
On ne sait
comment naît
d’où revient
une voix
Je souhaiterais assister à la genèse d’une œuvre de Louise Warren. J’aimerais voir comment naissent et se développent ses courts poèmes. La voix de cette poète me paraît singulière. Elle fait montre d’une qualité de silence allant de pair avec une certaine plénitude. Tout se passe ici comme si le presque rien générait du presque tout — je ne dis évidemment pas du n’importe quoi. Il s’agit ici d’un art s’apparentant à la litote, au moins, au souffle ténu, à la ligne fine, tige de la fleur sauvage et non grand fût de l’arbre massif. Le mot délicatesse pour identifier cette manière de faire ne me semble pas vraiment juste. Il évoquerait une sorte de faiblesse. Or si Louise Warren opte pour le dépouillement, ce n’est pas faute d’insuffisance de souffle, me semble-t-il. Le manque ne dicte pas la rareté, le degré quasi zéro de l’expression. Tenant peut-être à quelque trait de la personnalité de la poète, la discrétion de son discours ne peut qu’être volontaire, choix délibéré d’une poétique faisant toute la place à la contemplation et à la méditation.
Les poèmes de La ligne d’incertitude semblent sourdre tout lentement du silence ainsi que d’une solitude vécue au sein d’une profonde et lointaine nature, celle de forêts que l’on pourrait croire intactes, originelles, intemporelles. Les traces d’humanité que l’on croise sur son sol sont celles de la poète qui y déambule au milieu de sa flore et de sa faune. Ce n’est pas que le monde ne soit son souci, mais il est comme tenu à distance, comme pour mieux s’en rapprocher. S’en rapprocher essentiellement, c’est-à-dire en empruntant la voie intérieure, celle du recueillement, de la pensée, de la rêverie.
La nature offre ses signes. La poète s’interroge : « quel sens donner ». Oui, quel sens peut-on donner aux « branches », aux « ronces » et aux « broussailles serrées / en dedans » ? Ce vers répond peut-être à la question du sens : « éveille le silence ». Et le poème suivant :
rejoins le sens
en chantant
la respiration de la rose
la danse de l’oubli
Chaque poème est un dispositif dont chacun, selon le mot de Valéry, use à sa guise, la poète donnant finement matière à la méditation du lecteur. Ainsi, puisqu’une liberté égale nous est confiée dans la lecture, je m’autorise la saisie d’une roche et en fait l’image d’un poème.
une roche
contenue dans le nœud
ne roule pas
n’éclate pas
de plus en plus seule
C’est là un peu forcer les choses et, je le sais, comparaison n’est pas raison, mais je ne puis m’empêcher de m’arrêter devant cette roche. Elle est de plus en plus seule, sauf au passage, lorsque l’on porte intérêt à sa présence. À moi d’y faire rouler, voire éclater du sens. Oui, le poème, tout comme la roche, peut sembler se taire. La poète ne nous incite-t-elle pas à le croire ? Elle écrit : « mon poème / se tait ». Il se tait, dis-je, comme la roche. Mais, la poète n’a-t-elle pas auparavant affirmé que « la trame invisible / n’abandonne pas » ? Dans le cœur invisible de la roche et du poème se trouve une trame, porteuse d’une voix. Si « mon poème / se tait », rien n’empêche le lecteur d’entendre son silence. À dire vrai, une personne vit et respire au cœur de ce recueil. Elle prend la parole, si ténue soit-elle (« phrase muette »), semble s’adresser à elle-même, à un autre soi-même en même temps qu’à un tiers : « ne traîne plus / autour du fantôme // regarde-le / s’évanouir ». Il convient de noter l’usage de l’apostrophe dans quelques poèmes, dont celui-ci. L’impératif y joue un rôle marquant un souci, une préoccupation d’ordre moral. Qui conseille et recommande assume une posture, propose une attitude. J’y reviendrai comme on revient au monde, même et peut-être surtout dans les poèmes où l’on se tait, dans les forêts où l’on se terre.
mon poème
se tait
ignore l’illusion
je respire
dans son enveloppe
il ne console pas
me pousse
dans la forêt
spirale verte
Ce dernier poème offre sans doute une clé de lecture, exprime une poétique, celle du silence dont j’ai déjà parlé et dont il faudra reparler. Les liens entre l’écriture et la nature sont ici confirmés. Ailleurs, nous avons pu lire ces vers : « l’herbe / déjà des signes ». Du reste le poème conduit à la forêt, cela n’est pas insignifiant.
La communion avec la nature ne va pas sans une certaine sensibilité. Dans la contemplation, l’on peut se montrer réceptif au silence de la roche : « une roche / a reçu l’ordre / d’être dans la présence ». C’est, me semble-t-il, dans la forêt que la poète parvient à s’inscrire tout entière dans la présence. Sa sensibilité ne va pas sans un très grand sens de l’observation. Elle se montre attentive au moindre détail du territoire. Elle nous révèle des merveilles. Il va sans dire que son poème procède d’une description minimaliste.
flanc de la vallée
les bruits s’allongent
s’éloignent
le ciel vibre
fond violet
Dans un autre poème, elle fait également entendre l’écho : « jappements au loin / au loin ».
Certains poèmes de ce recueil me semblent tout simplement beaux, sans que je puisse vraiment dire sur quoi repose ce sentiment. Je ne perçois pas toujours aisément le sens de l’herbe et des fines broussailles du poème, mais il m’ouvre malgré sa petitesse (les poèmes sont tous brefs) un large espace de vie et de sens. Parfois, la poète ne livre qu’un instant, qu’une impression fugitive :
étendue lisse
trait de certitude
si doux le passage d’un vélo
après l’averse
Merveille, dis-je : ce trait de certitude, sans doute celui rectiligne de la rue, je n’oublie pas qu’il se manifeste dans un recueil dont le thème principal, ainsi que le souligne son titre, est l’incertitude. Je ne l’oublie pas et sur ce sujet il y aurait tant à dire. C’est avec lui que l’on rejoint ce souci du monde dont je parlais plus haut. Le monde n’est pas évacué. La poète ne lui a pas tourné le dos, elle lui a plutôt offert son âme, sa conscience. Ainsi traite-t-elle en maints poèmes de l’inquiétude, quasi synonyme ici de l’incertitude. Elle ne rédige pas un essai sur ce thème, ne développe pas une pensée, mais elle jette sur le papier (le terme est trop violent, disons plutôt qu’elle dépose tout doucement) les fragments d’une longue et patiente réflexion.
Une interprétation est souvent discutable, mais les poèmes aérés de Louise Warren me semblent ouverts et accueillants. On peut y loger sa propre vision.
front anonyme
main tendue
recoudre la lumière
l’abandon
prélèvement d’inquiétude
soutenir le plus seul
Ce « front anonyme », pourrait-ce être celui du réfugié, du migrant emporté sur un fragile esquif, tendant la main et à qui tendra la sienne ? Pour qui l’on recoudra « la lumière » et reprisera l’abandon ? Le poème, avec un infinitif qui somme toute correspond à un impératif, se termine sur cette injonction : « soutenir le plus seul ». On le voit, Louise Warren dans ses déambulations au milieu de la forêt n’oblitère pas le monde.
Il y aurait tant à dire sur ce très beau recueil. Je prélèverais çà et là des « roches » qui sont à proprement parler de véritables pierres précieuses. De l’une à l’autre, il y a ellipse. Il s’agit du passage silencieux de la trame invisible dont parle la poète, ou, si l’on préfère de la déambulation de celle-ci au sein de la forêt, laps de temps où s’accomplit le mûrissement de ce qui deviendra le poème. Ainsi, les poèmes apparaissent-ils comme les stations du chemin parcouru en solitaire par la poète, chemin qu’à sa suite reprend et modifie le lecteur, non cependant pour combler les vides isolant chacun des poèmes ici réunis, car entendre la voix qui profère ces textes brefs lui suffira amplement. Ce sont pierres posées dans l’intervalle et générant tout le sens.
Tant ils donnent à voir, on finit par regarder les poèmes de Louise Warren autant qu’on les lit. En fait, dans leur toute simple brièveté, ils n’en finissent plus d’être et de s’inscrire dans une manière de signifiance pure, telle qu’on dirait avec eux les mots libérés de leur banale et usuelle fonctionnalité. Lire et voir.
Ces poèmes ressemblent aux œuvres visuelles, résolument modernes, contemporaines que l’on découvre dans les galeries d’art. Je parle de dessins ou toiles semblables justement à l’illustration courant sur la couverture du recueil. On la doit à Julie Bénédicte Lambert. On y voit des lignes dans lesquelles on peut lentement glisser le regard, laisser danser notre lecture. Une abstraction semblable se rencontre chez Louise Warren. L’esprit et la manière du haïku ne sont pas loin.
lueurs
l’érable japonais
ses mains délicates
vers nous
La beauté, la gravité non plus ne sont pas loin. J’en veux pour preuve cette historiette.
claquement
l’oiseau meurt
dans les reflets
ramures tièdes
au creux des paumes
Voilà porté à sa plus simple et parfaite expression l’art du raccourci et de la discrétion.

Très belle lecture, qui donne le goût de lire ce recueil de Louise Warren! Daniel Guénette, tu es un éclaireur extraordinaire!
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Et toi, tu as lu tous les poètes. Tes lumières m’ont déjà éclairé et m’éclairent encore et pour longtemps j’espère.
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Merci, merci Daniel pour votre belle lecture. Lire et voir, oui! Entrer dans la contemplation, le mouvement. Pour éclairer la genèse, je dirais que je défais constamment, d’où la prise de risque, la possibilité d’ouvrir sans cesse le poème active la ligne d’incertitude. Le silence est celui du souffle de la création et de mon immobilité. Percer la lenteur, le silence et y faire apparaître un poème, le don que m’offre l’incertitude.
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À sa parution, votre « Anthologie du présent » m’avait intrigué tout en me séduisant. Lenteur, contemplation et silence étaient au cœur de vos écrits. Lire vos poèmes est un exercice qui permet d’apprendre à lire la poésie. Les lecteurs qui parfois ont tendance à ne pas s’arrêter au cœur du sens vivent avec vos poèmes une expérience qui me paraît singulière. Un mot, deux mots, trois mots quasi isolés dans leur rareté demandent à être profondément médités. Entre eux, le lecteur rétablit alors le courant. Pierre interrogée. Son apparent mutisme révèle une parole.
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Merci,Daniel de demeurer un passeur de ma poésie. Ce que je fais est si intime que l’accueil de chaque lecteur et lectrice devient doublement important. Cette attention aux mots à chaque mot, c’est aussi ce que je développe dans mes rencontres de L’Atelier des Vivaces.
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Bonjour Louise. Question d’incertitude, je le souligne en passant, il y a plus d’une dizaine d’années j’ai écrit un recueil intitulé « Traité de l’incertain ». C’était un livre sans doute trop bavard, mais son contenu n’est peut-être pas étranger à vos préoccupations. Une chose est certaine, que les poèmes soient brefs ou emportés par le flot d’un lyrisme intarissable, il est préférable de s’ouvrir à eux si l’on veut qu’ils s’ouvrent à nous. J’ai aimé aller à votre rencontre. Je vous souhaite des lecteurs et des lectrices capables d’ouverture. Quant à moi, je serai là pour la suite des choses.
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