Bertrand Laverdure : Opéra de la déconnexion : Poésie : Éditions Mains libres : 2024 : 114 pages

L’opéra n’est plus aujourd’hui l’art populaire qu’il fut naguère. Désormais, ce n’est qu’auprès d’une certaine élite qu’il jouit d’un prestige non négligeable. L’auteur le met en relation avec un phénomène mondialement répandu, celui de l’universelle connexion. De même qu’au cours des dernières décennies l’opéra a évolué au gré de la créativité des compositeurs les plus inventifs, la connexion s’est raffinée à l’extrême, passant d’une forme élémentaire, songeons à l’alimentation rudimentaire de l’ampoule électrique, aux intelligences numériques qui de plus en plus imposent leur loi dans les liens que nous tissons entre toutes choses. La connexion est à l’image d’une vaste toile dont sont captifs les moucherons, les puces, les cirons, dirait Pascal, que nous sommes.

Bertrand Laverdure est un créateur audacieux. Il l’est pour diverses raisons, dont la première consiste en cet intérêt, cette passion qu’il voue à l’opéra. On croira à tort que cet art est désuet. Il n’en est rien. Encore faut-il préciser que le poète en fréquente les réalisations les plus modernes. Dans le domaine de la musique contemporaine, dans celui de l’opéra tel qu’il s’élabore actuellement, rien ne vieillit rapidement. Une œuvre de Messiaen traverse longtemps le temps avant de connaître sa date de péremption, si jamais elle la connaît. De certaines œuvres poétiques on en dira tout autant. Leur circulation peut s’avérer restreinte, mais la lenteur avec laquelle on les appréhende serait plutôt signe de l’intérêt qu’elles méritent, et n’obtiennent qu’à la longue, si elles en sont un jour honorées. On souhaitera qu’on s’arrête longuement à cet Opéra de la déconnexion. C’est que, je l’ai dit, ce poète est audacieux. Il traite à sa manière, c’est-à-dire de façon originale, de choses qui sont loin d’être banales. Certes, l’idée de la déconnexion est dans l’air, mais des vents forts la repoussent et la réduisent presque au silence. Dans les chambres d’échos qui enterrent ainsi les voix dissidentes, celle d’un poète parviendra peut-être à se faire entendre.

Tout commence avec un exergue, de circonstance faut-il dire. Le poète emprunte à Rimbaud l’un des plus célèbres passages d’Une saison en enfer.  « Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. » De telles paroles entretiennent avec l’ouvrage de Laverdure des liens sur la nature desquels nous ne nous étendrons pas. Je n’en retiendrai qu’une idée, mise en valeur, me semble-t-il, par l’ensemble des réflexions du poète à l’endroit de l’univers numérique. C’est que ce dernier serait contraire à la fatalité de bonheur dont parle Rimbaud. En se soumettant à ses règles, en se laissant ficeler par les milliers de fils tissés par cette araignée géante on perd toute sa vitalité, toutes ses forces.

Si Rimbaud ouvre le bal avec son opéra fabuleux, on ne s’étonnera pas d’avoir pensé d’abord que le verbe de Laverdure pût se déployer dans les larges avenues poétiques ouvertes au seuil de la modernité par le jeune poète de sept ans. On aura lu ces pages comme si elles étaient tout particulièrement redevables de l’aventure surréaliste. Elles ne le sont qu’en partie, aucun automatisme ne semble engendrer le discours du poète. Une apparence de délire appartient ici à une manière de dire où l’intelligence exerce une indéniable forme de contrôle. L’écriture est ici d’une extrême précision, dans son ordonnance, sa syntaxe, sa diction et finalement sa musique. Quant au sens des énoncés, il va sans dire que çà et là il se laisse ou non facilement saisir. Mais jamais ne songerais-je ici à en blâmer l’auteur, à lui attribuer quelque indigence ou négligence que ce soit. Le fil à retordre qu’il me donne n’est-il pas en partie dû à mes incapacités à le suivre ? Oui et non, la fréquentation assidue des poètes enseigne l’attention et la persévérance nécessaires à la traversée des œuvres les plus robustes. Elle met cependant sur notre route des œuvres qui libèrent plus facilement les effluves de leur sens. Tout s’y déroule sans nœuds sur le fil du discours. Ce sont des ruisseaux qui coulent tout doucement dans une campagne fertile. Or pour qui s’échine à dire les tourments de notre monde, il n’est guère possible de proférer de faciles et agréables paroles. Laverdure s’attaque à de graves problèmes, à ce que l’on pourrait appeler le mal de notre siècle. Revenons à Rimbaud, à sa fatalité de bonheur. Dès le premier texte de son livre, Laverdure évoque ce qu’il appelle la « glu sociale ». Celle-ci, écrit-il, « nous empêche de vivre l’art dans toute sa candeur accomplie. » C’est contre cet empêchement que s’élabore la pensée critique de l’auteur.

Lutter ici ne se fait pas en vociférant, en montant sur ses grands chevaux, en maniant l’épée des grands poètes épiques. J’ai dit et le répète, pour précise qu’elle soit, cette écriture, fort inventive du reste, est également marquée par une certaine pondération, une maîtrise en rapport avec la confiance lucide qu’accorde le poète à la puissance des mots qu’il choisit avec doigté, mots faisant l’objet d’une conscience et d’une science scrupuleuses.

Le poète entreprend ce qu’il appelle un voyage. C’est sous l’égide de figures exemplaires qu’il l’accomplit. « J’appelle Olga Tokarczuck, Olivier Messiaen. » Celle-là est une écrivaine d’origine polonaise. Elle a obtenu le prix Nobel de la littérature qui lui fut attribué pour l’année 2018. Celui-ci est un compositeur français. On lui doit entre autres le Quatuor pour la fin des temps. Laverdure fait grand cas de cette œuvre. Il lui consacre plusieurs pages de son ouvrage.

Au sujet de l’écrivaine, il écrit : « Je repense à Olga Tokarczuck qui a souffert de la même maladie que moi : the mean world syndrom. En lisant le début de ses Pérégrins, je me suis tout de suite attaché à son personnage de mésadaptée narcissique. Il y a d’abord le constat que nous n’allons pas bien, que le chemin tendu est une arnaque ou un piège, puis la volonté de s’en sortir. » Retour à Rimbaud, « nous n’allons pas bien », la fatalité de bonheur a viré à la fatalité de malheur. Laverdure l’affirme : « Il faut partir, c’est tout ce qui compte. // Ne plus répondre à personne. Nous cacher par nos propres moyens, laisser agir le Quatuor pour la fin des temps, Messiaen et ses paroles pastel. »

Bref, il faut se déconnecter et se rebrancher sur ce quelque chose d’autre qui rime sans doute avec ce que Rimbaud appelait la « vraie vie ». Il disait, si mon souvenir est bon, qu’elle est ailleurs. Et on lit aussi qu’elle est « absente ». Cette absence peut sans doute se convertir en présence pour peu que l’on se déconnecte, histoire d’écouter entre autres le chant des oiseaux.

« Le compositeur du Catalogue des oiseaux ne cherche pas à divertir. On ne sélectionne pas ses œuvres, c’est la mort attentive, l’orante retrouvée, le sans rien d’un flocon qui tombe. Messiaen nous dit : ‘‘ Écoute. Attends et écoute. ’’ Au même moment, il nous dit : ‘‘ Il y a de l’écoute et il y a le futur. Je vous demande d’écouter, donc de ne pas fuir. ’’ Cette injonction, « ne pas fuir », ne contredit pas la volonté de partir de Laverdure. Elle est plutôt à rapprocher de la posture que doit prendre, selon le compositeur, le mélomane en présence de sa musique. Ce que demande Messiaen s’applique, me semble-t-il, à ce qui est requis chez tout amateur de poèmes. En se posant lentement sur la page, en s’y fixant comme un oiseau sur la branche, le lecteur patient s’imprègne peu à peu de la sève animant le poème. Mais, l’heure présente n’est pas à la réception lente et attentive que requièrent les œuvres. « Voyager dans les œuvres n’intéresse plus personne. Notre attention s’anime sur le mode d’une porte coulissante de métro en arrêt à une station, puis se referme aussitôt. // Nous ne savons plus comment écouter : nous cochons. »

On ne résume pas un tel ouvrage. Il se livre sous différentes facettes, aborde divers aspects de notre monde. Bien que varié dans ses propos et tonalités, il se présente sous une forme tout homogène, en un tout finement articulé. Certains passages sont touchants, plutôt percutants, comme celui où l’auteur relate sa rencontre avec une itinérante. Le monde de Messiaen alors qu’il compose son quatuor au stalag est rendu avec brio. Je mets quiconque au défi de lire l’ouvrage de Laverdure sans éprouver vivement l’irrépressible besoin d’écouter cette œuvre.

On ne résume pas un livre pareil, mais en certains passages, lui-même en vient à proposer une manière de synthèse de cela qu’il renferme. Je laisse enfin la parole au poète.

« Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire. »

Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

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