
Claire Dion signe ici son deuxième recueil de poésie. L’autrice n’est cependant pas novice. Elle écrit depuis toujours, d’abord dans ses carnets, ses journaux intimes ; et elle s’adonne depuis l’enfance à la musique, au chant tout particulièrement. Un entretien accordé en novembre 2023 à Claudine Bertrand dans le cadre de l’émission « Arts et lettres », émission présentée sur les ondes de Radio VM, donne une idée de son parcours artistique, de ses incursions dans le domaine des arts, du théâtre notamment et de l’enseignement. On peut ici parler de compétences transversales puisque ce second recueil, fort des acquis de l’écrivaine glanés dans les divers arts qu’elle pratique, dont la photographie, témoigne d’un indéniable savoir-faire et aussi d’une authentique incursion au moyen du langage poétique dans le cœur du vivant, de l’être féminin et de la nature.
La dédicace du recueil est double. D’abord, elle salue feu le père de l’écrivaine ; puis, fait signe à Gilles Tibo. Dans un cas comme dans l’autre sont annoncés des éléments qui s’avéreront d’une importance capitale pour la suite. Du père, Adélard, est mentionnée « la magie du regard ». Avec le second dédicataire, la poète souligne l’importance des mots : tout passera ici « par et au-delà des mots ». On dira qu’il en va ainsi pour tout acte de parole, tout acte de création littéraire. Cela va de soi, le sentiment et l’idée passent par les mots pour viser au-delà des mots une manière d’accomplissement, parfois d’épiphanie comme c’est le cas dans ce recueil.
Terres voisées lie d’une manière peu commune les mots poétiques à un certain regard porté sur le monde entourant l’autrice, ainsi que sur son monde intérieur.
Un bref prologue offre davantage encore des pistes de lecture. Ce poème commence par les mots suivants : « Lac Tranche-Montagne. Rêvé et réel. » Dans un entretien accordé récemment à Sylvain Turner à l’émission de radio « Libraire de force », Claude Paradis déclare en souriant que « La poésie, c’est de l’autofiction. » Le rêve et le réel conjuguent en effet leurs forces dans la conscience de qui rédige une autofiction. Claire Dion réalise une œuvre personnelle. Le « je » de ses poèmes est le sien. Aucun masque ici n’altère les traits de sa personne. Elle s’engage volontairement dans ses poèmes sur des voies que lui fournit sa mémoire, mais également sur celles qu’elle imagine afin de mieux circonscrire une réalité poreuse et souvent évanescente : « Construire mes paysages / avec cette mémoire partielle ».
Le projet est dépourvu d’ambiguïté. Dès le départ, on sait que c’est du père qu’il sera question. Or la poète parlera aussi d’elle-même, du monde qui l’habite, de celui aussi qu’elle habite, osons le dire, poétiquement, à la fois comme le veut la tradition hölderlinienne et tout comme muettement son père le lui enseigna par l’exemple. Le legs provient de deux sources. Les poètes ont nourri la poète. Le père a fait de même au milieu de son silence, debout et travaillant sur ses terres et parmi les arbres de sa forêt.
Tout se tient dans ce beau recueil. Ainsi nul exergue n’est choisi sans que son apport au texte ne soit significatif. Par exemple, la première partie de ce recueil, qui en compte trois, emprunte à Louise Warren un court extrait de Voir venir la patience : « Se tenir là, à l’écoute / consentir au temps. » Pareil consentement est geste d’ouverture, d’accueil. On verra dans cette section de l’ouvrage et dans les autres également se déployer chez la poète une attitude favorable au recueillement, à une nudité de l’être dont son père aura en quelque sorte été l’archétype. Elle écrit : « Et je trace / le présent nu ».
Monde réel, monde rêvé. Histoire d’hier, histoire vécue au présent. Claire Dion raconte. Elle cherche une voie. Elle tente de se rendre à nouveau au milieu de ses terres voisées, celles d’hier, celles d’aujourd’hui. Une telle histoire est affaire de racines, également affaire de langage, car c’est au moyen de la voix, du chant et du poème que la poète parvient à se frayer un chemin la conduisant au sein de ce présent nu où affleure du passé la plus vive réminiscence, celle par laquelle se découvrent enfin les racines de son être.
Dans un très beau poème, le soleil de midi « crache son feu sur le lac » Tranche-Montagne. La poète pénètre « dans les bois en même temps qu’un garde-forestier. » Ce dernier, imaginé, ou peut-être réel, sera un guide que la poète perdra bientôt de vue, comme jadis elle perdu de vue son père en allé. Ce garde-forestier partage avec le père plus d’un point commun. Il est un homme de la nature, et alors qu’elle et lui marchent côte à côte, il garde le silence. Comme le père, il se tait. La poète semble lui accorder quelque pouvoir : « Peut-être joue-t-il du silence pour convaincre les bêtes de se présenter ou peut-être perçoit-il un autre langage. »
À cet autre langage, nous devons nous arrêter. Il émane de la nature, il sourd des terres, lesquelles ont de la voix ; mais, c’est aussi un langage que le poète invente afin d’accéder au silence nu, pour retrouver enfin ses propres racines, pour dire et chanter ce que les mots de tous les jours ne lui permettent pas de nommer réellement, rêveusement. Dans ce poème, il est fait mention du père : « Sensation étrange. Souvenir de mon père et moi marchant dans la forêt encore enneigée, l’un derrière l’autre, mes pas dans les siens, outils en main pour entailler les érables. Il ne parlait pas. » On le voit, le garde-forestier est en quelque sorte le fantôme du père ou, si l’on préfère, son double. Marcher en forêt avec lui fait ressurgir la figure du père. Lorsque le garde-forestier disparaît, la poète se retrouve « seule parmi les arbres » ; passé et présent se confondent, la voici confuse, abandonnée à elle-même. Seule, comme elle le fut dans son enfance, bien qu’entourée par ses sœurs, seule, c’est-à-dire troublée, admirative d’un père que lui dérobait un profond silence, d’un père qui s’effaçait dans son absence. Tout comme le garde-forestier écoutait l’autre langage de la forêt, la petite fille écoutait « les sonorités du vivant ». Comme pour se mettre au diapason, bercée par les « voix / de la mère et de la grand-mère / roulant les pâtes à tarte / en sourdine les nouvelles à la radio / chamaillage de mes sœurs, pluie fine sur les champs », l’enfant s’inventa une langue nouvelle : « En un seul instant / ces échos / emplissaient ma tête / d’une langue vaste ».
Cette langue inventée, je crois pouvoir affirmer qu’elle est étroitement liée aux silences du père. Les derniers vers de cette section disent la perpétuelle attente où en la poète quant à ce dernier : « j’attends encore / j’espère toujours // la voix du père ». Il est sans doute possible de penser que cette langue inventée est en partie une sorte d’équivalence imaginaire, de traduction de cela que disait le silence du père. Mais, ce n’est pas tout, car à travers ce silence, le père offrait une vue élargie sur le monde de la nature, ce que confirmeront les autres poèmes du recueil.
La deuxième partie s’intitule « Labours ». Après un exergue emprunté à Vivre ainsi, recueil de Paul Chanel Malenfant, vient une citation d’Yves Préfontaine. Celle-ci est particulièrement éclairante en cela qu’elle conjugue la flore et la vie humaine : « Un chant parcourt ici les veines emmêlées de l’homme et du sol. » Ce chant, bien entendu, c’est de la voix. La terre sera dite voisée. Arrêtons-nous un instant au titre de l’ouvrage.
Terres voisées. Que signifie ce très beau titre et en quoi recouvre-t-il de manière idoine l’ouvrage de Claire Dion ? Voisé se dit de phonèmes ou de consonnes dont la prononciation entraîne la vibration des cordes vocales. Il est pertinent de l’employer dans le titre puisque le recueil traite principalement du thème de la voix, du langage. Par la rime, voisé se fait aussi voisin de boisé. La nature, les champs et surtout les forêts occupent ici une large place. Le titre suggère donc un langage émanant de la terre, comme si dans les poèmes de Claire Dion la parole était donnée aux champs, aux arbres, à la forêt. Comme si la terre chantait ou plutôt comme si la poète en liant intimement son verbe à l’humus en venait à traduire dans son propre chant le discours secret tenu par la nature. Le père de la poète, homme de grand silence, était à l’écoute du chant de la terre. Sa manière d’être au monde aura fortement déteint sur sa fille. Celle-ci suivra les traces que son père aura laissées sur les terres voisées où il vivait, travaillait, fermier, cultivateur. Voilà qui résume bien l’essentiel du recueil.
La poète tente de concilier son passé et sa situation présente. Elle entreprend une quête. Il s’agit pour elle de renouer avec les racines qui plongent dans les terres voisées du père. Ce sont des terres imaginaires. Bien entendu, elles ont existé, le père en a réellement foulé le sol, l’a retourné et travaillé, mais tout cela repose désormais dans le souvenir, hante la mémoire de sa fille. Elle revoit ces terres, y revient au moyen du songe et de l’écriture, de l’imaginaire et de la pensée. Elle sonde ses origines. Cela est clair dès le prologue alors qu’elle met en exergue les mots de Pablo Neruda : « Je viens en quête des racines. » Celles-ci pour la poète se trouvent dans les terres de son père. Elle affirme qu’il est « celui par qui vient l’enracinement à la terre, l’attention portée aux signes et à la beauté de la nature, la poésie des instants. » Il faudra revenir à ce legs fort substantiel. Il doit être explicité, tout comme la figure du père mérite qu’on s’y arrête plus longuement.
Qui est ce père ? Un homme de silence, nous l’avons dit. Homme de la terre et des travaux agraires. Laissons plutôt parler la poète. « Mon père labourait, semait et refermait les sillons. Son regard scrutait longuement le sol puis s’élevait vers le ciel. Ces signes, nuages, astres, vents qu’il savait si bien lire. »
Le portrait du père se poursuit. Cet homme vivait pleinement le moment présent. « Ce présent vécu dans la chair et la conscience du temps. » Sa fille en vient à imaginer « qu’il était la substance humaine de la pierre, du bois, de la lumière, de la pluie et des rafales. » Autrement dit, elle voit en lui, comme le soulignait Yves Préfontaine, « les veines entremêlées de l’homme et du sol. »
Mais ce portrait est incomplet si l’on en retranche la petite phrase que voici ; elle n’a rien d’innocent : « S’établissait un dialogue subtil entre le firmament, la terre et l’homme. » Un dialogue fait toujours entendre deux voix. La subtilité du dialogue auquel réfère la poète ne repose pas uniquement sur la voix que fait entendre la nature, elle est aussi attribuable au mutisme du père, dont les silences, c’est le moins qu’on puisse dire, étaient sinon éloquents du moins fortement communicatifs, ne serait-ce qu’en raison de l’écho que longtemps encore ses terres feront vibrer dans la mémoire de sa fille.
« Je cherche encore les mots / de tes conversations éthérées / avec les éléments » La magie du « regard bleu » du père finira par s’infiltrer dans le regard de sa fille. « Un tison venu de l’éclair de tes prunelles / électriserait un jour / mes fréquentations obstinées des paysages / et leurs chants magnétiques ». Ces vers sont riches de sens. Ils disent l’héritage, la passation d’un don ; ils disent également la puissance du langage, tout particulièrement la puissance des poèmes (chants magnétiques). Il faudra revenir sur ce point afin de relier la poésie à une pratique peu commune qui valut à la poète dès son plus jeune âge d’inventer de nouvelles langues afin d’advenir réellement au monde.
Si le père dans l’avenir où il n’est plus s’avère malgré tout si présent, dans l’enfance de la poète il brillait quasiment par son absence. « Ta main comme une promesse / je ne l’ai jamais tenue ». Il y aura donc eu ce manque : « le manque de tendresse et de complicité », puis, consécutive à la peine de l’enfant, celle de l’adulte. D’où la quête conduisant à réinvestir les terres voisées. D’où également des « formules répétées [qui] bercent, consolent, enveloppent. » La poète parlera au sujet de ce « langage clandestin » d’une « matrice», d’une « passerelle entre vie et mort. » La langue inventée aura permis un resserrement du sujet sur soi-même, un recentrage lui permettant d’éviter la dispersion, l’effondrement. « Semblables aux litanies / ces formules répétées / sous la cloche du levant / rassurent et contiennent / mes fragments épars ».
Il s’agit de « mots neufs ». L’enfant les inventait « comme formule magique ». « J’entrais dans l’univers / incantatoire des légendes / captais les lueurs passagères des sonorités / pour nommer ce qui tremble ». Ainsi, à titre d’exemples ou de compléments, apparaissent çà et là dans les poèmes des passages évoquant ce type de créations langagières. Nous lisons : « Dour / madère mamir / lassovèndra ». Ou encore : « Dour / jordica vadèmm / yacou yakor ». Il va sans dire que nous ne comprenons pas le sens de ces mystérieux énoncés. Nous comprenons cependant le rôle qu’ils ont joué dans le parcours de celle chez qui opérait cette espèce de sorcellerie langagière. Elle affirme qu’avec « ses syllabes fragiles » l’enfant qu’elle était se fabriquait « une passerelle / entre apparaître et disparaître ». On le voit avec ces derniers vers, Claire Dion propose sur le mode poétique une véritable analyse de son parcours.
Magie et méditations, marches en forêt et contemplations devant les eaux du lac permettront finalement à cette aimable sorcière d’hériter pleinement du regard bleu de son père : « je regarde / avec tes yeux ».
Je le répète, le silence du père aura été porteur dans le long terme d’un héritage : « Voilà ton ultime cadeau / une manière d’être dans ce qui est / d’épouser l’éphémère et le continu / des saisons toujours dissemblables ». On pense ici aux mots de Louise Warren cités en exergue : « Se tenir là, à l’écoute / consentir au temps. »
Voici donc réparée enfin « la distance » entre la fille et le père, voici partiellement dissipée « l’absence ». La poète écrit : « Je ne suis plus seule. Tu marches désormais à mes côtés et sans un mot, tu distilles ton savoir sur la nature des sols, les plantes indigènes, les multiples façons qu’ont les arbres de fabriquer leur charpente. »
Lorsque le lecteur parvient au prologue, s’il compare à ce qu’il a pris pour une langue inventée l’élégie « de souffrance et pure joie » que lui fait lire la poète, il s’étonne en la lisant de découvrir un poème en langue grecque de Georges Séféris intitulé « Épiphanie ». Ce qui était caché finalement lui est révélé au grand jour. Le silence du père portait un précieux message. Terres voisées en témoigne magnifiquement.

Le Charlevoisien vibre aux Terres voisées et à la profonde voix du père cachée dans son silence…
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Le Charlevoisien est un chic type, le lecteur le plus assidu de ce blogue. Tu mérites une décoration.
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Un jour j’aurai ma médaille!
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