement le temps, sans voir au-delà, sans écouter le chant se déployant au-delà du chant des hommes, il faut au quotidien reprendre la route, celle sur laquelle s’avancer, dans la montée, dans le mouvement ascendant, ascensionnel. Il s’agit de gravir. Le rochassier en pensée se livre à l’escalade. Il est à l’affût du moindre signe témoignant de la présence du divin.
Lorsqu’il est question du divin chez Ouellette, et il en est tout le temps question, je tiens toujours à rappeler à quel point le lecteur non-croyant aurait tort de se détourner du témoignage éminemment humain que représente la poésie de l’auteur. La quête spirituelle qu’il entreprend est riche de résonances, se peut facilement traduire sur le plan d’une réflexion plus pragmatique dès lors que l’on pose un regard objectif sur le simple fait d’habiter poétiquement ou non la Terre. En effet, les mouvements animant les avancées spirituelles du poète, ainsi que ses reculs, ses piétinements, son sur-place et ses errements sont comme ceux de tout un chacun. Nous connaissons tous l’obstacle et l’entrave, la limitation intrinsèque à l’être, à ses impuissances, à sa vulnérabilité en regard des leurres et des pensées qui en viennent inexorablement à nous détourner de nous-mêmes.
Les heures sur nous tous accentuent leur emprise, nous tenant dans les rets de l’immédiate adhésion à l’idée de combler nos désirs, de pourvoir aux besoins les plus élémentaires de l’existence, dont celui du divertissement au sens pascalien du terme. J’ajoute qu’en l’absence de tout prosélytisme, de tout angélisme, ce mot entendu cette fois dans son sens le plus restrictif, bien loin donc de tout simplisme moral et religieux, le travail de la pensée chez Ouellette est, à mon sens, exemplaire. Que la foi anime ou non ses lecteurs, ces derniers en suivant le poète dans sa quête découvrent une pensée de l’ouverture dont devrait témoigner il me semble toute poésie digne de ce nom. Si quelque chose peut détourner les lecteurs de l’œuvre de Ouellette, ce ne doit donc pas être à mon sens sa dimension spirituelle. Qu’on cherche ailleurs ses failles s’il s’en trouve.
Les failles, poussières, alors que dans l’œil de certains lecteurs sévit une poutre, je les décèle à dire vrai dans l’impatience qui à la limite peut gagner qui se confronte à l’ampleur d’une œuvre si abondante. Des poètes fabriquent des dispositifs plus aérés, où des haltes, des silences ponctuent le cours de la lecture. C’est qu’ils écrivent aussi et peut-être surtout pour plaire. Ce n’est pas le cas ici. Ouellette a beau écrire des poèmes qui pour la plupart tiennent sur une page, ses vers ont beau être souvent constitués de quelques syllabes, le lecteur qui se lance dans la lecture de L’Abrupt se heurte lui-même à un imposant massif. Afin de bien l’escalader, il doit adopter un rythme de lecture modelé sur celui que le poète a mis dans l’écriture de cette œuvre. La quatrième de couverture précise que le poète a écrit les quelque 375 poèmes de son livre (c’est moi qui les compte) en neuf mois seulement. Je recommande la lecture lente, voire les nombreuses relectures. Pour lire cette œuvre, n peut mettre une année, à raison de courtes séances de lecture. En s’imprégnant de chaque poème, on se familiarise avec la voix du poète, avec ses images. On comprend davantage le sens de sa démarche.


« Afin de bien l’escalader, il doit adopter un rythme de lecture modelé sur celui que le poète a mis dans l’écriture de cette œuvre. »
Et nous, tes lecteurs, cher Daniel, faisons de même pour lire tes billets. Quel ordre attentif tu y mets! J’aime te lire.
J’aime ressentir le long temps d’absorption qu’il te faut pour rendre compte de tes lectures des œuvres de « nos » poètes.
Ta générosité toujours renouvelée à l’endroit de leur écriture est inspirante, enrichissante surtout — avant toi, je n’abordais pas Ouellette (et bien d’autres) comme aujourd’hui, avec lenteur et considération, et curiosité profonde aussi.
La poésie mérite tous nos efforts, oui. Il faut résister à l’envie de la dévorer. Quelqu’un a dit (je ne me souviens plus qui), l’art est long.
Merci!
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L’art est long, l’amitié aussi. La nôtre, récente, durera longtemps, j’espère. Merci pour ce mot, chère Geneviève. Tu m’encourages à poursuivre mon travail. Et moi, je t’encourage à continuer le tien. Ta poésie a une saveur toute particulière. Je l’apprécie grandement. Elle m’étonne par sa fraîcheur et des douleurs secrètes, pas forcément les tiennes, mais celles qui nous viennent tout naturellement, en raison de notre cœur qui bat, du simple fait de vivre : douleurs secrètes, dis-je, que tes poèmes n’éludent pas.
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