L’opéra n’est plus aujourd’hui l’art populaire qu’il fut naguère. Désormais, ce n’est qu’auprès d’une certaine élite qu’il jouit d’un prestige non négligeable. L’auteur le met en relation avec un phénomène mondialement répandu, celui de l’universelle connexion. De même qu’au cours des dernières décennies l’opéra a évolué au gré de la créativité des compositeurs les plus inventifs, la connexion s’est raffinée à l’extrême, passant d’une forme élémentaire, songeons à l’alimentation rudimentaire de l’ampoule électrique, aux intelligences numériques qui de plus en plus imposent leur loi dans les liens que nous tissons entre toutes choses. La connexion est à l’image d’une vaste toile dont sont captifs les moucherons, les puces, les cirons, dirait Pascal, que nous sommes.
Bertrand Laverdure est un créateur audacieux. Il l’est pour diverses raisons, dont la première consiste en cet intérêt, cette passion qu’il voue à l’opéra. On croira à tort que cet art est désuet. Il n’en est rien. Encore faut-il préciser que le poète en fréquente les réalisations les plus modernes. Dans le domaine de la musique contemporaine, dans celui de l’opéra tel qu’il s’élabore actuellement, rien ne vieillit rapidement. Une œuvre de Messiaen traverse longtemps le temps avant de connaître sa date de péremption, si jamais elle la connaît. De certaines œuvres poétiques on en dira tout autant. Leur circulation peut s’avérer restreinte, mais la lenteur avec laquelle on les appréhende serait plutôt signe de l’intérêt qu’elles méritent, et n’obtiennent qu’à la longue, si elles en sont un jour honorées. On souhaitera qu’on s’arrête longuement à cet Opéra de la déconnexion. C’est que, je l’ai dit, ce poète est audacieux. Il traite à sa manière, c’est-à-dire de façon originale, de choses qui sont loin d’être banales. Certes, l’idée de la déconnexion est dans l’air, mais des vents forts la repoussent et la réduisent presque au silence. Dans les chambres d’échos qui enterrent ainsi les voix dissidentes, celle d’un poète parviendra peut-être à se faire entendre.
Tout commence avec un exergue, de circonstance faut-il dire. Le poète emprunte à Rimbaud l’un des plus célèbres passages d’Une saison en enfer. « Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. » De telles paroles entretiennent avec l’ouvrage de Laverdure des liens sur la nature desquels nous ne nous étendrons pas. Je n’en retiendrai qu’une idée, mise en valeur, me semble-t-il, par l’ensemble des réflexions du poète à l’endroit de l’univers numérique. C’est que ce dernier serait contraire à la fatalité de bonheur dont parle Rimbaud. En se soumettant à ses règles, en se laissant ficeler par les milliers de fils tissés par cette araignée géante on perd toute sa vitalité, toutes ses forces.
Si Rimbaud ouvre le bal avec son opéra fabuleux, on ne s’étonnera pas d’avoir pensé d’abord que le verbe de Laverdure pût se déployer dans les larges avenues poétiques ouvertes au seuil de la modernité par le jeune poète de sept ans. On aura lu ces pages comme si elles étaient tout particulièrement redevables de l’aventure surréaliste. Elles ne le sont qu’en partie, aucun automatisme ne semble engendrer le discours du poète. Une apparence de délire appartient ici à une manière de dire où l’intelligence exerce une indéniable forme de contrôle. L’écriture est ici d’une extrême précision, dans son ordonnance, sa syntaxe, sa diction et finalement sa musique. Quant au sens des énoncés, il va sans dire que çà et là il se laisse ou non facilement saisir. Mais jamais ne songerais-je ici à en blâmer l’auteur, à lui attribuer quelque indigence ou négligence que ce soit. Le fil à retordre qu’il me donne n’est-il pas en partie dû à mes incapacités à le suivre ? Oui et non, la fréquentation assidue des poètes enseigne l’attention et la persévérance nécessaires à la traversée des œuvres les plus robustes. Elle met cependant sur notre route des œuvres qui libèrent plus facilement les effluves de leur sens. Tout s’y déroule sans nœuds sur le fil du discours. Ce sont des ruisseaux qui coulent tout doucement dans une campagne fertile. Or pour qui s’échine à dire les tourments de notre monde, il n’est guère possible de proférer de faciles et agréables paroles. Laverdure s’attaque à de graves problèmes, à ce que l’on pourrait appeler le mal de notre siècle. Revenons à Rimbaud, à sa fatalité de bonheur. Dès le premier texte de son livre, Laverdure évoque ce qu’il appelle la « glu sociale ». Celle-ci, écrit-il, « nous empêche de vivre l’art dans toute sa candeur accomplie. » C’est contre cet empêchement que s’élabore la pensée critique de l’auteur.
Lutter ici ne se fait pas en vociférant, en montant sur ses grands chevaux, en maniant l’épée des grands poètes épiques. J’ai dit et le répète, pour précise qu’elle soit, cette écriture, fort inventive du reste, est également marquée par une certaine pondération, une maîtrise en rapport avec la confiance lucide qu’accorde le poète à la puissance des mots qu’il choisit avec doigté, mots faisant l’objet d’une conscience et d’une science scrupuleuses.
Le poète entreprend ce qu’il appelle un voyage. C’est sous l’égide de figures exemplaires qu’il l’accomplit. « J’appelle Olga Tokarczuck, Olivier Messiaen. » Celle-là est une écrivaine d’origine polonaise. Elle a obtenu le prix Nobel de la littérature qui lui fut attribué pour l’année 2018. Celui-ci est un compositeur français. On lui doit entre autres le Quatuor pour la fin des temps. Laverdure fait grand cas de cette œuvre. Il lui consacre plusieurs pages de son ouvrage.
Au sujet de l’écrivaine, il écrit : « Je repense à Olga Tokarczuck qui a souffert de la même maladie que moi : the mean world syndrom. En lisant le début de ses Pérégrins, je me suis tout de suite attaché à son personnage de mésadaptée narcissique. Il y a d’abord le constat que nous n’allons pas bien, que le chemin tendu est une arnaque ou un piège, puis la volonté de s’en sortir. » Retour à Rimbaud, « nous n’allons pas bien », la fatalité de bonheur a viré à la fatalité de malheur. Laverdure l’affirme : « Il faut partir, c’est tout ce qui compte. // Ne plus répondre à personne. Nous cacher par nos propres moyens, laisser agir le Quatuor pour la fin des temps, Messiaen et ses paroles pastel. »
Bref, il faut se déconnecter et se rebrancher sur ce quelque chose d’autre qui rime sans doute avec ce que Rimbaud appelait la « vraie vie ». Il disait, si mon souvenir est bon, qu’elle est ailleurs. Et on lit aussi qu’elle est « absente ». Cette absence peut sans doute se convertir en présence pour peu que l’on se déconnecte, histoire d’écouter entre autres le chant des oiseaux.
« Le compositeur du Catalogue des oiseaux ne cherche pas à divertir. On ne sélectionne pas ses œuvres, c’est la mort attentive, l’orante retrouvée, le sans rien d’un flocon qui tombe. Messiaen nous dit : ‘‘ Écoute. Attends et écoute. ’’ Au même moment, il nous dit : ‘‘ Il y a de l’écoute et il y a le futur. Je vous demande d’écouter, donc de ne pas fuir. ’’ Cette injonction, « ne pas fuir », ne contredit pas la volonté de partir de Laverdure. Elle est plutôt à rapprocher de la posture que doit prendre, selon le compositeur, le mélomane en présence de sa musique. Ce que demande Messiaen s’applique, me semble-t-il, à ce qui est requis chez tout amateur de poèmes. En se posant lentement sur la page, en s’y fixant comme un oiseau sur la branche, le lecteur patient s’imprègne peu à peu de la sève animant le poème. Mais, l’heure présente n’est pas à la réception lente et attentive que requièrent les œuvres. « Voyager dans les œuvres n’intéresse plus personne. Notre attention s’anime sur le mode d’une porte coulissante de métro en arrêt à une station, puis se referme aussitôt. // Nous ne savons plus comment écouter : nous cochons. »
On ne résume pas un tel ouvrage. Il se livre sous différentes facettes, aborde divers aspects de notre monde. Bien que varié dans ses propos et tonalités, il se présente sous une forme tout homogène, en un tout finement articulé. Certains passages sont touchants, plutôt percutants, comme celui où l’auteur relate sa rencontre avec une itinérante. Le monde de Messiaen alors qu’il compose son quatuor au stalag est rendu avec brio. Je mets quiconque au défi de lire l’ouvrage de Laverdure sans éprouver vivement l’irrépressible besoin d’écouter cette œuvre.
On ne résume pas un livre pareil, mais en certains passages, lui-même en vient à proposer une manière de synthèse de cela qu’il renferme. Je laisse enfin la parole au poète.
« Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire. »