
Il existe en poésie au moins deux types d’images. Il y a celles qui sont fixes, tandis que les autres sont en mouvement. Ou plutôt, il y a les images qui forcent l’arrêt de la lecture et celles qui, au contraire, tout comme des affluents, en augmentent le cours, en allègent la course, faisant aller le lecteur de l’avant, fort du sens que ces images en mouvement impriment à sa lecture. Je dis « images », mais il en va de même des mots, dont certains se figent au cœur de la phrase, l’immobilisant, alors que d’autres mots s’enchaînent tels des conducteurs de sens et de sensations, lassant passer comme une électricité.
Le poème statique est constitué d’images hiéroglyphiques. Ces dernières doivent être décryptées. C’est ce qui me fait dire qu’elles sont fixes. Si l’on ne prend pas le temps de les peser et patiemment soupeser, elles demeurent à la fois inertes et hermétiques, et sont alors des images ne donnant rien à voir, ou si peu, pour cause d’opacité, de durcissement de la main refermée sur cet oiseau qu’est le mot, la métaphore et dont le destin est de voler comme de ses propres ailes.
J’appelle donc images fixes les métaphores qui dans un texte apparaissent sans que l’on puisse les relier, sinon vaguement à ce qui les suit et précède. Mais il convient, dans cet aveu, de prendre en compte l’indigence du lecteur que l’on est trop souvent.
L’image en mouvement participe quant à elle du souffle propulsé par la pensée, par le sentiment. Elle surgit sur le fil des mots qui lui-même n’a alors rien d’immobile. Dans l’animation du discours, ce type d’image est conséquence de ce qui précède et conduit immédiatement à ce qui suit. Si l’image en mouvement peut être comparée à l’oiseau en vol, l’image fixe est une fleur de rhétorique mise en un pot qui souvent est posé sur une table nue, dans une pièce vide où il importe peu qu’on la voie et que sa fragrance nous atteigne ou non. On semble lire un poème, mais on ne lirait pas que cela ne changerait à peu près rien à rien.
Théorie fumeuse et approximative, je n’ai exprimé dans ce qui précède que des impressions, des intuitions. C’était une manière d’introduire à une œuvre dont on aura sans doute deviné que tout en elle est bien vivant, les poèmes de Bergeron étant animé de mouvements, propulsant le lecteur de l’avant, ne lui imposant pas de s’arrêter (ce dont il ne se privera pas, non pour analyser les images, plutôt pour s’en imprégner davantage).
Si l’image fixe est souvent énigmatique, l’image en mouvement n’est pas forcément tout à fait limpide, et le cours qui l’emporte ne se déploie pas non plus en un terrain sans accident. Je me souviens du mot célèbre d’André Breton : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. » De cette citation qui a fait couler beaucoup d’encre, je ne retiendrai que « explosante-fixe », manière pour moi de dire que les poèmes de Bergeron dont les éclats ne manquent pas de nous emporter à travers une puissante rêverie explosent en effet, tout en se maintenant paradoxalement dans une forme fixe où chaque élément a été consciencieusement mis en sa place par le poète. Poésie explosante-fixe, ne serait-ce que parce que la poésie de Bergeron donne à rêver, établissant son domaine en une zone de l’esprit où prédomine un imaginaire rappelant les plus grandes réussites du surréalisme. Le poète nous fait comme on le verra sous peu pénétrer dans un univers luxuriant, extrêmement coloré, dont on ne saurait traduire ici le propos en prose plane. Aplatir, comprimer Ithaques en un simple résumé me paraît peu souhaitable, voire au-dessus de mes moyens si tant est que j’entreprisse de me plier à l’exercice. Car je vois mal comment faire tenir en peu de mots la quintessence de cet ouvrage. Ses significations se comparent aux images que le poète fait naître dans notre esprit : ce sont des significations explosantes-fixes. Un certain mystère demeure quand bien même on entreprend de lire et relire ces très beaux poèmes, « beaux », ce mot à défaut d’un autre qui soit plus juste. Ce mystère flotte en notre esprit comme la vérité qu’en rêve l’on découvre parfois ; on a beau alors tenir le sens que nous révèle un rêve, ce n’est jamais que la queue fuyante d’une comète qui au réveil s’évapore tout à fait.
L’énigme, si l’on tient à ce terme, l’associant un tant soit peu à la poésie, n’apparaît pas chez Bergeron dans le mot à mot du texte, dans des fleurs isolées ; elle court plutôt sur l’ensemble du texte, car, à vrai dire, ce qui fait image dans les poèmes de cet auteur est peut-être simplement dû à la présence ici d’un récit, d’une sorte d’histoire qui, sans être tout à fait racontée, maintient l’intérêt que l’on porte à ce qui ne cesse de s’avancer dans Ithaques, véritable récit de voyage accompli dans le dedans de l’être, dans la conscience de ce narrateur fort discret, dont la présence pourtant crève l’écran du cinéma intérieur qu’il projette dans l’esprit de ses lecteurs.
Oui, mon impression maintenant se précise ; ce que je percevais en le nommant « images en mouvement », c’était assurément le déroulement de l’idée, le périple accompli en poésie, l’âme en allée sur les voies maritimes de la quête. Décidément, cette poésie est contagieuse, inspirante, elle essaime en nous, explose dans le cœur du lecteur, y fixe des frissons.
Ithaques
Voici un livre dont l’unité est remarquable, où tout se tient, du premier au dernier mot. Livre que parcourt un souffle tel qu’on le croirait écrit tout d’un trait, en un éclair, comme passe un météore dans le ciel. J’écris « météore », car il en pleut dans cet ouvrage, l’auteur tournant notre regard dans la direction du ciel étoilé, nous le faisant percevoir à partir du rivage d’une île, ou sur l’océan alors qu’une barque nous emporte.
Comment dire ce paradoxe d’un livre dont l’auteur semble s’absenter pour n’apparaître que sous l’anonymat du pronom « on », indéfini, alors que pourtant le poète est ici tout à fait présent, allumé, solaire, étant l’esprit réunissant en une même gerbe de feux les multiples réflexions qui fusent de son discours ? Lisant Ithaques, nous cheminons dans sa présence, nous naviguons avec lui, en sa compagnie, portés par un verbe puissant, inventif, dont le lyrisme est plutôt branché sur de la pensée que sur des émotions. Ce poète fait entendre un chant non pas intimiste, mais collectif. Il fait songer à un Saint-John Perse qui aurait délaissé le côté somptueux de sa superbe, qui se montrerait fort peu soucieux d’ériger un discours monumental, dont l’éloquence résiderait non plus dans la pompe, mais dans la justesse inventive de son phrasé, de ses images, de ses idées. Saint-John Perse aussi en raison de l’océan partout présent dans ce recueil où, navigateurs, nous allons d’île en île comme Ulysse, vivant, traversant des épreuves, nous questionnant, réinventant le monde, le traversant de pas en pas. Sans oublier que ces îles, comme chez Perse, évoquent les Tropiques et que les couleurs y sont vives, que la nature y est luxuriante. Et Perse encore une fois, en raison de ce questionnement métaphysique de haut niveau où l’âme de qui se questionne prend en compte le reste de l’humanité, ouvre le seul individu à plus large collectivité. Cela dit, je ne vois pas en quoi Bergeron aurait directement subi l’influence de Perse.
Au jeu des affinités, nous pourrions sans doute établir un rapport entre sa poésie et celle de Pierre Ouellet. Le poème liminaire d’Ithaques se termine de la façon suivante : « se retirer du monde ». La première section du recueil s’ouvre avec une citation puisée dans les écrits de Ouellet : « pour ne plus être / qu’un son perdu dans la musique / des sphères ». L’on peut réunir ces deux énoncés : « Se retirer du monde pour ne plus être qu’un son perdu dans la musique des sphères ». Il y a de l’élévation dans les vues de Bergeron, il y en a dans l’œuvre de Ouellet, je songe entre autres aux poèmes de Hères, migrant. Et quand, ce dernier parle en son nom, lorsqu’il use du « je », jamais les enjeux chez lui ne sont strictement individuels. Pareil phénomène se retrouve chez Bergeron. C’est dire que rien chez lui, mais absolument rien, n’est insignifiant. Ses poèmes sont tous aussi riches les uns que les autres. Riches de mots percutants, d’images fortes (je songe à ces chevaux qui de la préhistoire à aujourd’hui piaffent sur les îles d’Ithaques ; je songe à son « grand flash », proche du Big Bang souvent évoqué par Ouellet, aux volcans, aux météores, etc.), la poésie de Bergeron tient de la cosmogonie, elle raconte dans un récit fragmenté (où les personnages sont tous contenus dans le « on ») l’histoire de l’humanité et de l’homme lui-même, individu, tel qu’il en vient à se perdre et chercher à travers les incessantes pérégrinations qui le conduisent d’île en île.
Chaque poème est une île que le lecteur gagne à découvrir. Dans plusieurs, il est question de la maison du père. Laërte était le père d’Ulysse. Or cette maison brûle. On y a mis le feu, car on « se dit ce théâtre n’est pas pour moi on recommence le monde un craquement d’allumette à la fois ». La quête de chacun, au sortir de la maison du père, laquelle ne saurait être la nôtre, ce pourquoi on y met le feu, notre quête est de passer outre ce tas de cendres afin d’établir ailleurs notre propre domaine, car on se dit que « ce visage plombé de silence ne me ressemble pas ». L’être ne se reconnaît pas en Laërte, en ce père dont il incendie la maison. Après cet incendie, on se met en marche, en quête de sa propre histoire, de sa propre naissance au-delà de la maison du père : « ça cherche une île à soi ». On la trouvera, mais ce sera pour se rendre compte que « l’île ne délivre pas d’être soi ».
Le poète dont j’ai souligné la prodigalité du verbe en vient à ce constat : « on s’emporte seul dans la parole et on reprend un peu de vin ». Emportement, soit, mais nuançons. Le poète s’emporte, mais sa parole pour erratique qu’elle soit, n’a rien de délirant. Dans sa navigation, le poète ne perd jamais de vue les étoiles qui le guident. Or ce ciel étoilé n’est pas sans évoquer ce dieu dont témoigne Sylvia Plath dans l’épigraphe du recueil : « Je me souviens / De l’odeur morte du soleil sur le bois des cabines / de la raideur des voiles, des longs linceuls de sel. / Dès lors qu’on a vu Dieu, quel remède ? »
On ne met pas innocemment de telles paroles en tête d’un ouvrage. Et Dieu est rarement un mot prononcé à l’aveugle, il est lourd du poids d’une présence autant que de celui d’une absence. Le prononcer, c’est s’avancer dans sa question, dans sa réponse, dans le néant où d’écho en écho se répercute l’absence de sa réponse. C’est une richesse qui dit la pauvreté de qui recourt à ce vocable, à ce « verbe » qui s’emplit de sens pour aussitôt s’en voir tout à fait privé. Dieu dans le recueil de Bergeron est à la fois présent et absent. Théologie négative pourrait-on croire lorsque surgissent çà et là dans le recueil le « dieu absent », le « dieu amorphe », le « dieu indifférent », le « dieu brisé » et enfin son « impénétrable secret ».
Dans l’un des nombreux plus beaux poèmes de son recueil, Bergeron fait écho à l’horloger de Voltaire : « prononcer le mot une syllabe après l’autre pas à pas suivre le fil qui tisse le monde sous le pied hésitant se dire que si la vallée est drapée de graminées et de fleurs sauvages il y a un tisserand ». Profession de foi ? N’allons pas si vite, ce recueil écrit dans la très proche distance du pronom indéfini parle au nom de tous et de personne en particulier. La marche du pas-à-pas du « on » est plurielle, où les mouvements de la pensée, de l’espoir et de la désespérance se font tour à tour entendre.
Il y a l’espoir que suscite « cette chose fragile blonde comme les blés » à qui cependant il faudra avouer que « tout est fait pour tomber interminablement tout est fait pour mourir : on le lui dira ». Petit enfant qui naît apparaissant ailleurs sous les traits d’un petit cheval qu’entoure et protège du froid le troupeau des « chevaux du commencement ». Il y a cette désespérance, alors que l’on est sous le ciel qui est « comme un empire d’indifférence », « comme une impasse ». Or demeure un possible, une ouverture : « l’enfant ne sera pas pour les hommes qui viendront il sera libre pensent les grands chevaux au moment de s’élancer ».
Fatalisme ou réalisme ? « On ne pouvait pas ne pas arriver jusqu’ici c’était écrit sur la ligne d’horizon une vague qui prend sur ses épaules navires radeaux corps accrochés dans ses filets une vague qui tourne tout en naufrage et recrache amochés fils et filles ». Et : « il ne sert à rien de demander ni d’espérer quoi que ce soit que le monde n’offre pas ».
Fatalisme ou réalisme ? La dernière partie du recueil répond à cette question : « il faut vivre pour la fin / au pire se traîner croupir trembler / il faut vivre pour savoir comment on meurt ». La toute fin du recueil salue et célèbre le vivant : « il faudra bien ramper se dresser comme un bâton marcher ».
Il m’aura manqué de mots pour dire la grandeur et l’originalité de ce recueil. Il se fait au Québec de remarquables ouvrages de poésie, j’en lis fréquemment ; mais j’en lis rarement d’aussi puissants, d’aussi riches et profonds.

Il faut être Grand soi-même pour être non seulement conscient mais également savoir exprimer avec autant d’éloquence la grandeur de l’autre…Ici de l’œuvre de David Bergeron. Merci de contribuer à appauvrir ma bourse (mdr) mais enrichir tout ce que je suis !
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Vos bons mots me touchent. Sachez toutefois que je ne suis pas grand et que je ne vous trouve pas pauvre pour deux sous.
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Merci de cette lecture. je l’avais commencé et mis de côté, pour le moment. Tu donnes plusieurs entrées possible.
paul
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C’est du bon et du solide. Merci. Salut, Paul !
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Je partage entièrement l’avis de Daniel sur ce livre : un Odyssée dans les régions les plus reculées de la vie intime, sur les îles désertes que chacun rencontre dans son histoire… sur le long chemin du retour au pays natal, qui réside tout entier dans le premier souffle que le poésie émet avec la puissance du hennissement des chevaux sauvages qui hantent de bout en bout l’univers de David Bergeron… Un livre à chevaucher par tous les vents…
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« Mains libres » nous présente des ouvrages très intéressants, tu le sais autant que moi. Je suis content d’apprendre que le recueil de Bergeron te touche. J’ai hâte de voir ce que la critique en dira.
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J’aime bien ton métissage poésie-photo-cinéma, images fixes-images en mouvement, une excellente perspective pour encore mieux conscientiser l’effet d’un poème sur soi…
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Cette espèce de typologie de l’image est une tentative un peu curieuse, mais qui ne risque pas de hasarder une pensée récolte plus de vague qu’il n’a osé en semer. Merci Laurent.
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