Marie-Hélène Sarrasin : Douze arpents : Roman : Éditions Tête première : 2023 : 203 pages

Titre étonnant, voire audacieux, du moins pour qui se souvient du docteur Philippe Panneton et tout particulièrement de son chef-d’œuvre, le terme de chef-d’œuvre n’est pas trop fort. Publié en 1938, son roman est un monument de notre littérature nationale. La romancière d’aujourd’hui s’avère moins ambitieuse que Panneton ; elle ne nous offre pas trente, mais seulement douze arpents. Elle parvient néanmoins à se montrer à la hauteur de ceux-ci. Ses arpents valent qu’on s’y arrête.

Mine de rien, sans en mettre plein la vue, l’autrice parsème son récit de clins d’œil amusants. Ils peuvent échapper à certains lecteurs, mais ceux qui ont lu et aimé les Trente arpents de Ringuet les remarqueront. L’exercice sur le plan de l’intertextualité est tout à fait réussi. Les liens entre les deux romans sont nombreux, mais l’époque a changé et le roman de la terre se montre plus moderne.

Comme le célèbre roman de Ringuet, celui de Marie-Hélène Sarrasin est divisé en quatre parties ; elles sont pareillement intitulées : « Printemps », « Été », « Automne », « Hiver», et se déclinent dans le même ordre. À Euchariste Moisan, protagoniste du roman de Ringuet, succède chez la romancière deux autres Moisan, également cultivateurs. Ma lecture de Trente arpents remonte à plusieurs décennies, ma mémoire est par conséquent défaillante, c’est dire que je ne saurais indiquer tout ce qui relie le « Trente » de l’un aux « Douze » de l’autre, mais assurément les principaux liens que l’on peut faire s’observent sur le plan du propos.

En effet, les deux ouvrages abordent des mutations sociétales profondes. Dans un cas comme dans l’autre, villes et campagnes entretiennent des relations problématiques. La recherche du progrès qui va main dans la main avec l’appât du gain s’avère menaçante. Dans Douze arpents, ce n’est pas vraiment de développement industriel qu’il s’agit, mais ici un projet immobilier risque de perturber l’équilibre d’un petit village. S’il y eut l’exode rural, les cultivateurs de Ringuet désertant les campagnes pour gagner les usines, plus particulièrement celles des grandes villes de la Nouvelle-Angleterre, on assiste dans Douze arpents à un mouvement en sens inverse. Marine, le personnage central du roman, quitte la banlieue pour s’installer à la campagne avec ses deux jeunes enfants.

Le roman commence par l’emménagement dans une vieille maison dont le grenier recèle des secrets que je me garderai de révéler. Les lecteurs devront donc découvrir eux-mêmes les propriétés de la digitale. Je me bornerai à mentionner qu’en face de cette maison habite une vieille dame plutôt particulière. Tout dans ce roman ou presque tourne autour d’un jardin et des plantes qu’on y cultive. Ainsi dans cet univers végétal la vieille dame se nomme-t-elle Rose. Elle était, il y a très longtemps de cela, la grande amie de l’alter ego de Marine, celle qui habitait justement la maison où l’on s’installe au début du roman. Je parle d’alter ego parce que Marine est une battante tout comme l’ancienne propriétaire et, autre trait commun, elle cultive également un jardin luxuriant.

Marine apprendra quelque temps après son arrivée à Saint-Didace que sa maison est l’ancienne maison de la Corriveau. Achillée Corriveau, lui dit-on, aurait empoisonné ses maris. Nous voici dès lors plongés dans un univers de légendes et de contes. Trente arpents n’est pas le seul roman évoqué dans ce roman, il y est aussi fait allusion à celui de Philippe Aubert de Gaspé. Mais ne nous éparpillons pas. Revenons à Rose.

Avec ce personnage, le ton du roman est donné dès le début du roman. Il est écrit noir sur blanc que cette vieille dame « préfère s’enraciner dans son jardin ». Rose se serait plantée dans son jardin il y a quatorze ans de cela. « Elle s’est déchaussée et a enfoncé ses orteils entre le rang des tomates et celui des haricots grimpants, qui lui feraient de l’ombre. » Puis, vient cette phrase à laquelle on ne prête pas forcément attention, ou plutôt qu’on entend au sens figuré plutôt qu’au sens propre : « Depuis, le sol s’est creusé : jusqu’aux genoux, les jambes se sont enfouies. »

Le roman de Ringuet est un roman réaliste. Celui de Marie-Hélène Sarrasin fait montre de fantaisie et nous introduit dans un univers qui sans être tout à fait merveilleux accorde une place certaine au merveilleux. On découvrira bientôt que Rose est très vieille. L’action du roman, du moins en ce qui a trait à l’installation de Marine à Saint-Didace, se situe en 2016. Or Rose habite le village depuis 1870. Elle s’est mariée en 1848. Elle devait alors être âgée de dix-huit ou vingt ans. En 2016, elle a donc environ 186 ans.

Rose est contemporaine de l’autre histoire racontée dans ce roman, soit celle d’Achillée Corriveau, de sa lutte contre le projet d’une voie ferrée qui eût traversé le village (on pourra ici songer aux débats actuels suscités par le nouveau tracé de la voie ferrée à Lac-Mégantic), contemporaine de la disparition du maire, histoire qui remontera à la surface en 2016 lorsqu’à l’occasion des travaux relatifs au projet immobilier auquel s’opposera Marine on fera la découverte macabre d’un squelette. Je n’en dis pas davantage. Rose est donc très âgée. Nous sommes, je le répète, dans un univers qui fraie avec le conte.

Le grand-père de Robin et Alice, les enfants de Marine, « les assoit sur ses genoux pour l’heure du conte. » Ceux-ci pensent que Rose Nolet est une sorcière. Cette même Rose finit par leur raconter une histoire à dormir debout, puis, devant leur scepticisme et celui de Marine, elle déclare : « C’est pas une légende, ma fille. C’est la vérité vraie. »

D’une certaine manière, Rose a raison. Et pour peu qu’on extrapole, on pourra affirmer la même chose au sujet du roman de Marie-Hélène Sarrasin. Imaginative, tout comme Marine que des personnages soupçonneront de tirer « un peu fort la ficelle poétique quand elle […] dit que Rose est enracinée dans son jardin », elle a écrit un roman où règne la fantaisie, mais c’est une fantaisie qui ne manque pas de réalisme, dans la mesure où il y est question d’une réalité bien actuelle. Par moments, on se sent proche du monde imaginaire de Fred Pellerin, surtout lorsqu’à la fin du roman il est question d’un certain tourisme curieux de découvrir l’univers de Rose, de rendre visite à cette éternelle enracinée, à ce « monument vivant ». Oui, Fred Pellerin, mais pas dans les extravagances langagières de ce dernier. Le style plus conventionnel de Sarrasin fait tout de même montre d’un certain brio. La romancière sait faire dialoguer ses personnages. Le style qu’emprunte sa narration n’est pas sans élégance. Elle parvient surtout à produire Ce récit solidement structuré suscite la curiosité du lecteur. En un mot, c’est ce qu’on appelle un roman bien fait et bien écrit.

En fait, la romancière a produit une sorte de conte pour tous. Certains romans sont plus costauds, plus substantiels peut-être, mais leur lecture n’est pas toujours agréable. Ils en mènent large, mais perdent parfois leurs lecteurs en cours de route. Le livre de Marie-Hélène Sarrasin est séduisant, agréable à lire. Il contient même une petite intrigue amoureuse. Si j’étais encore enseignant au niveau collégial, je le mettrais au programme. Après la lecture de Trente arpents, on passerait à celle de Douze arpents. Je crois que les élèves apprécieraient un tel programme de lecture. 

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

4 réflexions sur « Marie-Hélène Sarrasin : Douze arpents : Roman : Éditions Tête première : 2023 : 203 pages »

      1. Pour le savoir encyclopédique, on repassera. Je lis présentement un essai de madame Lise Gauvin, une professeur à la retraite de l’Université de Montréal. Cette dame possède un savoir encyclopédique, pas moi. Son essai s’intitule « Des littératures de l’intranquillité ». Il vient tout juste d’être publié.

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