
« Emprunts et clins d’œil » Il n’est pas innocent de voir Marcil présenter ainsi la liste des auteurs cités dans son recueil. Parmi ces derniers, figure à deux reprises le nom de Georges Perros. Ce poète lui fournit même un exergue. On voit dans cet emprunt une certaine parenté avec l’écriture de Marcil. Le recours à une parole externe, son intégration dans son propre discours est chose plutôt courante. De nombreux poètes insèrent dans leurs ouvrages des morceaux ainsi empruntés à des auteurs et autrices dont on devine qu’ils sont leurs familiers, je veux dire des écrivains qu’ils fréquentent et apprécient. Cette pratique ne se rencontre pas que dans les plus jeunes générations, où Marcil évidemment prend place. Dans L’Artisan et peut-être même antérieurement dans son œuvre, Jacques Brault, dans un poème-hommage à Gaston Miron, il s’agit de « Tombeau », intègre une dizaine de citations du poète de L’homme rapaillé.
Les poètes que cite Marcil indiquent une parenté ou à tout le moins mettent en évidence un champ d’intérêt. Son écriture entretient des liens plutôt ténus avec celle d’une Anne Hébert, à qui l’on doit ici un rare élan de lyrisme (ô blessures des noces excessives) contrastant avec une certaine désinvolture de ton caractérisant la poésie de Marcil, laquelle se situe davantage dans le registre de la familiarité. Il y a de la bonhomie dans les poèmes de Marcil. Sa créativité l’entraîne du côté de la fantaisie. Je référais il y a un instant à l’œuvre de Brault. Jamais n’a-t-on affirmé que ce poète manquait de sérieux, que sa poésie était celle d’un saltimbanque. Et pourtant, même dans À jamais, son recueil posthume, nous retrouvons son petit sourire en coin, pour ne pas dire ses clins d’œil. Il y avait chez lui, je veux dire dans ses poèmes, la présence d’une voix parfois proche de la voix de chacun, de la voix de tous les jours. Il n’était pas du genre à se propulser dans l’épique, dans le lyrisme échevelé. S’il savait écrire et maîtriser la plus haute période, son verbe plus souvent allait gambadant sur les chemins dont son œuvre est parsemée.
On peut faire ici un certain parallèle avec la manière de Marcil. Et si le sérieux de l’aîné ne manquait pas d’ironie et d’humour fin, pourquoi l’apparente légèreté du plus jeune ne serait-elle pas de son côté encline à s’ouvrir à la gravité, à la substance, à la profondeur du sens ? Et finalement, si l’on en venait à constater l’absence d’une telle préoccupation, si le jeu était le but principal poursuivi par l’auteur, la chandelle pour autant perdrait-elle à nos yeux toute sa valeur ? Passer un bon moment en agréable compagnie, sans prétention, sans chercher à refaire le monde, cela vaut bien les pénibles conciliabules auxquels nous convient parfois certains poètes affairés à la recherche d’une clef ou d’une idée.
Je reviendrai à cette substance dans un moment, mais d’abord, il faut le mentionner, ce recueil est des plus sympathiques. On y sent une présence enjouée. Il y a là beaucoup de joie. Marcil est un fantaisiste. Prévert l’était. Laforgue avant lui. Chez les burlesques, on ne se prenait pas trop au sérieux, on se moquait du reste de ceux qu’empesaient la rigidité et le respect des règles strictes promulguées par les très respectables classiques. Un Jean Narrache avait beau chez nous faire œuvre d’intérêt public, son verbe coloré amusait, séduisait. Le franc-parler populaire y était pour quelque chose. Un Louis-Philippe Hébert ne s’en est jamais formalisé, la forme formatée ne l’étouffe pas, il crée en toute liberté. Cette liberté, on la lui accorde sans hésiter. Bien que Marcil soit un poète d’une autre trempe, c’est une liberté comparable qui l’anime. Il patauge dans le plaisir du texte au risque de noyer le poisson du sens. Chez lui, le « jeu insensé d’écrire » dont parlait Mallarmé prime sans doute sur tout le reste.
Le premier poème du recueil donne le ton.
La radio joue
Le Stabat Mater de Francis Poulenc
Une suite d’accords me fait penser
À une ballade de Bob Dylan
Je cherche laquelle
Tu demandes à ta Magic 8 Ball
Better not tell you now.
Voilà un bien curieux mélange, où tout nobelisé qu’il soit le chantre américain côtoie le très « classique » musicien qu’était Poulenc. Les références sont ici culturelles. Dylan appartient à la culture populaire ; Poulenc, à la culture « savante », élitiste. Tout indique que notre poète entend bien ne pas être assigné à demeure, qu’il traversera à gué les frontières, les barrières langagières, bref, qu’avec la langue il en usera à sa guise. Quand surviennent la Magic 8 Ball et le recours à la langue anglaise, un effet de surprise est créé, qui déstabilise le lecteur étranger au Nouveau Monde que représente ici la Magic 8 Ball. Du reste, apparaît ici un « tu » dont on peut d’abord se demander s’il réfère au narrateur, miré dans le pronom de la langue, ou s’il s’adresse à un interlocuteur, voire une interlocutrice qui par la suite sera plus clairement identifiée.
Ainsi s’ouvre le bal. D’emblée le la est donné. Qu’on se le tienne pour dit : on ne saura pas toujours sur quel pied danser. Le sait-on habituellement, même dans les ouvrages de poésie les plus sages ? Les plus sérieux ? C’est à une bien curieuse aventure que nous convie le poète. Qui accepte de jouer son jeu se rend assez rapidement compte qu’il est drôlement bien mené. Dans le cadre que nous propose Marcil, force est de constater que sous l’apparence d’un heureux désordre, les poèmes obéissent à de forts rigoureux impératifs, dont celui de répondre à des exigences d’art peu communes. Il s’agit d’imposer une cohérence à une apparente incohérence. De l’imposer à cette langue hybride où l’anglais le dispute un peu au français, où le registre populaire se voit travaillé de l’intérieur par un doigté scriptural raffiné, lequel assure les effets rythmiques et la finesse de certaines images trouvées sans doute spontanément, mais dans une spontanéité qui relève de la maîtrise dont fait montre, par exemple, l’instrumentiste qui a fait ses classes au plus haut niveau et qui s’adonne désormais avec grâce aux vertiges de l’improvisation. Marcil est un jazzman plutôt qu’un artiste de concert. On sait que les jazzmen sont souvent des mélomanes accomplis. Ils prennent plaisir à se produire dans les bars où leur tangage réjouit un public complice. En poésie, une telle complicité s’avère nécessaire. Pour s’aventurer dans Prophétie en voix off et en tirer profit, le lecteur doit accueillir favorablement un discours aux accents « naturels » d’une parole marquée par l’oralité.
Ce recueil offre les sentiments du quotidien. Il traite de la vie ordinaire. On suit le narrateur (le « je » des poèmes) dans ses déambulations sur le territoire d’une petite ville de province, facilement identifiable. Il s’agit de Granby.
Parc Miner
golf Miner
terres Miner
piscine Miner (démolie)
passerelle Miner
Boisés- Miner
Ferme Héritage Miner (division Environnement)
aucune rue Miner.
Voilà, c’est tout. Le poème est ici entièrement cité. Je reviendrai sur le procédé de l’énumération — maintes fois l’auteur y recourt — ; notons au passage l’importance de la chute. Dans son recueil, le poète les soigne toutes. Elles sont pour la plupart étonnantes, déconcertantes.
Un tel poème, pourrait-on se demander, est-il « poétique » ? À quoi l’on répondra que l’on ignore peu ou prou ce que signifie cette épithète. La plupart, spontanément, associent le poétique à un discours sentimental, charriant une certaine émotion, usant de termes caractérisés par une quelconque joliesse, par des images évoquant des réalités que l’on a tendance à exprimer habituellement de manière prosaïque, mais que le poète parvient grâce à la maîtrise de son art à exprimer sans trop user de lieux communs, et ce, tout en faisant entendre une petite musique délicieuse. On aura reconnu ici l’idée la plus convenue que l’on puisse se faire de la poésie. Il va sans dire que Dominic Marcil ne souscrit pas à cette conception, que dans la pratique il s’éloigne tout à fait de ce genre de poésie bonbon.
Tout de même, on observe que son poème et quantité d’autres du recueil n’ont rien de lyrique, le lyrisme demeurant encore aujourd’hui l’un des traits distinctifs principaux de la poésie. Il ne propose rien de particulièrement spectaculaire ; on n’y rencontre pas d’images poétiques, nulle association de mots relevant de l’imagination, à vrai dire pas de réel imaginaire, aucun symbole, pas de discours à double entente, pas de travail remarquable sur le matériau langagier, aucune véritable musique, rien non plus qui puisse s’apparenter à la profondeur des ouvrages poétiques s’approchant de la métaphysique, du sacré, ou fixant des frissons comme dans Les illuminations de Rimbaud, etc.
Et pourtant !
Un seul poème ne fait pas un recueil. Celui-là figure parmi d’autres que l’on doit prendre en compte. Bien entendu, il est représentatif. Outre l’énumération, on y voit une ellipse, un ton, celui de la parole. Et son objet est justement ce qui est le plus proche, à savoir le territoire tout autour, le lieu. Rimbaud cherchait le lieu et la formule. Marcil trouve le lieu là où il se trouve et pour le dire ne s’embarrasse d’aucune formule alambiquée. Cela se vérifie partout dans le recueil. Si l’on peut parfois se demander à quoi riment ses poèmes, chercher sans trop de succès à leur trouver une interprétation, cela n’est pas dû à quoi que ce soit qui soit de l’ordre de l’ésotérisme. Si hermétisme il y a, ce n’est pas un hermétisme attribuable à une forme de formalisme fortement imprégné de considérations et de tics langagiers intellectuels. Ce n’est pas non plus un hermétisme résultant d’une sorte de délire apparenté à celui que préconisaient les tenants de l’écriture automatique chère aux surréalistes. En fait, on a ici plutôt affaire à un hermétisme du décousu. On peut songer au « Il y a » rencontré, entre autres, chez Apollinaire, qui consiste à aligner vers après vers des observations n’entretenant entre elles que peu de liens logiques.
Un conte mille fois oublié
une histoire d’amants déchirés par les obus
une prophétie en voix off
les draps tachés
toi en Salomé
toi qui sonnes
les coups de minuit.
Tous les poèmes, dont aucun n’est long, commencent par une majuscule et se terminent par un point. Ici, le « il y a » est sous-entendu. Le rapport entre les vers est difficile à saisir. Cela ne veut pas dire que ce poème ne veut rien dire, qu’il ne dit rien. Un « tu » apparaît dans le poème. Il s’agit, peut-on croire, d’un sujet féminin. Une amoureuse probablement, ce personnage étant vêtu ou dévêtu « en Salomé ». Salomé ici n’est pas une chanteuse populaire, mais bien une danseuse, celle qui demanda et obtint la tête de Saint-Jean-Baptiste. Le deuxième vers exprime une réalité bien dramatique. On ignore au moment où l’on en fait la lecture qu’on le retrouvera avant la fin du recueil. Il sera alors scindé en deux : « une histoire d’amants / déchirés par les obus ». On pourra interroger cette reprise. La mettre en relation avec le narrateur et cette Salomé, qui par ailleurs prendra dans un autre poème les traits ou la parure d’un autre personnage biblique. Ce sera Judith. On se souviendra que pour sauver la ville juive de Béthulie assiégée par les troupes de Nabuchodonosor cette femme magnifique enjôle, enivre et finalement décapite le puissant général Holopherne.
De façon très laconique, Dominic Marcil offre un dispositif sans rien de plus, sans fournir de développement, sans contextualiser ses propositions. La compagne apparaît en Salomé, puis en Judith. Le reste du recueil fournira ou non des bribes d’informations auxquelles nous rattacherons ces représentations du « tu ».
Dans un poème, celui qui se termine par le vers d’Anne Hébert, le « tu » préalablement érotisé (« si tu me touches / je vais venir / en quatre roues. ») observe le narrateur qui pagaie sur le lac. Un souvenir est rappelé : « la fois où tu as glissé une frite entre mes orteils / pendant que je dormais sur la plage / ô blessures de noces excessives. » Ce poème et de nombreux autres dégagent une atmosphère agréable. Tout cela est fort plaisant.
Or cette légèreté, nous nous demandions si elle allait de pair avec une quelconque gravité. Nous posions la question du sens. À la fin de l’une de ses énumérations, après avoir évoqué une « canette de Boréale / une fontaine inversée / et un immigré clandestin », le poète « accélère le pas ». Il « cherche des grenouilles ». Allez savoir pourquoi ? Et le poème se termine alors par le vers suivant : « il doit bien y avoir une raison ». Il cherche cette raison sans doute comme il cherche des grenouilles. Nous la cherchons avec lui. Force est de constater que le poète bute contre l’obstacle du non-sens, de l’absurde. En métaphysique, cet absurde offre une réponse à une bien grave question.
Un autre poème se termine de manière comparable. Il diffère cependant des autres poèmes ne serait-ce qu’en raison de sa ponctuation : un point termine chaque vers. La chute est fracassante, bien qu’elle emprunte à un lieu commun (mais Jean Paulhan rappelait que les lieux communs sont pour la plupart communs en raison de leur pertinence). Fidèle à sa manière, l’auteur use du procédé de l’énumération. On voit défiler dans son poème une « cage à poules. / Un père Noël gonflable. / Une chaise de massothérapie. / Une caisse de jus de canneberges. / Le logo défraîchi des Bisons de Granby. » Puis, après ces petites insignifiances (ce sont des éléments hétéroclites sans grande importance, sans portée réelle), le poème prend fin avec une toute simple question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».Après ces petits riens, cette question que tous et toutes en viennent un jour à se poser apparaît dans tout l’éclat de sa lumineuse profondeur.
On le voit, le poète ne fait pas qu’enfiler de fausses perles. Je dis « fausses perles » mais n’entends pas ici dévaloriser ses vers ; je me borne à décrire son processus d’écriture, lequel consiste à ne pas produire des émaux et des camées comme cherchaient à le faire naguère les puristes d’obédience parnassienne. Autrement dit, et je le rappelle, la parole de Marcil est justement parole, et c’est dans sa trivialité que reposent et sa fraîcheur et sa splendeur. Il énumère des pacotilles, observe des vétilles, puis déclare tout bonnement à la fin de son recueil :
Pas de réponse
la sécheuse tourne et retourne
les évidences perdent leur humidité
la guerre dehors
ne libère aucune brassée
il y a une infrastructure
même dans la dérive
c’est ma seule normalité.
Le message est-il clair, à savoir que le poète n’est pas en mesure de répondre, ses interrogations et les nôtres resteront donc en pan. Mais discrètement, ne commente-t-il pas son travail ? Ne livre-t-il pas ici une clef de sa poétique ? Je crois que oui. Comment comprendre cet énoncé (« il y a une infrastructure / même dans la dérive ») si ce n’est en l’appliquant à l’ensemble du recueil ? L’apparent ni queue ni tête qui est à l’œuvre dans ces vers est travaillé de l’intérieur par une armature invisible qui le soutient. Dans ce monde halluciné, fragmenté par la dispersion pêle-mêle dont fait montre l’énumération (« il y a »), se trouve une certaine vision du monde. Le dernier poème commence par ce vers : « L’incertitude d’une île » et se termine par une question : « pourquoi toujours brûler ? » Ce feu implique une souffrance. Marcil est de ceux qui sourient dans les flammes. Ce n’est pas rien.

Quelle ouverture d’esprit, quelle audace, quel plaisir tu déploies pour trouver la beauté et les clés des énigmes de la «hors» poésie de Marcil!
Une chasse aux trésors où la chasse et les trésors rivalisent de richesse!
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Cher Laurent, je témoigne désormais de mes plus récentes découvertes dans Nuit blanche et la revue Possibles. Je néglige mon blogue. Pour me suivre dans mes courses au trésor, on devra se rendre dans ces publications, puisqu’on trouvera de moins en moins de choses dans mon blogue. Contrairement à Dieu, je ne suis pas partout. Il y aura un jour où je ferai mes adieux à Dédé blanc-bec. Merci d’être là. Et bonne année !
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Cher «contrairement à Dieu», je te suivrai assurément dans les revues mentionnées.
Comme j’ai cependant beaucoup de retard à rattraper sur ton blog, je vais y demeurer encore un bon bout de temps.
BONNE ANNÉE à toi aussi et au plaisir de te serrer la pince!
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