Philippe Chagnon et Louise Gros : ELLIPSES : Poésie : Éditions du Noroît : 2023 : 120 pages

Ellipses fait entendre la voix d’un homme dont la vie semble mise entre parenthèses. Le quotidien, avec ses tâches répétitives, resserre sur lui son emprise.

Ce très beau livre est le fruit d’une étroite collaboration. Le poète fait parvenir ses photographies à une artiste française. Elle les retravaille en empruntant la technique de la lithographie. Le résultat est saisissant. Les images rivalisent avec le sombre imaginaire des encres et lavis de Victor Hugo. Louise Gros les renvoie à Phillipe Chagnon. S’inspirant de chacune, le poète produit de brefs morceaux de prose.

Le recueil propose une trajectoire procédant de l’ellipse. Sa réalisation s’échelonne sur une période d’une année, à raison d’un couple poème-image par semaine. Ellipse donc à entendre au sens de parcours de la Terre autour du Soleil. Ellipse aussi en ce sens où le poète ne dit pas tout. Il laisse percevoir les choses sans entrer dans les détails. L’histoire qu’il raconte, sans être linéaire, a toutefois un début et une fin. Entre les deux, le quotidien y reproduit sa kyrielle de répétitions. On pourrait croire que rien ne se passe. Il n’en est rien. Chagnon nous fait pénétrer dans l’antre de sa vie intérieure. C’est une vie où il est fait du sur-place dans une manière de prison.

Il y a ici de la souffrance. Premier poème. Une fenêtre. Le poète terminera son recueil avec cette même fenêtre. Il écrit : « J’ai contracté le quotidien au thorax ». Le terme contracté est relatif à la maladie. Je dirais celle d’un post-partum au masculin. Un nouveau-né « s’endort enroulé dans notre absence ». La dépression est ici dépossession de soi. Le corps du parent cesse de lui appartenir. Ses gestes sont au service du nouveau-né, de ce que le poète appellera sa descendance : « Même si je n’en ai pas envie, je dois conduire ma descendance à la garderie. Parfois, je verse une larme ou deux ». Le poète réalise qu’il a « oublié comment chanter ». Il vit entre quatre murs, voit à se procurer le pain quotidien, lave de la vaisselle. Il devient peu à peu ce que nous appelions au siècle dernier un homme rose. Son lieu : « le flou désertique entre la cuisine et la chambre ».

Ne nous méprenons pas. Ellipses ne propose pas une litanie de platitudes, une suite de jérémiades. L’auteur ne gémit pas. Il décrit le monde de ses pensées et de ses sentiments. La bride du lyrisme est ici fermement tenue. L’ironie se substitue au chant. La conscience critique est ici manifeste. Elle ne donne cependant pas dans quelque forme d’intellectualisme que ce soit. Voyez ce poème.

« Manger. Devenir grand et fort, puis avoir mal au dos. Éviter de s’emporter. Courir, marcher, dire parfois oui, souvent non. Sourire, cueillir des fruits, gravir l’escalier menant au sommet de moi-même. S’arrêter et songer à l’absurdité de la dernière phrase. Et de la précédente. Ainsi de suite. Plonger au centre du regard implorant qu’on se mette à cuisiner. Se ramener sans cesse à l’essentiel : la faim sans répit. »

En quoi la dernière phrase peut-elle sembler absurde au poète ? N’énonce-t-elle pas un projet louable ? Un dessein en quelque sorte métaphysique ? La volonté d’un accomplissement de soi ? Ce qui est absurde dans cette quête, il semble que le poète le reporte sur une forme d’essentiel plus triviale. Il serait vain, croit-il sans doute, d’aspirer à l’essence alors que l’existence est affaire de cuisine, de subsistance. Dans de telles conditions, tout projet d’avènement à soi est voué à l’échec.

Lors d’un déménagement, il y a des disputes entre lui et son amoureuse. Puis « [u]ne main tendue. Je t’appelle : pas de réponse. J’ouvre du rouge ». Il entretient son terrain, le parterre de sa maison, arrache de la mauvaise herbe : « [À] chacun sa prison irréprochable ».

J’insiste, ce recueil ne décrit pas la banalité de la vie quotidienne, il la crie. Malgré sa colère, le poète rit, bien qu’il en vienne à broyer du noir. Il songe à s’allonger sur les rails. Il se ravise, mais n’en pense pas moins. Il réfléchit. « Une remise en question se cache souvent derrière un plan d’évasion. Voici le mien : prendre leçon sur le travail de la fenêtre ; laisser passer. »

Philippe Chagnon a le don de la formule. On trouve çà et là quantité de perles. La plupart sont percutantes, lapidaires, expressives à souhait. « Je veux enclore la paix sans déshonorer les fleurs. » « J’essaie de capturer le feu sans toucher les flammes. » « La solidité d’un nœud dépend de l’entêtement des extrémités. »

Ce nœud, ce lien affectif unissant un homme et une femme, nous le retrouvons dans le « nous » réuni du dernier poème. Le poète qui avait « oublié à quoi ressemble un oiseau », qui ne savait plus chanter, semble en paix avec lui-même et les siens. « C’est un nid, une famille, une chaleur nouvelle. »

Publié le 25 mars, 2024 dans le magazine Nuit blanche Numéro 173

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

2 réflexions sur « Philippe Chagnon et Louise Gros : ELLIPSES : Poésie : Éditions du Noroît : 2023 : 120 pages »

  1. Merci Daniel pour cette belle découverte ! Comme toujours votre texte est ouvert, généreux et donne le goût d’aller voir ailleurs. Votre écriture me fascine et me plaît beaucoup.

    Je me demande si vous savez quand Nuit Blanche reprendra ses activités. J’ai abonné ma fille il y a presque 1 an et on me dit toujours que les problèmes sont quasi-réglés et que cet hiver ce devrait être un retour à la publication. Vous en savez plus ?

    Diane Gagnon / Anne Gala

    Bonne journée !

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    1. Merci, amie Diane, amie Gala. Vos visites sur mon blogue me font grand plaisir. Malheureusement je n’ai aucune nouvelle de Nuit blanche. J’ai cependant entendu dire entre les branches que la formule du magazine, sa facture si on veut, sera fort différente, plus urbaine, plus moderne. Il y aurait de gros changements au sein de l’équipe, même que ce ne serait plus du tout le même sein ni la même équipe. Je ne suis certain de rien.

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