
La littérature, la poésie surtout, se rencontre un peu partout, d’abord chez soi dans le confort du foyer, à la clarté des lampes, lisant dans un fauteuil, sous le regard approbateur des livres de notre bibliothèque, et aussi dans un lit — n’oublions pas le mot de Breton, « La poésie se fait dans un lit comme l’amour. Ses draps défaits sont l’aurore des choses. » La poésie se rencontre au sommet de la plus haute tour ainsi que dans les bas-fonds les plus reculés. Des poètes diffusent leurs poèmes sur les réseaux sociaux, les lisent et en discutent. On récite et lit des poèmes dans les salons, les lancements, les restaurants, chez les libraires, dans les salles de cours, en classe maternelle, à l’école primaire, au secondaire, dans les collèges, les universités,
mais aussi dans la rue et dans les bars bien entendu.
c’t une fille
qui écrit des poèmes d’amour
sur les miroirs dans les toilettes de
la gare centrale
c’t une fille
qui rentre dans un bar
où il y a une lecture de poésie
La poésie se fait aussi entendre à la radio. L’autre jour, à la radio d’État, l’animatrice Émilie Perreault accueillait la poète Marjolaine Beauchamp. La chroniqueuse invitée proposa un billet sur l’itinérance. L’itinérance, ça se passe dans la rue. En soi, ce n’est pas très poétique. Lorsqu’une poète en parle en connaissance de cause, avec son cœur, avec amour, c’est peut-être moins à la poésie que l’on se montre alors sensible qu’aux valeurs dont il lui arrive d’être porteuse. Marjolaine Beauchamp parlait de l’itinérance en connaissance de cause, puisqu’elle évoquait le parcours de son frère, lui-même itinérant. Les mots de la poète étaient collés à la réalité qu’elle dépeignait, qu’elle déplorait. C’étaient des mots ordinaires, non pas les mots savants de la distanciation critique et analytique dont se servent les spécialistes de la question, non pas des mots froids et cliniques, mais des mots saignants, des mots pris in situ, dans la rue qui les fait naître et où dort, même en hiver, son petit frère. La chronique de la poète était touchante, troublante et dérangeante. Ce qu’elle racontait était émouvant, profondément humain. À dire vrai, c’était ce que très souvent la poésie n’est pas.
C’était sur le plan littéraire le « dire vrai » dont se réclament certains poètes. Dans une langue populaire, il s’agit pour eux de « parler vrai », de parler vraiment à du vrai monde. Ils tiennent à se situer sur le terrain de l’oralité. Le poème qu’ils ont pu faire dans un lit, comme l’amour, couché d’abord sur le papier, le poème se met alors debout, et devant un micro le poète ou la poète le font passer du silence à la parole. Il y a là un geste éminemment politique.
Patrice Desbiens n’est sans doute pas un slameur, mais assurément, comme dit la chanson, il a un cœur de rocker. Son dernier recueil nous apprend, si on ne le savait pas, que tout comme Jean Narrache, poète populaire d’une autre époque, il en a lui aussi pas mal arraché. En tout cas, autobiographique ou non, à prendre ou non au pied de la lettre, le premier poème du recueil nous met en présence d’un bébé naissant, déposé « sur les marches / de l’église ». On part de rien, de l’abandon, pour aboutir à quoi ? Saint-Denys Garneau dans l’exergue semble répondre à cette question. À la fin, on retourne au rien du départ. La grande nuit nous attend.
Quand on est réduit à ses os
Assis sur ses os
couché en ses os
avec la nuit devant soi
La poésie de la rue est souvent marquée par l’indigence. Certains pour écrire leurs vers recourent au registre populaire, ils voudraient faire autrement qu’ils n’en auraient peut-être pas les moyens.
je ne sais pas épeler
les mots
grammaire
ni orthographe
je mâche mes
mots
je
les colle sous
mon pupitre
avec les gommes
d’élèves morts
On entend ici un aveu de quasi-analphabétisme, d’incurie langagière. À travers un souvenir qui a la vie longue, le poète se représente sous les traits d’un cancre éternel. Tout est pauvre dans son univers comme en témoignent de nombreux poèmes, dont l’habile allégorie de la vieillesse que voici.
LES VIEUX BAZOUS
ses vieilles blessures
l’empêchent de
tomber en morceaux
de décembre à décembre
de décombre en décombres
ses vieilles sutures
le tiennent ensemble
comme ces vieux bazous
qu’on voit sur des blocs
sous une toile
sous la pluie
dans les cours d’en arrière
quand on passe en train
Même les amours sont pauvres.
LES AMOUREUX PAUVRES
tout nu
dans rue
on se tient
la main
et
garde l’autre
pour demain
La langue, j’y reviens, est une langue de pauvre. Jean Narrache, de son vrai nom, Émile Coderre, détenait une licence en pharmacie de l’Université de Montréal. Il était proche du milieu ouvrier, sensible à la cause des chômeurs. Pour témoigner de leur misère, il eut recours à leur parler populaire. Dans le civil, son statut était élevé, sa langue de tous les jours était sans doute châtiée ; au plan littéraire, il parlait cependant comme un charretier.
J’pral’ pour parler …, j’parl’ franc et cru,
Parc’que moi, j’parl’ pas pour rien dire
On le voit, ce n’est pas d’hier qu’on revendique une parole authentique, telle qu’incarnée dans le langage populaire, une parole vouée à dire vrai. On laisse l’artifice et l’éloquence aux poètes des cénacles, aux poètes des élites, aux parnassiens que la forme seule préoccupe, à Paul Morin et à son Paon d’émail.
En revanche, les raffinés, du haut de leur pinacle, voient tomber très bas ceux qu’ils accusent de pratiquer une poésie de bas étage. Patrice Desbiens ne se gêne pas pour se moquer de ceux qu’il trouve sans doute pédants. Prenons le savoureux petit poème suivant.
VERLAINE
Verlaine
c’est
facile
dit-elle
sous
un ciel bleu
comme un beau
cinq piasses neuf
et
tout le monde sait
qu’elle n’ira pas
visiter
Verlaine
à l’hôpital
et
encore moins
en prison
Cette accusation de facilité, le poète a dû l’entendre déjà. Et pour reprendre ses mots, mais sans y croire le moindrement, je le plagie : Desbiens / c’est // facile.
Eh bien ! Non, pas vraiment. Et je laisse à d’autres, plus savants, le soin de démontrer que Desbiens est en réalité un poète fort savant ; qu’il ait appris la poésie dans les bars plutôt que sur les bancs d’école, cela je l’ignore et ne m’en soucie guère ; ce que je sais cependant, c’est que le bonhomme a du métier, son vers est parfaitement mesuré, sa rythmique est sûre ; son phrasé, pour simple qu’il soit, n’en demeure pas moins un phrasé adapté à la forme versifiée.
Facile ? Oui, peut-être, un peu. Par endroits, en effet, on perçoit aisément les rouages du poème, on voit fonctionner sa mécanique rudimentaire (elle l’est dans la mesure où forcément et tout naturellement elle épouse le parler populaire). On voit aussi venir certains jeux de mots, mais tout cela est bon enfant, faut-il le souligner ? La facilité est ici consentie, appelée, car le poète laisse les mots accomplir leur besogne ; il est leur complice, il veut les voir s’associer librement les uns aux autres. Comme disait le très cérébral Mallarmé : il leur cède l’initiative. De Desbiens, ce que je retiens, je dirais comme une leçon de poésie, c’est beaucoup moins l’apparente facilité qu’une incontestable et formidable liberté.
Du reste, la facilité, ce n’est pas toujours facile ; pour certains ce l’est peut-être beaucoup moins que la difficulté. Comme le dit Boileau, on rencontre chez les poètes des « esprits dont les sombres pensées / Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ». Ils voudraient en vain aérer leurs poèmes. Cela s’avère impossible ou presque. Le coupage des cheveux en quatre fait partie de leur nature. Ils ont tendance à tout compliquer. Faire simple pour eux n’a rien d’évident. Du reste, ils ont le souci du détail, de la ratiocination poétique. Il eut sans doute été impossible à Saint-John Perse d’écrire une chanson aussi simple qu’À la claire fontaine. Amers est un immense et majestueux poème. Le poète aurait difficilement pu renoncer à un si formidable chantier. Il élaborait des œuvres complexes. Dire : « Saint-John Perse / c’est // facile » ne viendrait à l’idée de personne. En vertu de leur immensité, on met au sommet de la hiérarchie des œuvres de grande envergure. On déconsidère par le fait même des œuvres dites mineures. Et pourtant !
J’ai appris récemment que depuis sa parution Fa que a fait l’objet de plusieurs réimpressions. Ce n’est pas banal. Le poète est populaire. Il n’a pas besoin de moi pour faire savoir partout à la ronde que son livre existe. Moi, par contre, j’ai ressenti le besoin de lire son livre. Le titre du recueil, je l’avoue, ne me disait rien. Réflexe de snob, très certainement, de puriste. Je l’assume, je le confesse. Je revendique toutefois ce mea culpa. C’est que j’avais oublié qu’on n’a pas lu un livre tant qu’on ne l’a pas lu. Desbiens m’a fait m’en ressouvenir. Le plaisir que j’ai eu à lire son recueil s’est vu, on l’aura compris, accompagné d’une leçon. Je le répète : on n’a pas lu un livre tant qu’on ne l’a pas lu. C’est une lapalissade ; elle dit une vérité semblable à celle du proverbe qui veut que l’habit ne fasse pas le moine. Nous sommes souvent trop prompts à juger ce que nous ne connaissons pas. Nos préjugés nous privent d’entreprendre des lectures qui pourtant pourraient nous ouvrir de nouveaux horizons.
Fa que offre ce que de nombreux chefs-d’œuvre n’offrent pas toujours. Dans son ironique fantaisie, dans sa tendre dérision, toute brutale et crue qu’elle soit, la poésie de Desbiens accomplit le miracle tout simple d’une parole qui va droit au but, et qui touche sa cible, le cœur. Le regard que porte le poète sur notre pauvre humanité est empreint de compassion. Ce n’est pas lui qui couvrirait de mépris un malheureux itinérant.

Bonjour Daniel, je vous reviens sous peu. Je viens de recevoir le recueil FA QUE et je veux en prendre connaissance avant de lire votre article qui arrive à point nommé.
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Je crois que j’ai exprimé sur FB, le bien que je pense de ce dernier recueil de Patrice Desbiens. De la poésie à sa plus simple expression tout en étant complète et fascinante.
» Je cherche
du change
dans la
sacoche sombre
de son sourire
son sourire à
fermeture
éclair «
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Oui. C’est tout un univers. Ce poète écrit simplement et de manière inventive.
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Ce qu’il y a d’extraordinaire avec la poésie de Patrice Desbiens, c’est qu’elle n’a pas besoin d’être commentée pour être comprise. Ta lecture le révèle d’ailleurs fort bien. On est devant un poète qui donne l’impression d’écrire une poésie qui se fait devant nos yeux, à mesure qu’on lit et qu’on regarde ce qu’elle nous montre, ce qu’elle nous dit. Les livres de Desbiens, et «Fa que» n’y échappe pas, sont construits avec cohérence, et tous rendent compte d’un univers que nous connaissons tous mais que nous ne pensions pas propice à la poésie. S’il y a un écueil ou un danger à cette poésie, c’est de croire qu’on pourrait l’imiter, qu’on pourrait en faire autant (trop de poètes s’y sont foulé les pieds): n’est pas Patrice Desbiens qui veut! C’est Yves Beauchemin, je pense, qui disait que Patrice Desbiens était à la poésie franco-ontarienne ce que Gaston Miron pouvait être pour la poésie québécoise: Desbiens porte en lui la voix des négligés, qu’ils soient franco-ontariens ou québécois. Cher Daniel, je me réjouis que tu reconnaisses à ton tour cette voix si particulière et si authentique!
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Cher Claude, je ne sais pas si tu as publié ce commentaire sur Facebook, mais si ce n’est pas fait, je demande ton autorisation pour l’ajouter à ma publication.
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Tu as ma bénédiction…
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Je comprends que le bazou, le véhicule tout bosselé qu’utilise Desbiens ne lui sert pas seulement à parader pour montrer qu’il a un gros «char» mais aussi que ce qu’il a à bord est de haut niveau humain. Fa que ou du coup… j’embarque!
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Voilà ! Sois le bienvenu à bord.
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