Licia Soares de Souza : Les grands espaces germinent sous mes pieds : Poésie : Éditions Carte blanche : 2023 : 107 pages

À quoi réfèrent ces grands espaces ? Et cette germination, de quelle nature est-elle ? Un titre semblable paraît prometteur, où l’aventure du vivant se manifeste généreusement dans l’idée d’une avancée, d’un périple bien plus que d’une errance, me semble-t-il, ce que confirme en tout cas le recueil, car le désarroi y tient peu de place, un cap y étant maintenu fermement. Quel cap ? Assurément, celui d’une bonne espérance. La poète, c’est le moins qu’on puisse dire, lutte pour un monde meilleur.

Les grands espaces dont elle nous entretient sont ceux de la pluralité, espaces géographiques sans cesse transformés par l’histoire, et sur lesquels pèsent de lourdes menaces. On a vécu sur la Terre avant que la poète ne vienne au monde, et ses ancêtres, qui par la volonté de ce qu’elle nomme le « métressage » — lequel est un consentement, voire un puissant désir d’unir les différences, de réunir hommes et femmes de bonne volonté — finiront par devenir les ancêtres de tout un chacun. Ses ancêtres lui ont transmis une force, une croyance, lui offrent aujourd’hui encore des mythes toujours vivants, capables de régénérer des projets d’harmonie et de justice.

Ils sont venus d’Afrique, ils étaient présents en d’autres souches sur les territoires d’Amérique. Les métissages ont alors créé de l’histoire nouvelle à partir des plus anciennes. Ces métissages perdurent et doivent perdurer. La fillette qui se baignait jadis dans la Baie de Todos os Santos s’est un jour mise en marche et a traversé de grands espaces qui, nous dit le titre de l’ouvrage, ont germé sous ses pieds. Ainsi est-elle arrivée alors qu’elle était encore toute jeune en terre d’Amérique, au Québec, plus précisément à Montréal.

On l’aura compris, nous avons affaire ici à une poésie autobiographique. Licia Soares de Souza écrit au « je ». Elle raconte quelque chose de personnel. Certains poèmes font part de sa situation au moment du récent confinement. Dans le tout premier poème, elle avoue avoir le sentiment d’avoir « égaré les clefs de la vie. » C’est que, comme la plupart d’entre nous, « un minuscule organisme » la tient prisonnière dans l’espace clos de son logis. La voici installée face à la fenêtre. Sous ses yeux se manifeste l’absence de vie. Les rues, les places sont désertes. « La baie jadis piquetée de bateaux / est maintenant un miroir d’eau bien lustré. » Néanmoins, par la force de l’imaginaire, elle parvient à substituer de la présence au manque d’animation et de vie. La poète est « clouée devant l’embrasure d’une fenêtre solidaire », mais son esprit se meut dans les grands espaces.

Il faut bien en prendre note : dans sa solitude, la poète est manifestement solidaire et non pas solitaire. C’est là la grande force de son témoignage. Ce qui maintient en vie la poète est le sens profond de son engagement politique. C’est l’amour. L’amour pour ceux et celles que l’on se doit d’appeler des victimes, et l’amour aussi pour celui que la poète appelle son « ours polaire », son compagnon du Nord.

Je décris ici de manière désordonnée, contrairement à ce que ce recueil propose à travers une forme tout à fait concertée, rigoureusement construite, où la parole a beau s’emporter à l’occasion, s’envoler en élans lyriques, mais remarquons-le, sans toutefois divaguer. Elle écrit : « Voguer ne signifie pas naviguer avec nonchalance. Voguer requiert des bras forts pour ramer contre les intempéries imprévues d’une temporalité diffuse. » Il en est ainsi de l’écriture de la poète. Elle tient vigoureusement la barre de son discours. Son écriture est libre, vouée aux forces de libération (nous en reparlerons) ; c’est une écriture qui cependant maintient le cap. Celui d’un engagement. Or pour que les propos de la poète soient bien entendus, celle-ci les tient dans le cadre d’un recueil dont la composition les met parfaitement en valeur. On peut parler ici d’une orchestration ne laissant rien au hasard, mais faisant tout de même place à des morceaux apportant une manière de variété, quoique toujours demeurant variations sur de mêmes thèmes. Les poèmes en hommage aux figures tutélaires de la militante Marielle Franco et du rebelle métis Riel ne sont pas plaqués dans le recueil, mais bel et bien liés aux idées qui germent dans les propos de l’autrice.

Donc, nul coq à l’âne dans ce recueil. La poète en s’y racontant, en retraçant son parcours, ses périples à travers les grands espaces, intègre divers éléments, divers moments de sa vie. Pensées et sentiments doivent nécessairement y prendre place. Elle écrit. Au moment de la pandémie, l’immobilité universelle l’enferme dans son logis. Elle est alors au Brésil. Elle prend soin de sa vieille mère. Quelque peu désemparée, loin de ce qu’elle appelle son autre vie, celle qu’elle mène à Montréal, la poète fait le point. Elle éprouve « [l’] obligation et [le] besoin de relater ce qui [l’] angoisse. » Afin de s’écrire, telle qu’en elle -même, elle produit un recueil en quatre chants, caractérisés par un savant tressage des quelques thèmes suivants : le confinement, l’amour, sa mère, le métressage, les déités afro-brésiliennes, la lutte contre l’oppression — celle que représente notamment les « vieux généraux » cupides —, le Nord et tout particulièrement la ville de Montréal à laquelle elle consacre quelques poèmes de la dernière section du recueil.

Avec le chant premier, elle se montre au bord de la fenêtre. Dans le second, elle évoque sa rencontre avec son « ours polaire ». Elle consacre la troisième partie du recueil à « L’Amérique première ». Enfin, elle fait part de son « imaginaire nordique » dans les toutes dernières pages du recueil. Bien que ces quatre chants soient distincts les uns des autres, chacun accueille en son sein des éléments traités principalement dans les autres. La fenêtre du chant premier réapparaît dans le troisième chant : « Je suis toujours à la fenêtre ». L’amoureux du Chant 11 est évoqué dans le premier chant. Il le sera ailleurs. Les « vieux généraux » constituent également un thème récurrent. Du métressage, il est presque partout question que ce soit nommément ou non. Je n’entre pas davantage dans les détails, ne voulant ici que signaler une cohésion certaine de la pensée, de l’imaginaire et du propos.

Dans son avant-propos, dont une version précédente a paru dans la revue Possibles, Licia de Soares de Souza livre de précieuses informations. De la conception de la poésie qu’elle se fait, je retiens le lien qu’elle établit entre le poétique à l’engagement. Tout le recueil montre que sur ce plan la poète ne déroge en rien à cette poétique, l’engagement étant au cœur de sa démarche, chacun de ses pas ensemençant les grands espaces qu’elle foule.

La poète confie dans cet avant-propos qu’avec ce recueil elle sort de ses sentiers battus. Elle, qui a « l’habitude d’écrire des essais théoriques », a « voulu laisser affleurer un sujet lyrique. » Est-elle partie à la découverte de ce sujet ? En théoricienne qu’elle est, sans doute savait-elle d’avance ce qu’elle trouverait en se disant, en se dévoilant. Elle écrit : « Je viens de la ville la plus africaine du Brésil, et je porte en moi une bonne partie de l’histoire et des mythes des anciens esclaves. Ils me collent à la peau. » Cela donc, elle le savait. Mais savait-elle qu’en tant que sujet lyrique, elle livrerait un témoignage aussi personnel ? C’est à fleur de peau que la plupart de ses poèmes sont écrits. Sans mièvrerie, sans sentimentalisme enfantin, mais non sans tendresse, je songe ici au très beau poème où la poète dit « l’affaiblissement » du « petit corps [de sa mère] recroquevillé dans [ses] bras ». Elle est restée au Brésil pour lui tenir compagnie durant la pandémie. C’est pour sa mère qu’elle a « laissé [son] amoureux polaire partir : bonheur mis en veilleuse. »

On le voit, la poète est parvenue à laisser son sujet lyrique produire de fines et puissantes fleurs toutes personnelles, mais l’on voit aussi que dans cet avant-propos elle tient à mentionner que ce sujet lyrique est « hétérogène ». Nous sommes avec cette hétérogénéité mis en présence du concept de métressage auquel le recueil fait une large place. Il s’agit ici de « renouveler le monde par des échanges. » Métresser revient à « potentialiser les forces du métissage. » Le métressage est « un chant d’harmonie entre nos peuples d’Amérique. » La poète insiste pour s’inscrire dans une lutte contre « un impérialisme destructeur ». Elle en a contre « les monstres qui s’emparent de notre nature, / confisquent notre territoire, / et vident notre baie de nos meilleurs souvenirs. » En « brave insoumise », elle poursuit des objectifs précis. Elle puisera à la source pour revivifier ses forces. Cette source se trouve dans la Baie de Todos os Santos : « Véritables représentants des forces de la nature, les dieux africains peuplent l’imaginaire des Brésiliens désemparés, quelle que soit la couleur de leur peau, comme des protecteurs contre le malheur. Dans les légendes, ils sont nés des seins de la sirène Iemanjá, dans la ‘‘baie de tous les saints’’. »

Pour personnel que soit le sujet lyrique de la poète, il est surtout universel.

Le nous qui écrit
n’est pas un nous qui possède,
qui cumule.
c’est le nous de la communion
quand les dieux pourront permettre
à ciel ouvert
de raconter, rapporter, refaire
l’histoire

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

4 réflexions sur « Licia Soares de Souza : Les grands espaces germinent sous mes pieds : Poésie : Éditions Carte blanche : 2023 : 107 pages »

  1. Voilà qui résume bien le livre de Licia Soares de Souza. Et ce titre qui fait rêver: Les grands espaces germinent sous mes pieds. Voilà qui invite aux voyages, à la traversée de ce continent, de la Terre de feu au au détroit de Baffin.

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  2. Quelle empathie, quelle bienveillance, quel respect tu manifestes envers cet ouvrage et cette poète!

    Pour ma part, c’est plus difficile. Je garde le cap… de Bonne Espérance.

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