Marcel Proust : À la recherche du temps perdu : Roman : Texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadé : Quarto Gallimard : 1999 : 2,401 pages

À la recherche du temps perdu. Cette œuvre, à elle seule, semble faire office de littérature, en contenir et manifester toute l’essence.

Livre écrit par un snob, dit-on, lu par des snobs et portant sur un monde qui est justement celui des snobs. Voilà un des reproches récurrents qu’on lui adresse. À juste titre peut-être. Mais reproche qui peut se tourner en son contraire, qui loin de mettre le doigt sur un ensemble de défauts renverrait plutôt à des qualités, du moins selon qu’on le décide ainsi. Il y a en effet un paradoxe à l’origine de la méprise, voire du mépris qui entache l’œuvre de Proust.

C’est que ce livre n’est pas un. Le Narrateur exprime cette idée dans Le temps retrouvé. À laquelle idée, l’on pourrait ajouter qu’une tare souvent se trouve dans l’œil du lecteur, souffrant d’une partielle cécité, cause d’un hermétisme qu’aveuglément il attribue à l’auteur. Gilles Marcotte parle quelque part de l’hermétisme du lecteur. Il n’en faut pas plus, chez certains, pour sauter de l’un à l’autre et conclure que celui du livre est à l’origine de celui du lecteur, ou en tout cas le cause, l’alimente.

On reproche à Proust de créer, de tolérer une difficulté de lecture qui serait en quelque sorte inhérente à ses écrits. Mais revenons à ce livre pluriel dont nous parlions plus haut, ce livre dont le Narrateur finit par suggérer qu’il n’est pas « un », en tout cas, qu’il n’est pas « son » livre, que c’est plutôt un dispositif dont, comme le suggérait Valéry à propos de tout poème, chacun use à sa manière : « Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants […] ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. » À condition, osons-nous ajouter qu’ils sachent lire. Et le Narrateur de poursuivre en laissant une porte ouverte, plutôt une porte de sortie, car « quelquefois […] les yeux du lecteur ne seraient pas de ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même. »

Or ce dernier souvent referme le livre peu après en avoir entamé la lecture. Il est outré. Selon lui, il n’en démord pas, Proust est un snob qui écrit pour les snobs, etc. Si on lui demande de préciser sa pensée, il poursuit en déclarant que cet ouvrage regorge de défauts. Défauts, à moins que ce ne soit au contraire des qualités. Car cet hermétisme qui serait cause de la défection du lecteur, en quoi au juste consiste-t-il ? Ne serait-il pas nécessaire au propos, éminemment éthéré on en conviendra, de l’auteur, lequel ne saurait de manière simple ou simpliste rendre compte du fruit de ses observations et réflexions on ne peut plus complexes. La plus rare sagacité tend à l’élévation, n’est pas à la portée du premier venu.

Il se trouve que le fâcheux a partiellement raison. On rencontre dans le livre de Proust un milieu qui justement est celui de l’aristocratie, auquel aspirent diverses gens du monde, tous plus snobes les unes que les autres, gravissant à la queue leu leu les échelons de l’échelle sociale. Proust lui-même a beaucoup fréquenté les salons, mais peu importe. L’univers qu’il dépeint semble superficiel et détestable, et peu des figures le composant gagnent la sympathie du lecteur. Dans l’ensemble, ses personnages sont bien peu comparables à ces héros dont le sort habituellement nous tient à cœur, par exemple dans les romans populaires d’une Lucy Maud Montgomery où l’on voit des personnages attachants, en bute à un destin les contrariant dans leur quête, jugée louable, noble dans le sens le plus noble de l’expression et dont ils sortent plus ou moins victorieux. Leur humanité est touchante. Madame Verdurin, Odette ou Charlus gagnent moins facilement l’estime du lecteur. Leur hauteur, combinée à une certaine bassesse, est moins séduisante.

Et ce lecteur mécontent aura encore raison, du moins lorsqu’il reprochera à Proust d’écrire comme il écrit, c’est-à-dire mal. Oui, Proust écrit mal, du moins si la litote demeure l’étalon avec lequel il convient d’estimer la qualité d’une œuvre. Pour apporter un démenti à ce lecteur qui avance que Proust écrit de trop longues phrases, et que par conséquent il écrit mal, il faut non sans une certaine mauvaise foi extraire des paragraphes interminables qui encombrent La Recherche une petite dizaine de phrases ne tenant que sur une ligne : « Au gré de notre oubli, ils évoluent. » Ces rares exceptions ne persuaderont personne. Le lecteur frustré ne se trompe pas : Proust ne se laisse pas lire facilement, mais ce n’est certainement pas parce qu’il écrirait mal. Les choses avec lui assurément sont rarement simples, à commencer par ses phrases.

À dire vrai, notre contempteur n’est tout de même pas incapable de probité intellectuelle. Il ne dira pas bêtement que Proust écrit mal, mais il s’en prendra encore une fois à ces très longues phrases, trop longues à son avis, dont la syntaxe est à ce point complexe qu’il faut pour y trouver son chemin les parcourir parfois à plus d’une reprise, sans que pour autant, au bout du compte, elles ne livrent leur secret, car certaines demeurent opaques, impénétrables, formant des nœuds qu’on renonce bientôt à dénouer. Or cette difficulté, si elle ne survenait que de loin en loin, encore pourrait-on s’en accommoder, mais l’auteur a développé un style auquel il semble tenir, et qu’il parvient, au grand désespoir de son lecteur (le fâcheux), à conserver jusqu’à la fin, à laquelle fin le fâcheux finalement ne se rend pas toujours, car, comme mentionné ci-haut, très tôt il aura déclaré forfait, renonçant à poursuivre sa lecture plus avant.

Qui cependant persévère prend rapidement ses aises. L’habitude aidant, à force de se plier à la virtuosité de la phrase, celle-ci semble s’assouplir. C’est en réalité le lecteur qui chemin faisant a fait ses classes. Il a appris peu à peu à embrasser le phrasé contourné de l’auteur. La masse obscure que représentait la phrase, voici qu’elle s’éclaire, telle une rivière dont la lumière se libère des ombres qu’engendraient ses sinuosités, ses nombreux méandres. Il y avait une musique dont on se plaignait de la cacophonie qu’elle faisait entendre, c’est qu’il nous manquait la pratique et des notions avancées de solfège. Nous lisions un maître avec les yeux d’un enfant d’école. Nous lui reprochions de parler une langue non pas impeccable, c’est beaucoup plus que cela, mais une langue poussée au plus haut de ses prodiges lexicaux, grammaticaux et syntaxiques. Langue savante, objectera-t-on, équivaut à langue d’élite, de classe et, par conséquent, s’adresse à ceux que désignent l’insulte trop facile de snobs. Je veux bien. Mais analogiquement, faudrait-il alors refuser à l’écrivain ce qu’on vante ailleurs, l’expertise, le savoir-faire, la science et le bonheur de les exercer sans les borner à un horizon d’attente réduit à celui du plus grand nombre ? Cela reviendrait dans ces divers domaines à freiner les élans de la recherche, comme, par exemple, à ramener sur Terre toute velléité d’exploration de l’espace. Mais s’il souffre d’une grave maladie, notre lecteur colérique, après avoir voué Proust aux gémonies, se couchera docilement sur la table d’opération, afin qu’on le soigne d’un mal auquel il n’entend strictement rien, à l’exception des risques qu’il encourt s’il n’obtempère pas aux dictats de la très savante médecine et refuse obstinément de se plier aux méthodes de plus en plus pointues que la science met au point pour le guérir.

Le lecteur mécontent n’aura pas tort non plus d’affirmer que le romancier a produit un ouvrage où il ne se passe à peu près rien. Ce qui est paradoxal encore une fois. Avec une galerie de personnages aussi imposante, comment peut-on concevoir un tel statisme, si peu de mouvements, si peu d’actions ? C’est que la plupart des personnages sont réunis dans un salon. Ils parlent. Agissent peu. La recherche est une œuvre de discours. Les personnages ont beau être nombreux, ils se ressemblent à peu près tous. On les confond facilement, et cette confusion ajoute à une impression générale d’uniformité. S’ils se déplacent, en promenade par exemple, dans la campagne où sont les églises visitées pour leur beauté architecturale et leurs artefacts, sculptures, œuvres d’art, etc., ou encore à la plage ou sur les Champs-Élysées, on les découvre alors moins agissant que parlant. Du reste, leur discours est interrompu par le monologue du Narrateur. La recherche, plutôt qu’une histoire, semble offrir une longue intervention de narrateur. Ce dernier pense, réfléchit, commente le peu d’actions qu’il relate.

Le Narrateur est le personnage principal. Il a beau avoir écrit quelques articles, séjourné auprès d’une garnison (quelque chose du genre, camp de soldats où il a retrouvé son ami Robert), s’être rendu à Venise et, bien entendu, avoir rêvassé lors d’épisodes de villégiature à la mer, toutes ces situations, si on peut dire, contribuent à dresser de lui le portrait d’un être plutôt contemplatif. Le Narrateur est quelqu’un qui n’exerce aucun métier réel. Oisif, il ne recourt à aucune forme d’action concrète visant à assurer sa subsistance : il ne travaille pas pour gagner sa vie. À la fin, plutôt malade, convalescent, il ne bouge plus. Il a dessein de se retirer et d’écrire.

Contrairement à ce que déplorait notre contempteur, à l’effet que la galerie au centre de laquelle évolue le Narrateur serait emplie d’individus peu sympathiques, le personnage principal de la Recherche est attachant et n’est pas seul à l’être. On peut songer entre autres à sa grand-mère et à sa servante. Également à tous ceux qui, comme Charlus, auront été par le Temps réduits à l’ombre où leur déchéance finalement les aura relégués. La Berma s’éteint après une fête à laquelle un seul de tous les individus conviés se présente. Son étoile a pâli. Celle de Swann connaît un sort identique. Le Narrateur est engagé sur la même pente ; n’est-il pas un avatar de Swann ? Combien nombreux sont les parallèles qu’on peut établir entre les destins de ces deux personnages ? À commencer par leur sensibilité, leur tempérament, leur raffinement extrême. Sans oublier la parfaite similitude de leur histoire amoureuse où la jalousie joue un rôle si important. Cette ressemblance renforce bien entendu l’impression d’homogénéité qui s’étend sur l’ensemble de l’œuvre. Mais cette immobilité n’est pas sans faire songer à de très lents mouvements de plaques tectoniques. Il n’y a pas d’histoire dans La Recherche ? Il faudrait y regarder de plus près.

Non seulement retrouve-t-on à travers le si peu d’aventures vécues par le Narrateur les nombreux aléas de cette existence réfléchie dans l’ensemble de ses observations, mais s’ajoute à ce que vivent les personnages secondaires une plus large histoire qui justement est celle, non seulement de leur milieu, mais celle également de la nation française, voire de l’Europe tout entière. Ce sont là, dans tous ces cas, mouvements lents de plaques tectoniques relatifs à la vie politique et aux idéologies, on songera par exemple ici à la question de l’antisémitisme tel que perçu à travers le prisme de l’affaire Dreyfus ou celle de l’homosexualité, centrale et traitée dans La Recherche avec un doigté qui n’autorise pas, sous prétexte que le Narrateur connaît pour sa part des amours dites normales, à minimiser le courage de l’auteur et à prétendre qu’il n’a pas pleinement assumé le caractère illicite de ses propres amours. Illicite est un terme qui apparaît dans le discours du Narrateur et qui se conforme au discours de l’époque où se situe La Recherche. En adoptant le point de vue de la norme, c’est-à-dire en écrivant, par l’entremise d’un narrateur hétérosexuel, Proust a, au contraire, jeté un éclairage sur l’homosexualité permettant à ceux qui refusent ou hésitent à la considérer de face, du moins de l’aborder de biais. Il l’a en quelque sorte universalisée, et en la faisant ainsi entrer dans la norme, en procédant de la sorte, il en a facilité l’analyse. Je songe ici aux nombreux passages, quasi essayistiques, où le Narrateur commente les faits et gestes d’Albertine et de Charlus. 

Dans un autre ordre d’idées, et pour en venir une fois de plus au fameux style de l’auteur, on trouve chez Jules Renard, je songe notamment à son Poil de Carotte ainsi qu’à son journal, une écriture en tout et partout opposée à celle de Proust, je veux dire radicalement différente. La phrase est courte ; la langue limpide, claire ; le mot, évidemment toujours juste. C’est le domaine de la litote. Et cette sorte de classicisme n’est pas, toujours chez Renard, sans autoriser la fantaisie, ici cinglante, de l’ironie.

On peut également regarder du côté de Léautaud. Son écriture est savoureuse, plaisante, agréable. Il formule des vérités souvent désagréables, où affluent le mépris et sans doute une certaine mauvaise foi.  Il faut selon cet auteur écrire comme on écrit une lettre. Il se réclame de Stendhal, du journal de ce dernier. On est loin de Proust.

Avec Paulhan, nous nous trouvons à la limite de l’épuration. La plume est sèche. Son trait, mince. Tout se joue dans la pensée, logique. Ce penseur pense la langue et met à jour ses mécanismes. Il est le linguiste du lieu commun, il analyse la pensée dans les expressions toutes faites. Il démonte les clichés et commente ainsi les maux idéologiques véhiculés par les stéréotypes. Paulhan n’écrit que comme Paulhan. J’exagère.

J’exagère, car un auteur ne sort jamais de nulle part. Proust était un grand lecteur de Saint-Simon. Chez celui-ci découvre-t-on des filons, engendre-t-il des sortes de rejets (comme avec les plantes dont les racines courent sur le sol pour donner au loin naissance à de nouveaux arbres), produit-il des surgeons, des drageons réapparaissant plus tard chez Proust ? Un auteur n’écrit jamais seul. La phrase d’André Breton, le prosateur, produit chez le lecteur des effets comparables à ceux produits par la plume de Proust. Or les univers et préoccupations de ces deux auteurs diffèrent grandement. Chose curieuse, à ses débuts, Breton a corrigé les épreuves de certains des tomes (un seul peut-être) de La Recherche. Il ne me vient pas à l’idée d’insinuer que la phrase proustienne ait pu influer sur celle de Breton. Avec de tels écrivains, c’est d’une écriture atteignant son plus haut période qu’il conviendrait de parler. L’excellence de l’un fait aisément songer à celle de l’autre. Les grands auteurs (cette terminologie est discutable) se la partagent chacun à sa manière. Leiris assurément appartient à ce regroupement d’écrivains qui n’ont en commun que le fait de savoir jouer de toutes les ressources mises à leur disposition par la langue. Un esprit apte à se confronter à ce qu’il y a de plus subtil choisit d’exprimer ses vues en s’autorisant, dans l’écriture, une précision et une élégance que le premier venu taxera facilement d’obscurité. C’est l’insulte suprême, on n’a pas manqué d’en user afin de réduire Mallarmé à son hermétisme (ne jamais oublier le concept de Marcotte : l’hermétisme du lecteur). Breton lui-même a rappelé que le maître faisait mine, avant d’abandonner un de ses sonnets à un visiteur, de devoir encore y ajouter « une goutte d’obscurité ». Je cite de mémoire.

Dans la voix, couchée sur papier, il y a tout l’homme. Oui, ce mot de Buffon dit vrai, mot que l’on entend habituellement très mal, mais qu’il n’y pas de mal à entendre de manière erronée, à savoir que « le style, c’est l’homme ». Autrement dit, il y a là quelque chose d’aussi personnel que l’empreinte digitale ; nos phrases, indépendamment de ce qu’elles signifient, disent ce que nous sommes. Leur engendrement, le cours qu’on leur imprime, leur élan ou leur immobilité, rythme alerte ou minutie extrême, tout cela, c’est nous, profondément.

On peut cependant se demander ce qu’il en est de nous justement dans une page de nous. Ou si ce ne sont pas plutôt les autres qui s’y manifestent, notamment Proust, lequel y aurait substitué son empreinte à la nôtre, si tant est que l’on exploite une veine semblable à la sienne.

La chose est sans doute plus complexe. Néanmoins, avec Proust, comme avec tant d’autres, se pose la question du style. Il faut y revenir.

Un auteur peut-il penser dans les termes suivants ?

« Si je raconte une histoire, l’écriture, me semble-t-il, doit être au service du récit. Je la désire quasi transparente aux yeux du lecteur. Son invisibilité devant donner à voir du contenu. Comme une eau claire, elle doit permettre au regard d’accéder à la contemplation du fond.

Si au contraire l’écriture est à l’avant plan, manifeste, ostensible, le lecteur reste captif de ses lacs. Trop de brillance l’aveugle, il ne voit qu’elle et rien au-delà.

Et encore, j’aurai beau dire magnifiquement des sottises, ce ne seront jamais que des sottises. En revanche, je dévoilerai des vérités profondes, nul ne les entendra si je les exprime avec maladresse. »   

Relisons L’éducation sentimentale. Encore une fois, non sans admiration. C’est que Flaubert écrit mieux que mieux. Il est davantage que ce parnassien auquel trop souvent on le réduit. Certes, sa phrase est parfaite, qui résulte d’un savant dosage de tous les éléments la constituant. Même la musique y est. Mais surtout, et ce n’est pas peu dire, sa haute maîtrise se manifeste avec une énorme discrétion.

Si avec sa Recherche, Proust jamais ne me fait oublier que je lis un chef-d’œuvre, dont chaque phrase est exquise, Flaubert, ce gros ours à la patte si lourde, réalise un autre tour de force. Ses raffinements sont moins éthérés, mais son art est constant, fort peu volatil. Il papillonne très peu. La ligne une fois tracée dicte ce qui suit. Il y a une histoire, Flaubert veut la raconter. Il ne dérogera pas. Aucune digression. Pas d’intervention du narrateur.

Proust écrit au « je ». Son narrateur fait plus que raconter une histoire. Il a des choses à dire, il formule des pensées. Son récit fourmille d’observations, de trouvailles. Il analyse, sonde les abîmes de la conscience. Sa phrase pour s’immiscer dans de tels arcanes doit se contourner, épouser des dédales, s’ouvrir à de nouvelles avenues, revenir sur ses pas. Rien ne presse l’auteur ni ne la contraint à la brièveté. Il semble n’avoir cure de son lecteur ou plutôt le situer sur un palier similaire au sien du moins en hauteur. Proust fait confiance à son lecteur.

Mais « je » a été congédié par Flaubert. Cet auteur se sait trop bavard, prolixe, inventif, délirant, hirsute, comique, ironique et trop sensible lorsqu’il s’abandonne à sa véritable nature. Il a trop d’opinions, d’indignation, de dégoût. Sa correspondance fait voir le bonhomme, cet ours totalement absent de son œuvre. J’ignore qui a rêvé d’une Madame Bovary écrite par le bonhomme, plutôt que par l’écrivain. Le résultat aurait été tout autre, sans doute plaisant, divertissant, plus percutant, pas du tout assommant diraient d’aucuns. Mais tous ces plus ne valent pas les refus flaubertiens. Ce qu’il s’est interdit, les moins dont il a troué l’écriture de ses romans, ses rejets et l’ensemble de ses ratures ont donné lieu à des œuvres solides, parfaitement équilibrées, écrites avec un louable souci d’art et de perfection.

Au sujet de quelle œuvre de Flaubert Malraux évoque-t-il une Rolls-Royce en panne ? Salammbô a quelque lourdeur, procède avec lenteur, je veux bien. Mais la distance dans le temps et les cultures y est sans doute pour quelque chose. L’auteur réfère à un univers lointain et, pour ce faire, se livre à d’abondantes recherches, là est son côté réaliste. Pour mieux dépeindre les réalités, il s’applique à manier avec précision une plume qu’il qualifie de scalpel — il avoue user du langage à la manière d’un chirurgien. S’agissant de l’histoire, des mœurs, de la géographie, il ne se contente pas de vagues décors peints dans l’à-peu-près, il recourt au mot juste. Or dans les œuvres du passé, surtout celles dont l’action se situe dans l’Antiquité, le mot juste désigne des réalités qui n’ont plus cours. Le lecteur peu consciencieux, et comment l’être autant que l’auteur sur le plan de la précision du lexique, se laisse entraîner par le flot et la musicalité des périodes, dérive et bientôt se perd dans une réalité, pour lui brumeuse, à l’éclaircissement de laquelle il refuse par son inculture de collaborer.

Il renonce à faire sa part, à monter dans la Rolls. C’est alors lui et non elle qui est en panne. Le lecteur souvent est un imbécile, Flaubert parfois dans le privé ou sa correspondance l’est également. Il se permet des grossièretés, fait le Garçon, débite pire que des idées reçues, c’est qu’il s’amuse et cherche à amuser. Il fait le pitre. Mais lorsque vient le temps d’écrire, à partir de ce que j’appellerai son illumination, fictive peut-être, car je la devine, ne sachant trop où la situer, ni si vraiment elle a eu lieu en un lieu précis ; or, très certainement il y a eu chez lui prise de conscience, quasi prise du voile, car cela est selon lui sacré : écrire ne se fait pas n’importe comment, exige de soi labeur et don total, engagement, rehaussement de soi, « disparition élocutoire du poète » comme le dira Mallarmé. Cela Flaubert l’a compris. Jamais n’aura-t-il dérogé, bifurqué de sa voie, vocation s’il en est, qui diffère de sa première, jeune et emportée, romantique, romanesque, où sa figure de jeune romancier correspondait trait pour trait à la figure de celle que deviendra son illustre Emma Bovary.

L’Éducation. Tout le savoir, le bagage de l’écrivain, la somme de ses lectures, la montagne, le volcan qui tant grondait dans ses fureurs d’écriture va converger ici, trouver son embouchure, comme l’avait auparavant trouvées Madame Bovary et Salammbô. Flaubert désormais sait faire et ce qu’il fait éblouit. La leçon est apprise.

Cela étant dit, je n’ai encore rien dit. Rien dit du travail colossal de l’auteur, travail qui n’importe que par la qualité de son résultat. L’éducation est un roman remarquable à tous points de vue.

« Idiot de la famille » tant qu’on le voudra, en vérité, on devrait plutôt parler de lui en termes plus respectueux : « saint Flaubert » me paraîtrait plus approprié.

En le lisant, nous éclatons parfois de rire, mais nous sommes aussi très émus lorsque Mme Arnoux rend visite à Frédéric. Ce qu’ils se disent, ce qu’ils ne se disent pas, ce que le narrateur révèle de leurs sentiments, tout cela est juste, fin et subtil. Proust qui est très intelligent disait de Flaubert qu’il ne l’était pas. Flaubert qui était très sensible aurait pu croire que Proust manquait de sensibilité. Il aurait eu tort, mais le fait est que dans toute La recherche, où l’on rit par moments et applaudit l’esprit si fin du narrateur ainsi que l’art du romancier (il invente des situations qui, très souvent, sont comiques), il y a peu ou pas de passages aussi émouvants que les retrouvailles de Mme Arnoux et Frédéric. Et si Proust analyse ou en tout cas décortique avec psychologie l’âme humaine, alors que ses personnages éprouvent des émotions (la jalousie, par exemple, la tristesse et la nostalgie, l’attachement, l’amour), rarement le romancier ne semble chercher à franchement émouvoir le lecteur. Si je fais ici erreur, c’est que sa Recherche est si longue (ce n’est pas un reproche) qu’une fois le dernier tome terminé, on ne souvient plus très bien de ce qui, outre des émotions d’ordre esthétique et intellectuelle, a pu nous toucher ou franchement nous émouvoir. Je ne dis pas nous éblouir. Tant de beautés, à coup sûr, nous auront profondément éblouis.

Le narrateur de L’éducation fait parfois défaut à certains des principes de l’auteur. Ses interventions, je regretterais qu’il les ait biffées. On rencontre dans ce roman beaucoup de commentaires, du style aphoristique. Ils ajoutent par leur laconisme à la qualité de l’œuvre, à sa profondeur.

Il faudrait rappeler ici le fameux « Il voyagea. » À mon sens, ces deux petits mots forment l’un des plus courts paragraphes qui soient, et aussi l’un des plus beaux de la littérature française. Sa vertu tient à son emplacement dans le roman. Il vient à la toute fin. L’essentiel du roman est derrière nous. Le héros est parvenu au terme de son parcours. Ce paragraphe est elliptique, ramassé, dense. Beaucoup de temps est contenu dans ce bref énoncé. Ces mots précèdent la rencontre, les retrouvailles avec Madame Arnoux.

Mais La recherche dans tout ça ? Oui, justement. On peut en faire l’éloge en rappelant que ses plus ardents admirateurs ne se contentent pas de la lire une seule fois. Ils y reviennent régulièrement. Cet Everest de la littérature est assurément un monument. Parler ici de chef-d’œuvre, ce n’est pas se payer de mots.

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

8 réflexions sur « Marcel Proust : À la recherche du temps perdu : Roman : Texte établi sous la direction de Jean-Yves Tadé : Quarto Gallimard : 1999 : 2,401 pages »

  1. Je ne sais pas comment tu fais, ami Daniel.
    Tu dis tout comme j’aime. Et tellement plus…
    Merci!
    J’ai lu Proust pour la première fois à 20 ans à peu près.
    J’ai relu « À la recherche… » 2 fois depuis.
    J’ai imprimé et glissé ton billet dans l’ouvrage; formidable préliminaire avant la 3e… éventuellement!

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  2. Rien comme le génie de Proust pour faire sortir de ses humbles couleurs prolétaires habituelles notre appréciateur caméléon!
    Quels feux d’artifices tu nous sers, Daniel, pour nous apprivoiser avec ce grand!
    Comme au tennis, les grands joueurs font ressortir le talent de leur vis-à-vis.

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    1. Caméléon ? Veux-tu dire que je m’approprie le style de Proust ? Quant à mes origines modestes, il ne faudrait pas trop les pointer du doigt, because je suis parfois invité chez la duchesse Oriane de Guermentes : je ne voudrais pas que mon jupon dépasse.

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      1. Je ne veux pas dire que tu t’appropries le style de Proust. Je dirais plutôt que tu sais donner à ton style la forme, la hauteur et la couleur que ce géant t’inspire. Tu as sorti la riche argenterie et coutellerie que la plupart du temps dans tes «petites études» tu gardes dans tes belles grandes armoires! Peut-être ai-je tort?

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      2. J’aime bien comment tu exprimes ici ta pensée. Il est, en effet, bien possible que pour accueillir Marcel à ma table, j’aie sorti ma plus riche argenterie. Ah ! La comparaison est amusante et flatteuse.

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