
Les premiers vers de Dépose moi vivante s’ouvrent sur un paysage désolé, une nature morte telle qu’en déploient sous nos yeux les paysages hivernaux.
Dans nos yeux
Les étangs gelés
Du jardin
Des yeux de qui parle-t-on ici ? Ce déterminant possessif, « nos », à qui renvoie-t-il ? Au « je » de l’écriture et à un ensemble de personnes indéterminées auquel il appartient ? Ou encore à un « nous » plus intime, celui formé par un couple d’amoureux, et donc incluant un « tu » dont la présence ne tardera pas à se manifester dans la suite du recueil ? Qui sait ?
À l’instant où nous entreprenons notre lecture, nous pouvons nous sentir directement concernés par ces vers, comme si, en effet, sous nos yeux à nous également s’étendaient les étangs gelés de nos propres jardins. Mais soyons attentifs à ce qu’écrit la poète. Elle écrit « dans » et non « sous ». Qu’importe, me dira-t-on, ce n’est là qu’un détail. Un détail ? Il ne semble pourtant pas innocent. « Dans nos yeux », cela revient un peu à dire en nous, en notre âme. Non pas devant, paysage de glace offert à notre regard, mais plutôt vision intérieure, sentiment occupant l’espace du dedans. La désolation habite l’âme, tandis que les mots la réfléchissent symboliquement. Quoiqu’il en soit, avec ces quelques mots le ton du recueil est donné. Il y a ici de la mort, du moins au moment où cette pensée se voit exprimée.
Dans ce poème liminaire, nous lisons ensuite que « l’iris silencieux / pénètre l’intime dépouillement ». C’est la seconde strophe du poème. Une troisième, constituée de deux vers également, met fin à ce très court poème : « le lointain a rejoint / son chant ».
Ce qui est de l’ordre de l’intime, voilà ce qui est au plus près de soi. Le regard plonge silencieusement, comme en l’absence de tout discours, et fait alors face à ce qui s’est dérobé, emporté par le dépouillement, ainsi que sont dénudées les branches des arbres après que les forts vents de l’automne aient emporté toutes leurs feuilles. Puis, corollaire du dépouillement de l’intime, loin du cœur de soi, mais présent tout de même, le lointain advient à ce que l’on pourrait croire une forme de plénitude ou de réalisation de soi : « le lointain a rejoint / son chant ».
Je paraphrase ce premier poème. On pourrait se passer d’un tel redoublement. Néanmoins, je fais écho à ses mots afin de mettre en évidence l’une des particularités essentielles de l’écriture de Catherine Lane, à savoir son économie de moyens.
On aurait tort de passer rapidement sur des vers aussi courts, sur de si brefs poèmes. Une poésie aussi méditative, voire contemplative, s’inscrit et s’écrit dans une forme de lenteur qui n’a rien de statique. Il convient de prendre tout son temps de lecture afin de laisser la parole de la poète se déposer vivante dans notre cœur.
L’expérience, surtout celle du deuil, comme c’est le cas ici, passe à travers les divers filtres d’une pensée qui ne peut que prendre son temps afin de se déployer. Ce chant qui pour le lointain est rejoint dès l’ouverture du recueil, la poète pour sa part aura eu vraisemblablement besoin de temps, et non pas uniquement du temps de l’écriture, pour y accéder elle-même, comme en une réconciliation ultime avec la triste réalité de l’absence. La réparation n’est possible qu’à ce prix. Mais n’anticipons pas, puisqu’au début du recueil, l’amour apparaît sous sa forme la plus vive, c’est-à-dire au présent. Rien n’indique encore qu’il y ait eu du passé. C’est que l’indicatif présent se joue de l’éphémère. Il s’autorise des pouvoirs de l’amour et du verbe, ici poétique, pour pérenniser en la mémoire ce que le temps nous dérobe.
J’aimerais être
la plus enveloppante
des caresses
exalter d’une seule âme
la gravité
des sentiments
plus haut
plus loin
là où l’immensité
s’enivre
au chant de la terre
Ainsi celle qui reste parle-t-elle au présent, s’adressant à l’absent. Elle lui demande : « le sais-tu » ? Devant cette proximité ravivée entre « elle » et « lui », le lecteur, en témoin extérieur, peut croire à une forme de contemporanéité, avoir autrement dit l’impression que le dialogue a lieu entre deux personnes vivantes, en présence l’une de l’autre. Or cette voix qu’elle entend est diffractée par la magie de la persistance de l’amour. C’est en son for intérieur qu’ont lieu ses dialogues avec le mort.
entendre ta voix
écho du paysage
où tu t’es posé
dans la lumière vacillante
L’autre, dans ce paysage où les amours gisent gelés, qu’est-il devenu ? Qui est-il désormais en cet ailleurs, dans ce lointain où son chant est enfin rejoint ?
Qui es-tu
quand je ne suis plus
sur ta peau
sur ton ventre
Tournant les pages de ce petit recueil, passant d’un poème à l’autre, nous recueillons des bribes d’informations, découvrons des moments d’une histoire que la poète ne racontera pas de manière linéaire et prosaïque. Le récit sera fragmenté. À la limite, il n’y aura pas vraiment de récit. Seulement des allusions, des fragments de souvenirs. Ainsi verra-t-on le « je » du poème ouvrir un journal pour tomber sur la photo en première page de son compagnon : « la page du jour / où j’ai su ». Qu’a-t-elle su alors ? Cela ne sera pas explicité. Peut-être aura-t-elle appris le décès de cet homme, de l’homme qu’elle aime.
Chose certaine, une solitude en elle désormais se creuse.
Je marche pieds nus
sous une pluie de cendres
La poète demande : « viendras-tu // il reste / quelques os ». Elle évoque une danse funèbre, ses « entrailles aux humeurs noires / la vasque asséchée de [son] sexe ».
Ses mots se déposent tout doucement sur la page. Les poèmes sont empreints de gravité. Leur dépouillement parle davantage que ne le ferait un torrent de mots.
À l’ombre des grands pins
une pierre
gravée d’une prière
Si le lointain a rejoint son chant, celle qui reste aspire à des retrouvailles.
Te rejoindre ailleurs
ici tu n’es plus
nulle part nous n’irons
partager cet ineffable rien
notre vie
Les mots sont et demeurent pour elle l’ultime recours permettant de dire et partager l’ineffable. En témoigne l’un des plus beaux poèmes du recueil. La parole même tue, gravée dans la pierre intérieure du deuil, tend d’ici jusqu’au lointain le seul pont que la poète puisse espérer.
Des mots
tes mots
libère-les ces mots
j’ai tendu des draps
au jardin
pour recueillir cette éloquence
que tu nous réserves
la mélancolie me vient
avec la crainte
qu’une fois de plus
tu te taises
je te vois
tes yeux nous fixent
bleus noirs
noirs
bleus
j’y décèle une lueur douce
qui jamais ne s’éteint
une veilleuse
au-dessus de
tes lèvres scellées
sur une langue
que je devine
un pont jusqu’à ton cœur
où je t’entends
jusqu’au puits
où je t’attends
plonge
l’eau est profonde
Nous venons de lire l’un des plus longs poèmes du recueil. Il est bientôt suivi d’un autre où il est fait mention d’un jour où la poète apporte un œillet à celui qui est là, « trop sage » désormais, arrêté dans l’immobilité que lui impose le repos éternel. Puis vient le seul autre poème qui, parmi les quelque cinquante de l’ensemble, couvre plus de la moitié d’une page. Ce poème, l’un des tout derniers, outre sa relative étendue, a la particularité de répéter le nom du dédicataire du recueil. Il dort au milieu des fleurs d’un salon funéraire. Tout cela est fort émouvant.
Au seuil de ton cercueil
l’œillet veille
[…]
Paul Antoni
Ci-gît
Notre amour
Celle qui aime encore, à la toute fin, demeure seule, alors que la voix de l’être cher s’est tue.
de ce côté du monde
je guette le moindre appel
espoir lucide d’un ailleurs
où tu rêves ma présence
Je l’ai dit et le répète, je paraphrase ; je ne parviens pas à me décoller des mots tels que les a posés la poète au cœur de son recueil. À dire vrai, ces mots, tant ils sont attachants, je ne veux ni m’en distancier ni les manipuler avec les pincettes de l’analyse. Mon commentaire pourrait avantageusement se borner à faire l’éloge d’une parole aussi sobre, aussi juste, toute pleine et forte de sa fragilité de porcelaine.
Catherine Lane signe ici un premier recueil. J’étais à même récemment de lire les premières publications de trois femmes poètes. Les suites poétiques de chacune étaient réunies dans un collectif publié à la Grenouillère. Je fis la recension ici même de cet ouvrage, m’étonnant, étant donnée sa grande pertinence, de ce que mesdames Ayotte, Bédard et Brochu n’en fussent qu’à une première publication.
Je suis aujourd’hui également surpris de lire sous la plume de Catherine Lane des poèmes d’une justesse aussi remarquable. Ils vont droit au but, touchent le mille de la cible sensible. Certes, la langue est ici irréprochable, de même que sont indéniables les qualités formelles de ce recueil. Mais si la parole y est si belle et limpide, elle a d’autant plus de valeur à mes yeux que du début à la fin du recueil elle est authentiquement porteuse d’une expérience et d’une connaissance inestimables de la vie, de l’amour et de la mort.

Merci Daniel, ce recueil est superbe et Catherine très attachante.
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Tout à fait de ton avis. Un beau recueil, une personne charmante.
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J’aime bien tes débuts de «petites études» où, comme un fin limier, tu t’interroges sur le sens ou la paternité-maternité des pronons possessifs utilisés par les poètes en y mettant un suspense digne des meilleurs polars!
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Merci. Je vais poursuivre sur cette voie, histoire de brouiller les pistes. Non, sérieusement. Un début de texte éclaire faiblement ce qui suivra. On entre dans la caverne avec une petite lampe. On finit par faire des découvertes. Ces dernières finalement nous éclairent.
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