
Au moment où paraissait Choix de poèmes (1955-1997), Fernand Ouellette était depuis très longtemps considéré comme l’un de nos écrivains majeurs. Il avait publié plus d’une quarantaine d’ouvrages. Il était âgé de soixante-dix ans. Son œuvre eût pu être complète. Elle comptait de nombreux recueils de poèmes, des essais marquants et trois romans dont un lui avait valu d’être le lauréat du Prix du Gouverneur général. Cette distinction, ce prix prestigieux, avait également couronné Les heures, sans doute à ce jour le plus célèbre de ses recueils. On se souviendra, par ailleurs, qu’en 1970, l’auteur avait, pour des raisons politiques, refusé ce prix décerné alors pour ses essais rassemblés dans Les actes retrouvés. Bref, l’œuvre maintes fois primée était considérable. L’anthologie qui en 2,000 paraissait chez Fides était cependant loin de constituer le chant du cygne du poète. Si son œuvre pouvait paraître achevée, une quinzaine d’autres ouvrages allait par la suite lui conférer le caractère monumental qu’on lui connaît aujourd’hui, alors que paraît Vers l’embellie, un recueil où une fois de plus le poète offre le meilleur de lui-même.
Il est tentant de rouvrir aujourd’hui cette première anthologie afin de renouer bien entendu avec l’univers poétique plus ancien de l’auteur, mais aussi pour tenter de découvrir les relations, que l’on devine plus ou moins étroites et nombreuses, qu’elle entretient avec ses poèmes plus récents, notamment avec ceux de Vers l’embellie, non qu’on y chercherait ou trouverait des clefs de lecture, Vers l’embellie n’en nécessitant aucune tant son propos est clair. Or, dans une œuvre si riche et si diverse, où se rencontrent poèmes, essais et même biographies, surprenamment rien ne s’emmêle. Tout concourt plutôt, non pas à ériger une colossale architecture, admirable en vertu du seul sens esthétique qui aurait présidé à son élaboration, mais, concourt, dis-je, à manifester et rendre possible une démarche existentielle, voire spirituelle.
Le mot démarche est ici important. Les premiers mots de la présentation de l’anthologie soulignent le caractère continu de l’œuvre poétique de Fernand Ouellette. Ils sont de Georges Leroux : « Toute œuvre est un itinéraire. » De manière fort éclairée, le préfacier souligne le parcours du poète. Une anthologie peut-elle restituer ce parcours ? Une, parmi tant d’autres possibles, elle repose sur des choix, des sélections, des éliminations de textes. Quand bien même l’auteur assumerait pleinement la sorte d’élagage que nécessite une anthologie, la décision qui lui est inhérente de privilégier tel ensemble plutôt que tel autre, ne modifie-t-elle pas, ne fausse-t-elle pas la perception du véritable parcours accompli par le poète, à supposer que sa vérité soit accessible même à ses yeux ? Ces questions, Leroux ne se les pose peut-être pas, du moins pas en ces termes. Mais il fait valoir qu’il faut « travailler à dépasser l’anthologie pour retrouver l’œuvre, et cette lecture ne peut se faire que sur l’itinéraire long d’une écriture complètement déployée, entièrement dénouée. » Il ajoute : « Parce que ce livre n’est pas un recueil, son unité est instable et pourrait se recomposer d’un trait. Et pourtant l’œuvre entière s’y offre dans son absolue présence et toutes les questions se répercutent à chaque page. »
Georges Leroux ne savait sans doute pas si bien dire. En effet, mon intuition est que cette anthologie entretient également des liens avec l’œuvre qui était à venir et qu’elle résonne, entre autres recueils, avec Vers l’embellie, comme si dans les premières étapes du parcours s’annonçait le reste de la trajectoire qu’allait connaître le poète. Si le poète ne l’avait pas consciemment exprimé, si cette embellie à l’époque de l’anthologie n’était pas encore à ce point définie, avec en creux, rayonnante, la présence de celle qui allait devenir, par sa mort, l’absente et l’unique, déjà dans les différents recueils où sont prélevés les poèmes de cette anthologie se dessinait le reste du périple qu’allait par la suite accomplir en tant qu’homme, poète et croyant le Fernand Ouellette que nous connaissons aujourd’hui.
Dans un récent entretien (voir le « Questionnaire PI » sur le site de l’écrivain Christophe Condello), Michel Pleau déclare être « de ceux qui croient qu’on écrit un seul livre dans une vie. Les différentes publications sont les chapitres plus ou moins aboutis de ce livre espéré et toujours à venir, comme si on retrouvait, chaque fois, l’élan initial qui fait du poème le centre de sa vie. »
Cet élan initial, il me semble que Ouellette n’a eu de cesse de renouer avec lui dans sa poésie. Dans le premier poème de son tout premier recueil, repris en position initiale dans la présente anthologie, le poète écrivait : « et pleure le silence / au creux du matin / endormi dans l’enfant. » Un autre poème de l’anthologie, extrait d’Ici, ailleurs, la lumière, se termine par les vers suivants.
L’air, à peine respirable,
mais saturé de mer,
ailleurs, là-bas, en d’autres temps,
peut-être n’atteint pas encore
le bercement de l’origine.
Un poème de Les heures incite à voir semblable alliance entre le terme de la vie —son aboutissement — et son commencement.
L’âme encore avide,
liée au corps,
se défie de l’âme
qui convie
son espace natal.
Dans « Opéra », un poème d’Au delà du passage, poème où le poète met curieusement en scène sa propre mort, on constate qu’en effet l’origine est en quelque sorte à venir, qu’on la retrouve à la toute fin de sa vie.
Puis, tout vivement, une cime blanche
va me nourrir comme un sein,
avec des chants clairs de la Bible.
Je tiendrai mon âme
égale et silencieuse ;
mon âme en moi comme un enfant,
comme un petit enfant contre sa mère.
Alors je poserai ma mort
sur l’épaule,
avec des mains délicates,
comme on approche de soi un enfant qui dort.
Et je disparaîtrai dans le silence,
sourd aux murmures du monde,
aux éclats d’oiseaux, aux paroles des proches,
qui parfois s’élancent, ici et là le long du passage.
Finalement, cette anthologie qui n’est pas un recueil, mais que, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, j’incite à lire comme si justement elle était une œuvre en soi, le tout dernier poème, jetant en quelque sorte sur l’anthologie sa toute dernière lumière, offrant peut-être alors ce que Leroux appelle une didascalie, le poète dédie à ses petits-enfants un poème intitulé L’escalade. Ce titre est tout en fait en lien avec la démarche du poète, laquelle consiste à escalader l’abîme afin d’accéder au sommet le plus élevé, celui du mont que d’un bond l’âme quitte, une fois révolues les heures du corps. Nulle surprise de retrouver ici l’origine, en toute conformité avec la pensée de ce que dans Les heures le poète identifie comme étant « une œuvre spirituelle », celle de la mort.
L’originel ne cesse
de chavirer.
Les lumineux,
flammes de l’âme,
s’éloignent des affres,
escaladent l’abîme, la gloire
du parfait Amour.
Un tel poème préfigure la posture de foi qu’adopte encore et toujours le poète dans Vers l’embellie. De même, dans le recueil Les heures où le poète accompagne son père jusqu’à l’ultime limite de son passage dans l’au-delà, on retrouve la métaphore de l’ascension, laquelle chez Ouellette est bien davantage qu’une
simple figure de style.
Il avait commencé
à pérégriner
dans la spirale
sans fin
qu’empruntent les anges.
Il tentait l’escalade
au-devant des appels.
Il s’orientait,
âme entière,
vers l’adoration.
Peut-être Michel Pleau a-t-il raison. Il se pourrait que Fernand Ouellette n’ait écrit au fond qu’un seul grand livre, et ce, non parce que dans chacune de ses publications il voulut corriger ses écrits pour les mener à un accomplissement dont la réalisation eût alors été conforme à ses plus exigeantes ambitions. On pourrait considérer qu’il a écrit un seul grand livre en raison de la diverse unité du périple qu’en poésie et en écriture il a accompli à travers chacun de ses ouvrages. Le même homme dans chacun d’eux poursuit son chemin que l’on pourrait dire de croix. Ce fut un dédale, comme en offre, semble-t-il, à chacun de nous le simple fait de vivre. Et notons ici que l’ambition du poète, malgré l’indéniable qualité littéraire de ses écrits, notamment de ses poèmes, surpasse et de loin les seuls accomplissements stylistiques ou artistiques dont ils font montre. Cette ambition était et est encore, dans Vers l’embellie et ses précédents recueils, de poursuivre sa quête, son œuvre spirituelle, sous l’égide d’un Orphée cette fois chrétien.
Georges Leroux faisait remarquer qu’une anthologie n’est pas un recueil, d’où un manque souvent flagrant d’unité contribuant plus ou moins à bousculer toute tentative d’interprétation. Il n’empêche, et ce sera la conclusion de la présentation de Leroux, qu’un choix de poèmes « est une nouvelle œuvre, il l’est en s’appuyant encore sur l’œuvre entière qu’il permet de déplier et son but sera atteint s’il conduit à ce travail où un chemin frayé devient pour un autre un chemin à parcourir. »
Je crois que parcourir un tel chemin est possible et que Fernand Ouellette nous facilite ici la tâche. C’est que, contrairement à Jouve qui, comme le remarque Leroux, s’abolit dans son poème, Ouellette écrit une poésie incarnée. Toujours, il est présent dans ses poèmes, même lorsqu’il disparaît sous le « nous » que constituent les proches du moribond dans Les heures. Il y est présent dans sa sensible appréhension des choses de la mort, dans son amour pour le père en allé. Dans l’anthologie, un même homme se questionne, exprime ses doutes, manifeste son angoisse et exulte dans la passion amoureuse, dont témoigne l’enflammé recueil qu’est Dans le sombre. Ainsi, en raison de sa présence, pouvons-nous suivre l’itinéraire du poète et voir son verbe progressivement s’épurer au fur et à mesure que se précise le but qu’il poursuit.
En condensé, nous retrouvons dans cette anthologie le tout premier Ouellette, tel qu’en lui-même le transformeront ses éventuelles métamorphoses, car, oui, en effet, bien que le poète soit toujours en constante évolution un même noyau d’être chez lui se perpétue. Sa voix mue tandis que se précisent peu à peu le sens et la direction que prend son périple. Leroux témoigne de ces transformations. On voit un Ouellette aux prises avec l’urgente question d’un corps qui dans Ces anges de sang, le tout premier recueil, datant de 1955, est « muet dans sa bure de vase emmuré », en attente d’un ange qui lui « rendra / le haut sentier d’un geste plein / l’ardent pays d’un corps en marche ».
Ce pays n’est pas celui que saluera plus tard le poète dans Le soleil sous la mort. Et ce corps, ce ne sont pas les anges, mais bien plutôt la femme aimée qui le rendra à son avènement. Une dialectique de chair et d’esprit s’ensuivra, qui, observe Leroux, ne correspond en rien à un « mauvais dualisme », mais à « un combat pour garder haute et sans sublimation éloignante la conviction de l’accès possible dans le corps, la certitude de l’ouverture pour l’adorateur. »
Adorateur de qui ? Certes du Christ, dont la figure malgré ce qu’on avance parfois est évoquée plutôt discrètement dans la poésie de Ouellette. Nul prosélytisme chez lui, mais nul recours non plus au boisseau pour y dissimuler sa foi.
Adorateur à coup sûr de la compagne. Fervent et ardent compagnon dans les folles étreintes. Puis, après s’être d’abord choisi « sauvage, obscur et jouisseur », avec la maturité venue et jusqu’à ce jour, l’amour prend une nouvelle teinte, se mêle au bleu auquel aspire le poète. Un poème d’Ici, ailleurs, la lumière est dédié à Lisette. Il s’intitule « Ma femme ». J’en extrais ce qui suit.
Ma femme me tient en elle,
comme elle tient la terre,
avec le bercement ferme
de la marée tenace.
Et lorsque le dernier rayon
a franchi l’autre monde,
près de l’horizon elle s’élève
en me tirant de la ténèbre.
Bien que ce poème appartienne non sans douceur à la veine érotique du poète, celle qui, plus tumultueuse, se rencontrait dans le recueil Dans le sombre, on y retrouve l’élévation ainsi que l’extraction des ténèbres.
Dans « Les fiançailles », extrait cette fois d’En la nuit, la mer, le poète écrit : « Comment ne pas mourir ensemble si ensemble / nous avons bien nourri la mer ? ». La mort, l’amour et la mer sont inextricablement liés dans l’œuvre de Ouellette. L’Unique les tient ensemble : « La soif de l’Unique / parfois se confond / avec la soif de l’océan. » Et toujours dans le même recueil : « Mais qui sait le lien / de la mer et de la mort ? »
Cette anthologie regorge de splendeurs, la pensée qui l’anime est vaste et profonde. Des quelque quatre-vingts poèmes contenus dans Les heures, elle n’en retient que la moitié. Cela suffit amplement à susciter le désir de retrouver cette œuvre. Surtout, elle confirme à qui tient en très haute estime Vers l’embellie, le dernier opus de Fernand Ouellette, que tout se tient dans cet univers poétique. Et s’il faut ajouter à cette affirmation de cohérence, afin de démontrer à quel point notre poète a de la suite dans les sentiments, comme on dit de la suite dans les idées, la lecture d’Avancées vers l’invisible en témoignera éloquemment, qui reprend pour les pousser encore plus loin les thèmes chers, mais oh ! combien nécessaires à la démarche spirituelle du poète, ceux du bleu, de l’hirondelle, de la mer, des cimes et de la pierre. L’un de ses poèmes, celui intitulé « Retrouvailles », adressé à sa femme alors toujours vivante, contient des vers qui de manière étonnante ouvrent la voie aux poèmes de Vers l’embellie.
C’est dans les pages d’Avancées vers l’invisible que je vous donne prochainement rendez-vous. Vous constaterez alors la constance avec laquelle le poète y poursuit à l’âge de quatre-vingt-cinq ans un itinéraire entamé dans sa toute petite enfance, il y a de cela fort longtemps, cet itinéraire menant, on l’aura compris, à l’ultime embellie, à rien moins que l’origine.

Merci de me donner à redécouvrir Fernand Ouellette et de le saluer au passage puisque j’apprends aussi qu’il est encore bien vivant.
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Fernand Ouellette est en pleine forme. Il vient de m’appeler pour me remercier. Portez-vous bien, cher monsieur.
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Je lis ton billet, ami Daniel, alors que j’ai terminé de lire « Les actes retrouvés. J’entreprends d’éplucher tranquillement « Ici, ailleurs, la lumière » et « En la nuit, la mer » dénichés chez un libraire de livres usagés (je n’aime pas la reprise « Sillage de l’ailleurs » chez TYPO, tout y est trop à l’étroit, mes mains rechignent…).
Merci pour le bonheur de lecture.
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Tu es une grande lectrice de poésie ! Vraiment ! Petite confession : Un jour, assez récemment, je découvre par hasard l’anthologie Typo. Je lis, puis vois à la fin une section où sont réunis des extraits de critiques. Quelle n’est pas ma surprise de découvrir qu’on a repris des sections de l’entretien que quelque 20 ans plus tôt m’avait accordé le poète à propos de « Les heures ».
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Je trouve très touchantes ton admiration et même, j’oserais dire, tes affinités avec ce grand poète.
J’ai encore pas mal de chemin à faire avant de pouvoir goûter son oeuvre.
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Je te recommande de mettre la main sur un de ses essais. « Figures intérieures » permet de découvrir son cheminement d’homme et de poète. Passe un bon été. Et il y a aussi « Journal dénoué ».
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