France Boucher : Nef de pierre : Poésie : Écrits des Forges : 2023 : 94 pages

Les poèmes de France Boucher sont si fins qu’on pourrait croire que leur discrétion relève d’une relative faiblesse oratoire. Il n’en est rien. Le croire, ce serait se méprendre, et sur leur rareté, et sur leur singularité. À première vue, on en conviendra, le travail de la poète avoisine la sagesse. Sa pensée n’est en rien iconoclaste. Au contraire, elle célèbre les icônes, appelle à méditer gravement sur les leçons de l’histoire telles que transmises par les monuments commémoratifs, notamment et plus précisément ceux qui célèbrent la mémoire des femmes victimes de la violence des hommes. Quant à l’écriture de France Boucher, force est de constater qu’elle ne s’apparente en rien à la tentative expresse de renouveler le genre poétique, de s’afficher de manière ostentatoire comme moderne ou révolutionnaire. D’où sa rareté, d’où sa singularité.

En effet, il est rare que les poètes privilégient à ce point la litote, je veux dire une forme brève aussi sobre. Il est rare que les poètes acceptent de ne pas briller par une apparente rareté — souvent affectée, affichée, autoproclamée —, rare qu’ils ne mettent pas au-dessus de tout une singularité tout aussi illusoire. Mais, c’est là une tout autre histoire. Je ne désirais souligner ici qu’un usage relativement pondéré du dispositif poétique, une manière de faire dont le raffinement consiste à ne point s’encombrer de faux brillants, à s’exprimer en refusant de recourir à toute forme d’outrance langagière.  

Prenons, par exemple, le premier poème du recueil. Il est si dépouillé qu’on risque de le lire un peu trop rapidement. Sa concision est exemplaire. Il commence par l’adverbe des contes (jadis), mettant ainsi à distance cela dont le recueil nous rapprochera progressivement, à travers une suite de poèmes coulant de la même eau, tranquillement, sans débordements jamais, et toujours aussi efficaces dans ce que jusqu’à la mer ils charriront de sens. Ce sens est si bien servi, qu’on le dirait porté par une prose transparente.

jadis
la vie
parlait
au masculin

l’espace
pour les femmes
et les enfants
glissait

dans l’ombre
du maître

Voilà, pourrait-on croire, qu’on entreprend de nous donner à nouveau une leçon féministe. Et si l’on rayait ce méchant mot de « leçon », avec tout ce qu’il comprend de refus d’entendre, lorsqu’on s’en fait un bouclier afin de se prémunir contre toute forme de réflexions, de remises en question, adressées à nous à travers un discours politique, ici féministe ? Si, plutôt que de se boucher les oreilles, on les ouvrait bien grandes, alors nous pourrions entendre retentir les coups de feu et saisir à nouveau dans toute son ampleur l’horreur de la tragédie. Car c’est bien à la réactualisation propre à la réminiscence active que nous convie la poète. Elle remue « la cendre / sur cette histoire de feu   de sang », sur le drame que fut en date du 6 décembre 1989 la tuerie de l’École polytechnique de Montréal.

Deux autres poèmes aussi brefs poursuivent le récit qu’entamait le « jadis » initial. En très peu de mots, voici embrassée l’histoire des femmes depuis « jadis » jusqu’à nos jours. Tant de délicatesse dans la formulation, dans l’ellipse, encore une fois opère à merveille. Il n’en faut pas davantage. Il y eut ce que la poète appelle « oubli profond / ou vide / volontaire », puis « des voix résistantes / ont surgi // avenir / chemins / cœurs // petit à petit / se sont ouverts ».

Dans un recueil qui avec tant de compassion donne une place prépondérante au rayonnement tragique de l’histoire des femmes, on ne sera pas surpris de bientôt découvrir la mansuétude bienveillante dont témoigne la poète à l’endroit de celui qu’elle désigne tout simplement en ces termes : « le suspect ». Elle ne craint pas de jeter un regard lumineux dans les tréfonds de la conscience toute en lambeaux de ce pauvre malheureux. Elle nous le fait voir en proie à « ses étranges démons // le cœur démoli / ombre de lui-même ». Dans un lyrisme retenu, mais oh ! combien efficace, elle invoque les Mers, le Ciel, le Feu et la Terre, (les majuscules ne sont pas de moi), les prie d’intervenir : « Terre / amène-le / à s’extirper de la boue ».

Ce suspect, il serait difficile de l’identifier clairement, en le réduisant à l’auteur des crimes de l’École polytechnique. En utilisant le temps présent, la poète l’englobe dans une actualité continue outrepassant le geste du « suspect » et ne traduisant pas que ses répercussions dans nos mémoires. À dire vrai, France Boucher souligne au passage la répétition de cette histoire, les suites sempiternelles dont ce drame était lui-même la perpétuation. Sur ce lourd héritage, la poète cependant ne s’appesantit pas. Son discours est tout en évocation, il est ouvert sur l’avenir, œuvre à un élargissement du vivant, propose, et ce sont les tout derniers vers du recueil : un « abandon joyeux / à ces éclats de vie ».

Éclats de vie tant que l’on voudra, il n’en demeure pas moins qu’avant d’atteindre la lumière de l’estuaire où les eaux du poème iront finalement se baigner, la poète aura pris le temps de s’arrêter pieusement afin de contempler et célébrer la vie de ces femmes, quatorze reines, fauchées comme on dit dans la fleur de l’âge. Elle leur offre de très beaux poèmes.

je ne sais plus
sauf avoir chanté
pour vous  ce soir-là
Fauré ou Fanny Mendelssohn

à sa manière
chacun portait son émoi

un souffle unique
poli  concentré
fondait colères et voyelles
en hymne à la vie

France Boucher s’attarde aussi à révéler la spécificité des champs que ces jeunes femmes s’apprêtaient à explorer. Elle se montre soucieuse d’en dresser quasiment l’inventaire.

éprises de lumière
vous explorez l’archipel
du génie  îles aérospatiales

biophotoniques    et autres orbites
où se cache votre art

Ou encore :

à l’entrée des ponts
le long des artères
vous calibrez les nuances

la texture des fluides
les nœuds de l’onde nerveuse

Hommage aux disparues, hommage à ceux et celles qui ont salué leur triste destin en marquant à travers le pays, de Montréal à Vancouver, les paysages de nos villes par leurs œuvres artistiques, telle cette Nef pour les quatorze reines, réalisée par Rose-Marie Goulet, que l’on peut admirer à la Place du 6-décembre-1989, à Montréal, le recueil Nef de pierre célèbre aussi la mémoire de Gertrude LeMoyne. Une note à la fin de l’ouvrage indique que cette dernière « compte parmi les pionnières de notre paysage littéraire. » France Boucher a inséré dans quelques-uns de ses poèmes des vers qu’elle a extraits du recueil de Gertrude Lemoyne intitulé Factures acquittées.  

Comme je l’ai indiqué au tout début de cette recension, le premier mot du premier poème de Nef de pierre est « jadis ». Dans la dernière section de ce recueil qui en compte cinq, le mot d’ouverture est « dorénavant ». Un chemin a été parcouru par la poète, ses lecteurs et lectrices, par le « suspect » et ses victimes. On peut se croire, avec lui et elles, avec les lecteurs et lectrices, libéré de « La cage du temps » (titre de la première section) et engagé désormais (dorénavant) sur « Le chemin qui marche » (titre de la section finale). Ce chemin, c’est le fleuve, le fleuve libérateur qu’est, mythe toujours fondateur, notre grand fleuve Saint-Laurent. Après un bref arrêt à Trois-Rivières, puis à l’Île-aux-Grues, où sous l’égide de Riopelle « les pensées voltigent / au-dessus des flots », on se trouvera enfin aux Îles-de-la-Madeleine. Tout au long de notre parcours, il aura été possible de

lire
en soi

offrande
méditation

élire conscience
liberté

palper
le jour

ses fleurs
ses fruits

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

5 réflexions sur « France Boucher : Nef de pierre : Poésie : Écrits des Forges : 2023 : 94 pages »

  1. Bonjour M. Guenette
    En tant que lectrice assidue de vos chroniques je ne peux que souligner leur générosité, leur pertinence si fine, leur sensibilité intrinsèque.

    Me permettrez vous de corriger une date dans cette dernière rubrique, soit le 6 décembre 1989 et non le 6 décembre 1986 comme vous l’écrivez. Cette date fatidique nous rappelle un devoir de mémoire.
    Merci.

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  2. J’ai toujours été fascinée par ces poèmes très courts qui en disent tant qu’ils nous suivent longuement. Un peu comme un vers d’oreille, un vers de l’esprit ! Merci vos chroniques sont devenues mes repères.

    Au plaisir,

    Elena

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  3. Peut-être ne le savais tu pas, mais ta voisine MH est une rescapée du 9 décembre 1989 à la Poly…
    Tu comprendras que les poèmes de France Boucher me parlent pour avoir eu très peur de la perdre.
    Je vais faire connaître cette oeuvre qui ose l’espoir à MH.

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