Nancy R. Lange : Traduire les lieux/Origines : Poèmes et récits : Photographies de Robert Etcheverry : Les Éditions de La Grenouillère : 2021

Voici un beau livre. Par sa manière ainsi que sa matière. Sa beauté tient autant au propos de l’autrice qu’au soin apporté par l’éditeur à sa grande qualité matérielle.

Nous avons affaire ici à une œuvre toute simple dont l’envergure est néanmoins de taille.

Sa simplicité tient à un ensemble de points dont le moindre n’est pas l’humilité. La poète propose une galerie de portraits, ceux de gens plutôt modestes, des agriculteurs pour la plupart. Elle-même figure au sein de ces derniers, à titre de descendante. Or sa présence se fait discrète, la part de l’autobiographie n’envahissant pas la galerie. On aura compris que la poète ne prend pas toute la place. Ajoutons que son écriture n’en met pas plein la vue. Le style de Lange est loin d’être simpliste, mais il est sobre et cette sobriété contribue à l’impression de simplicité qui se dégage de l’ouvrage.

Le projet est également ambitieux. Il embrasse temps et espace. Il s’intéresse aux hommes et aux femmes qui ont fait la grande et la petite histoire de Laval. Il fait une large place aux familles Thérien et Laliberté, c’est-à-dire aux ancêtres de l’écrivaine. Celle-ci remonte jusqu’à eux et aussi elle raconte entre autres l’histoire des Patriotes, à tout le moins une partie de leur histoire. Mais il y a plus. En fait, pour bien circonscrire ce projet, mieux vaut s’en tenir d’abord au titre. Il est on ne peut plus pertinent. « Traduire les lieux », c’est mettre en mots d’aujourd’hui un espace que le temps a traversé, d’où ce complément ou sous-titre : « Origines ».

Le travail de Lange opère en prenant en charge à la fois des éléments spatiaux et temporels. Elle explore un territoire en suivant le fil de l’histoire, en s’attardant aux histoires individuelles et collectives. Un tel parcours, un périple aussi ample, bien que mené en 75 pages, dans lesquelles par ailleurs abondent de splendides photographies, voilà qui témoigne d’une écriture pour le moins laconique. Ce côté lapidaire contribue au caractère de simplicité que je mentionnais plus haut. L’autrice a le don de survoler l’espace et le temps; elle le fait en posant un regard d’aigle sur ce qu’elle observe. La présence de la religion dans l’histoire de Laval et de notre Belle Province, présence dont témoigne ici l’iconographie (nombreuses photographies de statues, de monuments liés au culte, pierres tombales, église : photographies souvent magnifiques), m’incite à parler d’un regard que du haut du ciel poserait un ange sur le territoire lavallois.

Tout le monde sait où se situe Laval, plusieurs savent que cette ville occupe l’entièreté de l’Île Jésus. Ceci étant dit, exception faite de ses habitants, on pourrait affirmer que pour la plupart des Québécois, Laval n’est qu’un vaste territoire traversé par la 15, l’autoroute des Laurentides. On n’y prête généralement pas trop attention. Ce livre nous apprend qu’on a tort de ne pas nous y arrêter plus souvent. La poète et son acolyte, par les mots et les images, nous font découvrir un territoire grouillant de vie; tous deux contribuent ainsi à transformer l’idée que de l’extérieur, voire de l’intérieur, l’on pouvait s’en faire jusqu’à maintenant. Ils renouvellent notre vision des choses, donnent à Laval une visibilité bien méritée.

J’ai peu évoqué la facture de l’ouvrage, n’ayant souligné que sa qualité matérielle. Cette facture dans sa netteté a quelque chose de rigoureux. Voyons. Le livre est divisé en deux parties. La première : « Sainte-Rose-de-Lima » (une paroisse de l’Île Jésus) ; la seconde : « Saint-Martin » (ancienne municipalité, aujourd’hui intégrée dans le quartier Chomedey). Chacune de ces parties est composée de poèmes en vers et de récits en prose, les uns succédant aux autres dans une alternance régulière et toujours respectée. À un texte de prose succède donc un poème. Tous s’articulent autour du territoire lavallois, de son histoire, de ses habitants.

La thématique est claire, son traitement l’est également. L’écriture de Lange est limpide. C’est dire qu’il est agréable de lire ses poèmes et ses récits. À ces phrases qui se laissent aisément saisir, qui dans les poèmes accueillent un léger flottement du sens, il faut ajouter, ce qu’on mettra alors dans la colonne des plaisirs, l’accessibilité générale de l’ensemble. Je l’ai mentionné, mais j’y reviens. Toutes ces histoires, dont certaines relèvent de l’anecdote, sont plaisantes. Elles sont souvent aussi fort instructives. En effet, on apprend en lisant cet ouvrage. N’allons toutefois pas croire qu’il s’agisse ici d’un ouvrage didactique. Lange ne cherche pas à usurper la parole des historiens, à substituer ses interprétations aux leurs ; mais en recourant à l’écriture, qui plus est, à l’écriture poétique, elle redonne vie à ce qui autrement demeurerait plus ou moins dans l’ombre, déjà que Laval, comme nous l’avons mentionné, brille par une relative invisibilité.

À vrai dire, une ville vaut en cela qu’elle offre à ses habitants la possibilité de vivre une vraie vie. Lange y est née, y a passé son enfance, à Fabreville plus exactement, un quartier du nord-ouest de l’île. Elle s’est ensuite exilée à Montréal; j’emploie ce mot sans ironie, afin d’insister sur le fait que le « sens » que l’écrivaine a donné à son existence, elle l’a forgée là même où se trouvaient ses racines. C’est à Laval qu’ont été érigées les fondations de son existence.

Il faudrait parler de toutes les personnes qui défilent dans les pages de cet ouvrage, parmi lesquelles le Curé Labelle, grand colonisateur s’il en fut. Les Patriotes surtout sont évoqués. Aussi, d’autres personnages, moins flamboyants ceux-ci. Ce sont des hommes et des femmes dont parle chaleureusement l’autrice. Entre autres, dans les premières pages de son livre, dans un témoignage affectueux et bien senti, elle salue un être qui lui fut cher et qui joua dans sa vie le rôle d’un passeur.

Lange rend hommage à Jacqueline Déry-Michon, une enseignante « extraordinaire ». Nancy, à l’âge de dix ans, est initiée à la poésie par ce professeur de français. On se souviendra sans doute de Jacqueline Déry-Michon. Il y a trente ans, l’écrivaine était la présidente de la Société littéraire de Laval. À ma connaissance, elle n’aurait publié qu’un seul livre. Chez Triptyque, si mon souvenir est bon. Quoi qu’il en soit, si j’évoque ce personnage, c’est pour montrer que le livre de Lange regorge d’humanité, non pas de bons sentiments. Entendons-nous bien, les bons sentiments ne sont pas à proscrire en littérature, et ceux de Lange, du reste, n’ont rien de franchement méchant. Si je parle d’humanité, c’est que dans cet ouvrage les choses de la vie sont incarnées : les personnages sont réels, en trois dimensions ; même le cheval blanc de la légende, pour imaginaire qu’il soit, apparaît comme le vivant symbole de l’âme des Fils de la Liberté.

Bien que des pages de l’ouvrage soient consacrées à la parfaite harmonie que procurent les longs étés de vacances passés en famille à la campagne — car on quitte alors l’Île Jésus pour se rendre dans les Laurentides, au bord d’un lac, dans un chalet construit par le grand-père à Saint-Hyppolyte; bien qu’il y ait ces bonheurs de l’enfance, de l’eau et du soleil, il y a dans toute cette histoire des moments plutôt sombres. Tout n’est pas gai, à commencer par les conditions de vie misérables que connaissent les Canadiens français et qui mèneront certains à la révolte. Cela est de l’ordre de la grande histoire et l’autrice, sans s’y appesantir, en rend compte. Elle porte aussi son regard sur des maux plus intimes, moins spectaculaires, tapis dans l’ombre du quotidien de ses ancêtres.

Un des premiers poèmes du livre évoque l’existence de sa grand-mère : « mille secrets honteux / derrière les rideaux sages / des maisons de village ». La grand-mère, peut-on lire un peu plus loin dans ce bref poème, aura enduré durant toute sa vie un « mari / décapiteur d’enfance // un homme j’en ai eu un / je n’en aurai pas d’autre / diras-tu à sa mort / des mots que je prendrai à tort / à douze ans / pour de l’amour ».

Ce livre se lit comme un hymne à la vie et à la liberté. La poète retrace l’itinéraire qui l’a conduite à la poésie. Elle écrit : « Dire un poème, c’est comme marcher sur l’air jusqu’à l’autre qui écoute. » Nancy R. Lange a su écouter ce que lui ont raconté les fantômes de l’Île Jésus. Mais elle ne s’est pas contentée de remonter en amont dans le temps. Son Laval est une ville d’aujourd’hui. Il y fait bon vivre. La poète a beau résider dans une maison ancestrale, cela ne l’empêche pas de se montrer sensible à un Laval plus contemporain. Elle le fait dans une écriture dont je n’ai pas suffisamment souligné la beauté.

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

5 réflexions sur « Nancy R. Lange : Traduire les lieux/Origines : Poèmes et récits : Photographies de Robert Etcheverry : Les Éditions de La Grenouillère : 2021 »

  1. j’ai surtout retenu le premier poème, celui sur la grand-mère qui n’aura eu qu’un homme dans sa vie, qui n’en aura pas d’autre et la petite fille de douze ans qui croyait que c’était de l’amour.

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  2. …«Déjà que Laval […] brille par une relative invisibilité». Tellement bien dit! Tu me donnes le goût de lire cet ouvrage pour enrichir mes perspectives. J’en ai même parlé à certaines personnes qui y travaillent, sans voir…

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