LE POÈME SERAIT UNE IMAGE

Dans l’avant-propos de Chemins perdus, chemins trouvés, Jacques Brault cite Roland Giguère : « Pour moi, le poète est plus un artiste qu’un écrivain. Le poète façonne un objet, le poème, qui est une image comme peuvent en faire les peintres, les graveurs, les sculpteurs. » J’ignore si Brault souscrivait à cette opinion. Il la savait en tout cas contestable. À partir d’elle, il poursuivait son chemin. Je ne veux ici lui emboîter le pas, seulement je m’arrête à cette citation. Il se trouve qu’elle m’interpelle.
Je suis perplexe. Qu’attendons-nous du poète qui puisse à ce point différer de ce qu’offre l’écrivain ? Il semble, à entendre Giguère, que le poète fabrique non pas un texte où les mots apparaissent et importent en tant que mots, mais bien plutôt une image découlant de l’assemblage de ces mots. Voilà qui donne à réfléchir. Et qui expliquerait peut-être la désaffectation voire le mépris du public à l’endroit de la poésie. C’est qu’on se méprend sans doute sur la nature de cette image dont on attendait qu’elle fût autre chose qu’une image.
En effet, on croyait avoir affaire à tout autre chose. Un poème pour nous était un poème, et non pas une image. On se souviendra des tableaux de René Magritte : Ceci n’est pas une pomme ou encore Ceci n’est pas une pipe. Si d’aventure, le non-lecteur de poésie ouvre par mégarde un ouvrage de poésie, il est vite désorienté, car il tente tout naturellement, c’est là son habitude, de lire et de comprendre des mots. Il ne sait pas que les mots d’un poème lui proposent de voir une image. Il ne sait que lire dans le sens usuel du terme. Il perd pied pour peu que les mots en viennent à former autre chose que du sens, à contenir autre chose que des idées, des pensées ou des sentiments. Il aurait besoin qu’on lui fournisse une explication, qu’on lui donne un mode d’emploi. On croira que je coupe les cheveux en quatre ou que je tourne en dérision l’opinion de Giguère. Il n’en est rien. Je l’interroge tout simplement. Qui sait ? Elle permet peut-être d’éclairer l’aventure poétique de bon nombre de poètes et de poétesses d’hier et d’aujourd’hui, dont on pourrait croire en effet qu’ils procèdent à la manière des artistes. Nous ne sommes pas très loin ici de l’idée sartrienne qui mettait en vis-à-vis, pour ne pas dire en opposition poètes et prosateurs.
Et si à l’écrivain — bien qu’on ne puisse pas facilement expliquer en quoi il ne serait pas également un artiste —, il est demandé d’user des mots pour à tout le moins signifier, exprimer ou communiquer quelque chose, alors, du poète, selon Giguère toujours, il faudrait s’attendre à autre chose, à quelque chose qui je le répète serait de l’ordre de l’image.
En lisant de la poésie, nous viendraient à l’esprit des impressions en lien avec cette image. Il nous serait impossible de mettre objectivement le doigt sur ce que génère une telle image, impossible de fixer ce quelque chose, de l’assigner à demeure, de la traduire en langage clair. Jamais identique à elle-même, l’image se métamorphoserait, objet de variations subjectives nées des divers regards posés sur elle. Ainsi, toujours selon Giguère, le poète façonne-t-il un objet qui requiert d’être appréhendé à la manière du regardeur posté devant une œuvre d’art.
En tenant compte de cette façon de voir, on en vient peu à peu à découvrir la poésie sans se méprendre tout à fait sur son sujet. On dit que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Il en va de même avec la poésie. Elle ne donnera pas l’heure juste ; elle ne racontera pas d’histoire, du moins à la manière des romans que l’on dit de gare ; elle ne proposera pas le bon sens, se présentera plutôt sens dessus dessous, en mélangeant les lettres, en brassant les syllabes, en éclaircissant ou noircissant les voyelles. Il y aura là des formes étonnantes et de la couleur. En un mot, nous assisterons au déploiement d’une synesthésie toute livrée à notre imaginaire.
Nous aurons sous les yeux une image et rien ne dit qu’elle vaudra mille mots. Elle n’en vaudra sans doute aucun, sinon elle correspondra à la somme de tous ceux qu’elle aura ingérés, mésusant ou presque de chacun, comme si une pipe en poésie n’était pas une pipe, ni même sa simple représentation. Pour le poète il ne sera jamais question de se servir de mots pour produire quoi que ce soit d’autre que des images.
Tout cela évidemment est discutable. Brault dans son avant-propos en était conscient. Mais il fouettait d’autres chats et ne s’attarda pas longuement à la proposition de Giguère. J’ai cherché ses tenants et aboutissements, voulu et veux encore cerner davantage le comment et le pourquoi d’une poésie faisant moins de cas du sens que de son papillotement, qui au détriment du sens privilégie l’image produite par le vent des mots soufflant à travers cela que nous appelons des poèmes.
DEUX LETTRES DE JACQUES BRAULT

À la parution d’À jamais, le beau recueil posthume de Jacques Brault, j’ai ressenti le désir de revenir à l’œuvre du poète. La récente publication de ses œuvres complètes aux Presses de l’Université de Montréal m’en fournira l’occasion. Elle permet désormais de suivre pas à pas le cheminement du poète. Je relisais donc divers écrits de Brault lorsque me sont revenues en mémoire deux petites lettres que Brault m’avait gentiment adressées. Les voici.
PREMIÈRE LETTRE. Tout comme la suivante, cette lettre est manuscrite, sans doute rédigée au fil de la plume, ce qui expliquerait les deux distractions que je souligne. Dans cette lettre, Brault commente le manuscrit d’Empiècements, mon premier recueil de poèmes. Je le lui avais fait parvenir. C’est dire la confiance que j’avais en lui et l’importance qu’il avait à mes yeux. À la revue Liberté, deux phares éclairaient mon parcours, le sien et celui de Fernand Ouellette. L’histoire ne dit pas à quel point je serai parvenu à bien suivre le conseil de mon mentor, c’est-à-dire à « dégraisser » mon manuscrit. Un peu par hasard, j’ai ouvert l’autre jour ce premier recueil. Je suis tombé sur un poème qui ne m’a pas fait rougir. On se souviendra du mot de Miron (le magnifique) : « La poésie n’a pas à rougir de moi. »
Le 12 août 1984
Cher Daniel Guénette,
On ne vous a sans doute pas dit que je suis un lecteur peu pressé, lent jusqu’à l’exaspération (des autres).
J’ai lu tout doucement vos poèmes. Pourquoi craignez-vous le ridicule ? Il y a là de fort belles choses et de bonne venue. Peut-être est (sic) beaucoup (trop ?) abondant, verbeux même. Je me trompe peut-être. Mes impressions de lecture me laissent souvent dubitatif à propos de mon jugement.
Vous avez le sens du rythme, c’est l’essentiel (pour moi). Un écrivain, quel que soit le type d’écriture qu’il pratique, est d’abord et en dernière analyse un « syntaxier », un lieur et délieur de mots et de groupes de mots. Par contre, l’image appelle une certaine condensation, une fulgurance. L’art d’écrire tient aux résolutions (possibles ?) de ce paradoxe. C’est en ce sens que je trouve que vous en faites un peu trop. Vous avez du talent à revendre. Vous en abusez, je crois.
Vous voyez, je ne cherche pas à vous flatter. Je vous dis un peu comment ce que je pense (sic). Votre manuscrit gagnerait à être « dégraissé » (hélas ! ce mot est à la mode …), débarrassé de ses surcharges. Le résultat serait magnifique.
Croyez à ma sincérité.
Cordialement,
Jacques Brault
DEUXIÈME LETTRE. Comme j’ai plaisir à retrouver ce mot de Brault ! Il a trait à une recension portant sur Agonie. Elle remonte à l’année de sa publication. C’était dans « Nos livres », la petite revue que dirigeait madame Madelaine Bellemare. Je crois que cette revue s’adressait tout particulièrement aux bibliothécaires. Enfin, cela remonte au siècle dernier. Récemment, j’ai voulu relire Agonie. Je lui ai consacré ici même ce que j’appelais alors une « petite étude ». J’ignorais qu’au même moment, le grand Jacques était probablement malade. A-t-il eu vent de ce papier ? Je l’ignore. Comme cette seconde lettre l’indique, il avait lu avec intérêt mon premier papier. J’imagine que la « petite étude » lui aurait plu.
Saint-Armand
Le 5 juin 1985
Cher Daniel Guénette,
Ne croyez pas à de l’indifférence de ma part si j’ai longuement tardé à vous répondre. La fin de l’année scolaire a été fort éprouvante.
Non, vous n’avez pas eu tort de m’écrire ni de m’envoyer la version originale de votre compte rendu critique. Il va sans dire que je ne commenterai pas votre texte. D’ailleurs, qu’y pourrais-je ajouter ? Votre lecture m’a servi de révélateur (comme on dit en photographie). Vous m’avez donné à penser qu’en effet nous n’écrivons jamais ce que nous croyons écrire. Parfois nous sommes au-delà, parfois en deçà. Et à la fin nous ne savons pas vraiment ce que nous avons écrit. Les lecteurs sensibles et sagaces répondent de ce possible qu’est un texte. Il arrive que ces lecteurs (assez rares) transcrivent leur lecture ; alors, nous voyons de quoi il peut s’agir. Tel est le service que vous m’avez rendu. À mon tour de vous remercier.
Jacques Brault
Tu as commis une petit coquille au début de ce texte: «Je ne veux ici lui emboîter le pas, seulement je m’arrête cette citation. » — je m’arrête à cette citation? À la lecture de ton texte, je ne peux que sourire. C’est sympathique comme tout! Je garde le reste pour notre correspondance…
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Cher Claude, une coquille ! Heureusement, tu veilles au grain. Merci. Et tant mieux si je te fais sourire. Prends ton temps pour la lettre. Tu vois, j’ai conservé celles du grand Jacques. Je conserverai les tiennes pareillement.
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Ta subtile «divagation» invite, si je te suis bien, à réfléchir aux différences essentielles entre poète et écrivain et entre poème et prose.
Je comprends que tu trouves que Giguère n’atteint pas l’essentiel, le point de bascule, même plus tu me sembles douter de l’existence de telles différences. Quel sujet!
Et Brault, dans chacune des deux charmantes lettres qu’il t’adresse, malgré Giguère, ne me parait pas faire de cas de ces différences…
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Cher Laurent. Je suis ailleurs. Tout cela est loin derrière. Si tu le permets, je vais m’abstenir de relire cette divagation. Ou tiens ! Non, je vais y jeter un rapide coup d’œil. Je suis curieux de la redécouvrir. Mais, vite, je reviendrai à mes moutons, à ces quelques recensions qui m’attendent chez Nuit blanche et Possibles. Ah ! Mon blogue. Je le néglige. J’y reviendrai.
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