
L’écrivain public tient la plume pour ceux et celles qui n’ont nulle possibilité d’écrire. À leur place, il trace des mots sur le papier. Notre poète ressemble quelque peu à ce dernier. Écrivaine, elle a rassemblé des témoignages auprès de personnes qui n’écrivent pas, mais qui ont beaucoup à dire, à raconter. Leurs propos ont nourri ses poèmes. Elle y a puisé son inspiration.
Il est difficile et nullement nécessaire de faire le partage entre l’imaginaire de la poète, l’observation à laquelle elle s’est livrée et ce qu’elle a retenu des nombreuses conversations qu’elle a eues avec des hommes et des femmes qui entretiennent ou entretenaient des liens étroits avec des arbres. France Cayouette a le don de cueillir et d’accueillir la vie des autres, de découvrir à travers leur parole des perles de bonheur ainsi que les braises fumantes de leurs souffrances, d’y percevoir en quelque sorte une poésie à l’état brut, de la sublimer, de lui donner des ailes et du vent dans les branches.
C’est à la fin du recueil qu’un éclairage est donné quant au processus de création du recueil. On y apprend que pour sa partie la plus substantielle, la plus élaborée, soit la seconde, la poète a entrepris de recourir à une démarche similaire à celles des reporters et des documentaristes. Elle a cueilli des anecdotes, des confessions auprès de forestiers ou d’habitants vivant aux abords des forêts ou les fréquentant en tant que visiteurs afin de s’y promener en toute simplicité. Elle a travaillé en leur compagnie comme d’autres cueillent des champignons dans la forêt.
Elle cite Hélène Dorion : « La terre a commencé à recueillir nos histoires ». C’est précisément ce que fait France Cayouette. À la manière des ethnologues qui parcourent les campagnes afin de colliger des contes et des légendes, tout comme les ethnomusicologues faisant de même dans le but de récolter des chants ou des airs folkloriques, la poète est allée à la rencontre des hommes et des femmes de son coin de pays. Ils lui ont parlé des arbres. De leur rendez-vous au sein de leurs ombres et de leurs lumières. Ils l’ont entretenue au sujet des moments importants de leur vie alors que des arbres étaient mêlés de très près à leur joie ou leur détresse.
Dans les remerciements, à la fin du recueil, la poète dévoile son modus operandi. Je la cite : « Merci à l’écrivain Gilles Jobidon pour l’œil éclairant pendant l’écriture de la partie en prose, très librement inspirée d’une collecte de témoignages qu’on m’a confiés avec beaucoup de générosité. Quelques centaines de personnes m’ont raconté, individuellement ou collectivement, des moments vécus avec un arbre ou une forêt. Des éclats de leurs récits se sont greffés à mon propre regard et à mon imaginaire ; nos histoires, nos sensibilités se sont entremêlées pour ouvrir de nouveaux chemins. »
La partie en prose à laquelle réfère ici la poète est la plus substantielle du recueil, son cœur. À elle seule, elle ne compte pas moins de 55 poèmes — les deux autres sections étant nettement plus succinctes. Cette partie centrale contient des microrécits dans lesquels sont racontées des expériences vécues par différentes personnes. Nous pourrions dire que ces personnes sont des personnages dans la mesure où l’imagination de la poète transpose leurs univers. Une part de fiction reforme sans doute légèrement leur réalité. Parfois, la poète est elle-même le personnage d’un de ses récits. On la voit, par exemple, dans un autocar, rêveusement occupée à voir défiler la kyrielle interminable des arbres. Des souvenirs d’enfance lui reviennent aussi en mémoire.
Lisant un autre poème, on se plaît à imaginer que le personnage qui fait la sieste à l’ombre d’un énorme marronnier est son compagnon de vie. De ce poème et de tant d’autres émanent une certaine quiétude, une harmonie, un état de communion avec la nature. Ailleurs, une dame qui a perdu l’usage de ses jambes évoque son enfance heureuse, alors qu’elle pouvait avec la complicité de ses frères grimper dans les arbres. Avec empathie et tendresse, la poète écrit alors qu’elle renoncerait « sur-le-champ à toutes les phrases à venir pour lui en tendre une seule qui se ferait canopée à portée de fauteuil roulant. »
Si de la plupart des poèmes se dégage un certain sentiment de paix voire de plénitude, d’accordailles avec la flore et la faune, la mer et les champs, pour tout dire entre l’être humain et la nature, la poète n’élude pas les aspects tragiques de l’existence. Les récits qu’on lui fait sont parfois dramatiques. Aux branches des arbres, comme dans la chanson qu’interprétait naguère Billie Holiday, « Strange fruit », pendent parfois des désespérés. Billie chantait.
Southern trees bear strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black bodies swinging in the southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees
Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines
Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Un fruit étrange suspendu aux peupliers
On l’aura compris, la prose poétique de France Cayouette embrasse la vie et la mort. Les scènes qu’elle brosse, les anecdotes qu’elle raconte, tantôt légères, tantôt sombres, sont toutes empreintes d’humanité. Par exemple, au jardin, elle est témoin de l’agonie d’un chat. Elle passe un moment près de lui, le caresse de sa voix — « Toujours avec cette voix agenouillée en elle-même. » Elle quitte la scène par intermittences, puis se présente à nouveau sur les lieux de cette agonie. Le chat s’est alors un peu déplacé. Quand elle le retrouve une dernière fois, à la tombée du jour, elle lui fait finalement ses adieux. Tout dans ce récit ainsi que dans les autres est de l’ordre d’une extrême et tendre compassion.
Dans cette deuxième partie, intitulée « Entre la peau et l’écorce », on rencontre presque autant de personnages qu’il y a de poèmes. On ne peut honorer chacun d’eux. Je m’en tiendrai à cette vieille dame qui « tient sur ses genoux l’urne qui contiendra ses cendres. » C’est son fils qui l’a sculptée. Il faut lire ce poème pour saisir la finesse avec laquelle la poète parvient à recréer un moment si prégnant, alors que le sens affleure dans le très beau silence régnant dans la chambre où sont assis la mère et le fils. « Ils ne parlent pas. Laissent les veines saillantes irriguer la chambre avec la délicatesse des ruisseaux. » Le poème précédent se terminait ainsi : « Consent déjà à la terre qui l’aura porté. » On comprend qu’un tel consentement anime l’âme affaiblie de la vieille femme alors qu’elle contemple les veines du bois de son urne. Chez France Cayouette, les arbres et la nature nous renseignent sur notre fin prochaine, ils nous apprennent « l’art de tendre vers la fin », « l’art de tomber ».
On voit rarement des recueils de poèmes aussi homogènes, aussi solidement ficelés, tissés avec autant d’art que d’habileté, dont l’unité est aussi grande. Chaque poème manifeste un lien étroit avec la vie des arbres. Mais cette unité remarquable n’est pas obtenue au détriment de la variété. Celle-ci est manifeste. La poète maîtrise l’art de ramifier son ouvrage, d’en étoiler les diverses branches en de multiples directions. Chacune de ces branches, entendez chacun de ses poèmes, offre des fruits divers. On comprendra que bien que les poèmes soient liés entre eux par le sujet traité, ils ouvrent chacun de nouvelles perspectives, mettent en présence de nouvelles réalités, celles vécues par des personnages tous plus attachants les uns que les autres. Ces récits sont comme de petits tableaux : « Certains matins immaculés, on croirait l’aura du village hébergée par les branches. / / On respire doucement dans la même gravure. »
La sensibilité de la poète est telle qu’on pourrait à son endroit parler d’une grande porosité aux autres et aux paysages. Les mots qu’elle emprunte à Isabelle Duval — « Dilué dans le paysage, le cœur est une pierre poreuse » — décrivent parfaitement son attitude, cette empathie qui lui permet de se mettre à la place des autres, de traduire en quelque sorte leur expérience. Il s’agit pour elle de fusionner avec le monde, surtout avec les arbres et les personnes, parfois ses proches, plus souvent ceux et celles qu’elle interroge. Elle mentionne ce phénomène en maints passages : « je me fonds » (dans « la rangée de peupliers ») ; et toujours, s’agissant de son rapport aux arbres : « je suis soudain des leurs ». Il en va de même avec les cueilleurs de champignons qui « se dispersent ici et là. Chorégraphient la forêt, ne font qu’un avec elle. » Parler ici de symbiose n’est pas exagéré, d’autant que la poète emploie ce mot : « Nos corps et nos rêves se rétractent et se dilatent en symbiose avec le bois toujours vivant. À l’aube nous aurons légèrement changé, modeste matière dans la matière. »
On peut parler ici de synesthésies du cœur, de subtiles connexions entre soi, les autres, le monde, les arbres et les forêts : « ici le champ c’est aussi la mer / hier c’est aussi demain ». Le vaste monde semble contenu dans les particules fines qui le composent : « Quand elle soulève le couvercle du pot Masson rempli d’aiguilles de sapin, c’est toute la forêt qui se dresse d’un coup dans la cuisine. L’immobilité surréelle d’un orignal aux aguets dans la tourbe, l’or des chanterelles, les banderoles de lichen. » Les éditions du passage énoncent dans la biographie de la poète la plus juste idée qui soit de ce que renferme le recueil de France Cayouette. Je cite. « Les liens qui se tissent entre paysages extérieurs et paysages intérieurs, le sacré qui s’immisce dans le quotidien et la beauté comme voie d’élévation sont au cœur de sa démarche. »
J’hésite à mettre un point final à cette recension. Il aurait fallu consacrer une véritable étude à ce recueil. C’est un recueil dont la composition est finement orchestrée, dont la phrase quoique soignée n’a rien de compassé. J’ai laissé en suspens une grande partie de ses richesses, richesses qui brillent de manière nullement ostentatoire, car la poète qui a la plume sûre n’appuie jamais fortement sur le papier, ne se lance pas dans de grandes tirades, fait montre de sobriété dans le scintillement de ses images. Sa poésie, poésie du cœur, intelligemment conçue, mais sans intellectualisme, se tient à mille lieues du pathos et des trop faciles sensibleries de qui ne cherche qu’à s’épancher. Pour tout dire, cette poésie est franchement admirable.
BONUS
La forêt retient parfois son souffle pour ouvrir une clairière où se déploient en un seul corps nu le silence, l’âme, le soleil.
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Au détour d’un sentier, dans une barque abandonnée, le lichen a dessiné une mappemonde.
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Un marron vient d’atterrir dans l’herbe grasse, et tout pourrait s’arrêter ici. Avec cette chute silencieuse dont j’aurai été la seule témoin.
