Christine Palmiéri : L’éternité n’est jamais loin : Poésie : Éditions Mains libres : 2023 : 162 pages : Recension parue dans la revue POSSIBLES automne 2023
partout et nulle part j’excave les mots qui me rattachent au monde je tisse écris dans les bourbiers les trous du ciel les flaques de mémoire qui m’installent dans ce que je suis
Christine Palmiéri est une autrice qui se fait rare. À ce jour, on ne lui devait que deux recueils, séparés l’un de l’autre par dix années. Le premier ouvrage remonte à l’an 2000, le second a été publié en 2011. J’ignore quelle est la teneur de ces ouvrages ; ce que je sais, en revanche, c’est que la plus importante rareté de L’Éternité n’est jamais loin relève essentiellement de sa singularité, et non du fait que l’autrice serait peu prolixe. À dire vrai, dans le paysage littéraire québécois, son troisième recueil me semble franchement original. Ce type de rareté lui confère un supplément de richesse.
Présenter la poète exigerait qu’on mentionne sa présence sur la scène culturelle en tant que critique d’art et créatrice en arts visuels. C’est à ce titre que Christine Palmiéri doit tout particulièrement sa notoriété. Les familiers de l’œuvre de Pierre Ouellet savent qu’elle a illustré la plupart de ses ouvrages tant poétiques que romanesques. Du reste, tous deux partagent une même vision du monde, si bien qu’aux écrits du premier correspondent de manière on ne peut plus idoine les œuvres de l’artiste. À ce chapitre, il y aurait beaucoup à dire, tant une manière de gémellité artistique est ici tout à fait remarquable.
Parler de l’originalité d’un écrivain, c’est parfois manifester l’indigence de sa propre culture. Un fleuve est tributaire de ses affluents, il ne coule jamais seul, d’autres cours participent de sa course. La poète s’est abreuvée à diverses sources. Par les exergues parsemés dans son recueil, elle en indique quelques-unes. Elle cite à quelques reprises des vers extraits du Discours du chameau de Tahar Ben Jelloun. Elle convoque Les mille et une nuits. Des vers de Mohammed Khaïr-Eddine, empruntés à Soleil arachnide, éclairent également les poèmes de l’autrice. Soyons prudents, il serait sans doute erroné de parler ici d’influences. Il serait plus approprié de parler de familles d’écrivains partageant des intérêts communs, voire une culture commune.
Bien que Québécoise, Christine Palmiéri est d’origine française. Elle est née et a grandi au Maroc. Son livre, qui est affaire de mémoire, tout ancré qu’il soit dans le présent et bien que tourné dans la direction de l’avenir, conduit inévitablement le lecteur québécois en terre étrangère. Son exotisme n’est pas sans ajouter à son originalité. La chaleur et le soleil intense des souvenirs de la poète nous éloignent de la nostalgie propre aux jardins de givre des poètes québécois. Les âmes pourtant font fi des méridiens. Ce que nous raconte Palmiéri a une valeur universelle. Les espaces qu’en profondeur elle nous ouvre ne nous sont donc en rien étrangers. Les référents changent, mais ne modifient pas le fond de l’âme humaine.
Néanmoins, cela fascine. Des Mille et une nuits, la merveille perdure. La poète, en empruntant les chemins de la mémoire, revient chez elle. Ce faisant, elle nous ouvre la porte sur un monde dont j’ai dit la chaleur et le soleil. Pour plus de dépaysement, il conviendrait d’ajouter la flore luxuriante ainsi que la faune, avec ses lézards, ses chèvres et ses dromadaires. Les noms des proches, parents ou voisins, élargissent également notre vision du monde : Minah, Réda, Rafi, Aïcha, Zorha, Nadège, Khadija, Mustapha, Halima, etc. En disant les « lieux fabuleux » d’Orient — Oued Zem, hammam, médina, désert — la poète témoigne des us et coutumes du pays de son enfance : « l’Orient plie sous l’aile du Muezzin ». Un des poèmes du recueil nous ouvre les yeux, c’est le moins que l’on puisse dire, sur une troublante réalité, celle des femmes voilées.
les femmes se voilaient pour fermer leur bouche imaginez la flamme vive jaillissant des yeux protestations colère peur tendresse amour inquiétudes toutes ces crispations du visage ces passions canalisées par la vue
vous comprenez pourquoi elles les cernent de khôl pour en faire des écrans où défilent leurs jours
[…]
vous vous sentez extrêmement petits devant ces yeux qui vous happent à chaque coin de rue yeux cernés par d’austères niqabs hidjabs tchadors »
On le voit, ce qui dès l’abord se présentait comme un projet d’introspection, de rétrospection (« j’écris / au dos des portes du présent / accroupie sur mon passé ») est bien loin d’oblitérer le temps présent, que l’on appelle l’actualité, brûlante pourrions-nous dire. Or, dans toute cette histoire, qui est celle du monde, celle de l’intime a préséance.
La poète remonte le cours du temps. Elle rédige un récit autobiographique, poétique, non linéaire, fragmentaire et lacunaire. Je dis lacunaire non en songeant à un manque, mais à un fait. Les noms cités plus haut, noms de personnes et non de personnages, en son for intérieur la poète en conserve pour elle-même la substance. Ces personnes n’agiront pas ou si peu sous nos yeux. Et du père et de la mère, l’événementiel et le superficiel seront tus, alors que l’essentiel sera puissamment évoqué. Une enfance même orpheline ne se vit jamais seule, mais un sentiment d’exclusion est intensément ressenti par l’enfant qui derrière la porte entrebâillée entend doucement geindre sa mère au plus fort de l’étreinte. Scène qui vaudra au père le regard torve de l’enfant : « je voulais épouser ma mère / lui disais-je / sèchement » Et encore : « quand leur passion les dévorait / dans leur bonheur à eux / en moi/ un grand malheur naissait ».
Tout n’est donc pas dit. Des zones obscures demeurent inexpliquées, comme sondées uniquement pour l’unique bienfait de la poète et non divulguées clairement. Après avoir dit qu’elle disparaît « de l’autre côté de la lumière », la poète mentionne que « le silence régnera / pendant vingt ans ». Je crois comprendre qu’elle réfère à son exil en terre québécoise, aux liens qu’elle aura rompus avec les siens : « un quart de siècle / engouffré / dans la coupe de ma mémoire ».
« [L’]’éternité n’est jamais loin / dans les rêves d’adolescent », et ces rêves, pourrions-nous ajouter, alimentent souvent un fort sentiment de révolte. Le rôle qu’aura joué dans l’évolution de l’artiste le sentiment de révolte l’aura longtemps animée et maintenue en vie. Bien évidemment, la pratique de l’art et de la poésie a partie liée avec le parcours de libération de la poète.
le monde lui ne s’absente pas
il nous afflige de ses sécheresses ses famines ses guerres ses catastrophes ses séismes règle ses comptes se venge riposte à tous les coups
je lui répondrais lui répliquerais à coup de pinceaux de ciseaux de couteaux sur la toile dans la pierre la glaise ou le papier
Je mesure l’intérêt d’une œuvre poétique au sentiment d’incomplétude m’envahissant lorsque vient le temps de conclure un commentaire à son sujet. Incomplétude en ce sens que j’éprouve le sentiment non pas d’avoir trahi une œuvre, mais bien plutôt de n’en avoir à peu près rien dit en regard de tout ce qu’elle recèle de richesses et de beautés.
Ce n’est pas la quantité de livres publiés par un ou une poète qui fait qu’au bout du compte une œuvre se tient et s’impose. Deux ou trois ouvrages, et c’est assurément le cas avec L’éternité n’est jamais loin, en valent parfois davantage que des dizaines. Certains auteurs et certaines autrices comptent à leur actif un très grand nombre d’écrits. Lorsqu’ils sont exempts de déchets et de facilités, il va sans dire que leur importance et leur qualité ne peuvent en rien se voir minimisées.
Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015.
Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. »
L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ».
Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV.
À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.
Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. »
Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans.
De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. »
Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. »
Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses.
Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. »
La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »
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3 réflexions sur « Christine Palmiéri : L’éternité n’est jamais loin : Poésie : Éditions Mains libres : 2023 : 162 pages : Recension parue dans la revue POSSIBLES automne 2023 »
Je trouve saisissant le très riche thème des yeux des femmes voilées et je me suis surpris à souhaiter le voir traiter par une poésie avec plus d’images, plus de couleurs, plus de chaleur… Mais probablement n’ai-je pas bien saisi toute la force qui est déjà là.
Ma lecture est partielle. Elle laisse heureusement dans l’ombre maints aspects du livre dont je parle. On peut par soi-même les découvrir si on le désire. Merci, ami Laurent.
Je trouve saisissant le très riche thème des yeux des femmes voilées et je me suis surpris à souhaiter le voir traiter par une poésie avec plus d’images, plus de couleurs, plus de chaleur… Mais probablement n’ai-je pas bien saisi toute la force qui est déjà là.
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