Martine Audet : À toute heure : Poésie : Éditions du Noroît : 2025 : 84 pages

Ce que je sais
est la foi d’un poème

Paul Verlaine dans son poème intitulé « Art poétique » atténuait les mérites alors séculaires de la rime et du vers régulier. Le vers impair — il mettait une majuscule à ce mot — favorisait selon lui la musicalité. Martine Audet pratique le vers libre. Si sa poésie est agréable à l’oreille, ce n’est cependant pas en raison de l’Impair. Davantage que la musique, ce sont les arts visuels qui se rapprochent de sa poésie — les liens étroits entre ses poèmes et les dessins qui les accompagnent ne peuvent être passés sous silence, ils sont éloquents : poèmes et dessins dialoguent entre eux tout comme le font dans le recueil le rêve et la poète. En effet, en maints passages, le rêve prend directement la parole pour s’adresser à la poète ; celle-ci l’interpelle également.

Rien n’est sans doute plus parlant que le rêve, ou davantage révélateur. Que révèle précisément le rêve ? Cela reste difficile à dire, mais c’est sans doute le poème qui, grâce à une certaine forme de traduction, de translation, permet le plus de se rapprocher des vérités que le rêve dévoile et d’appréhender ses réalités aux contours toujours indécis. Le poème, en tout cas chez Martine Audet, semble y parvenir.

L’Impair se montrait « Plus vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. » Selon Verlaine toujours, ce type de vers rendait possible l’alliance du « Précis » et de « l’Indécis ». Or le précis n’est pas une propriété de l’univers de la poésie.  Laissons à la science le souci de la précision, la méthode poétique étant d’une nature plus souple, qui justement se rapproche du rêve et du type de dessins que pratique la poète. De même que la représentation dans ses dessins n’a rien de clairement identifiable, le sens de ses poèmes entretient avec le contenu des mots qu’ils libèrent des rapports qui ultimement en viennent à reposer sur l’interprétation que peut en faire le lecteur.

Les poèmes de Martine Audet paraissent émaner d’un certain silence et chercher à y retourner, comme si le sens y était brouillé. Mais c’est là une impression. La discrétion est cause de cette impression. Discrétion dans les deux sens du mot, dont le plus familier : celui relatif aux personnes ou aux gestes voilés par une certaine pudeur, une certaine retenue à tout le moins. Cette discrétion s’oppose à ce qui est ostentatoire. Or il est question aussi en linguistique d’éléments discrets. Un phonème, un morphème, un mot sont des éléments discrets. La poésie de Martine Audet se rapproche du murmure. La poète fuit l’éloquence, les imposantes rhétoriques, l’hyperbole et les grandes envolées. En cela, sa poésie se montre discrète. Par ailleurs, la poète ne révèle pas tambour battant les sentiments ou les idées qui l’animent. Pas d’exhibitionnisme chez elle. Ajoutons la simplicité, la presque nudité de son verbe, la parcimonie avec laquelle sont déposés les mots sur la page. À tel point qu’on pourrait croire faire face justement à des éléments discrets : des mots quasiment séparés les uns des autres. Est-ce à dire que l’auteure n’écrit pas des phrases ? Non. De toute évidence, elle écrit des phrases, mais des ellipses y apparaissent entre les mots. Autrement dit, les liens qui les unissent disparaissent, sont tus, effacés. Tout se passe comme si la syntaxe — dont la fonction est de relier entre eux les éléments constitutifs du discours afin d’assurer la circulation du sens à travers les phrases — liait entre eux des segments dont les rapports, en raison des ellipses, restaient tapis à l’ombre des mots. De même, à l’intérieur d’un vers ou de petit groupe de vers, les mots semblent se suivre sans être en tout et partout éclairés par le contexte où ils se succèdent.

La rareté des mots, la brièveté des poèmes vont souvent de pair avec les deux types de discrétion dont il est question. On voit des poètes noyer le sens de leurs poèmes dans des fleuves intarissables ; ils étourdissent leurs lecteurs avec mille et un feux d’artifice. Martine Audet procède autrement. En réalité, le sens au cœur de ses poèmes est bien loin de s’avérer absent. Il demande seulement d’être découvert au moyen de lectures attentionnées. Et encore, le sens sera-t-il alors en grande partie tributaire de la collaboration du lecteur ou de la lectrice. Il en va dans À toute heure comme dans tous les recueils, la main qui écrit trace des mots qui essaiment dans des sens variables, au gré de qui en vient à les saisir. Or certains lecteurs se préoccupent moins des significations que de la seule beauté des mots, préférant s’en tenir à ce qu’évoquent les poèmes, à ce qui en eux est « soluble dans l’air », aux dessins que font les mots sur la page, aux portes du rêve qu’ils entrouvrent.

Rêve. C’est bien là le maître-mot du recueil, de ce recueil qui dans sa profonde modestie charrie des richesses inouïes.

À toute heure, la mort peut venir nous chercher. À toute heure, toutes sortes de choses peuvent se produire. Or nous sommes ici sur le terrain du rêve, dans une zone du monde réel qui est à la fois obscure et lumineuse. Je les sors de leur contexte, mais voici deux vers qui disent ce que je crois voir à l’œuvre dans ce recueil et qui à mes yeux révèle la nature de la quête de la poète : « Est-ce, entre toutes / la place des mystères ? » Voilà, elle interroge des mystères. Il y a quelque chose de mystérieux dans ce recueil, et aussi dans les vies que nous menons. Je pense que les mots de Martine Audet tendent à souligner ce mystère, à le débusquer. Nous vivons à même la mort, pourrais-je dire. La frontière n’est pas étanche qui nous en sépare. Chose certaine, la mort ici occupe une place centrale. Elle apparaît dès le poème liminaire.

Il suffit de dire que chaque nuage est une respiration.
Une fois dit, il faut les formes et les usages,
un amas de pierres, la redoutable dépouille.
Mais aussi quelque chose du sujet tendre
— roses pétries de roses —
un monde comme réponse au mystère.

Tout cela est quelque peu énigmatique ; le mot mystère n’est pas fortuit. Le premier vers ouvre l’espace, montre un ciel très au-dessus dont chaque nuage correspond peut-être à la respiration de la dépouille dont il est question au troisième vers, avec cet amas de pierres faisant songer à un cimetière, et sans omettre ici les roses de circonstance ornant le monument ou que portent dans leurs mains les endeuillés, ainsi que les usages prescrits lors d’une mise en bière, ceux de la cérémonie, avec les discours funèbres évidemment appropriés.

Je ne passerai pas en revue tous les poèmes, mais le second apporte une précision qu’il me faut rapporter. On la trouve dans les deux derniers vers : « À toute heure, / je suis capturée. » Capturée ? On s’interrogera. Est-ce la mort qui nous captive, dans tous les sens du mot ?

Dans le vers précédent, nous pouvions lire ceci : « Dors, bête à crânes. » Qu’est une bête à crânes ? Je l’ignore. Cependant, d’autres passages du recueil évoquent des bêtes, ou la bête. Un peu avant la fin, du recueil, un très beau poème contient un passage tout ténu de lyrisme : « Oh ! Pauvre bête ! // Tes crânes sont le refrain / des chutes étoilées. »

Mais revenons au passage précédent : « Dors, bête à crânes. // À toute heure, / je suis capturée. » Ce sera durant le sommeil que le rêve se manifestera. Il prendra la parole pour faire des recommandations à la poète, lui offrir des conseils. Cette dernière écrit : « J’étais seule / et ma langue sortait / d’un rêve. » Les poèmes du recueil ont partie liée avec le rêve. Ils sont écrits dans un état similaire, en phase avec le rêve. La poète parle à son rêve : « Et, à mon rêve, je dis : / relève l’ombre / des arbres. » Pour plus de ciel ? Pour davantage de lumière ? Et s’agit-il ici des grands arbres dont les feuillages touffus recouvrent les pierres tombales ?

Puis, après avoir recommandé au « je » du poème de glisser son « âme entre les astres », quelques poèmes plus loin, le rêve reprend la parole pour dire : « approche des rives / de ton mal. » Voilà qui est loin d’être insignifiant. On le voit, la poète navigue en eaux troubles. Le poème dont sont extraits ces vers mérite comme tant d’autres d’être entièrement retranscrit.

Que fallait-il briser ?  
Que me faut-il étreindre ?

Vais-je, pour d’autres étoiles,
taire ma nuit ?

Le rêve dit : approche des rives
de ton mal. 

Parmi les images,
le monde est un morceau de mer
inégalé.

Le rêve prendra la parole aussi pour recommander à la poète de se tenir « sous l’empreinte / des lumières », de croire « aux ailes d’obscurité » et de ne pas craindre « l’écart ». La poète ne sera pas en reste. Elle lui demandera de calmer les mots de son heure et finalement elle lui dira ceci : « attache mon nom / sous l’arbre. » Comment ne pas songer une fois encore à un cimetière, à un nom qui sera inscrit sur la pierre, sous un arbre ? Comment ne pas y songer ? Facilement. Il est facile de penser à tout autre chose. Il suffit de suivre d’autres pistes que celles que ma lecture m’a permis de mettre à jour.

Chemin faisant, on se montrera attentif à ce qui a trait aux nuages, aux pierres, au cœur, aux oiseaux, aux os qui avec les crânes témoignent peut-être d’un tout autre phénomène que la mort, à la main qui cherche à « raviver l’ombre », aux chevaux qui galopent d’un poème à l’autre, surtout peut-être à différents passages où la poète parle des mots : « Faut-il, en chaque mot, / habiter les mots, // tout le désordre / du poème ? » Voilà une question qui mérite réflexion et dont la lumière éclaire peut-être la pratique de la poésie chez Martine Audet. On sera également sensible à la présence des arbres et de la pluie  — combien de magnifiques choses sont dites à son sujet. Lisez plutôt et savourez.  

Quelles étaient mes promesses ?

Que sont-elles maintenant ?

Suis-je pareille aux pluies
qui retombent sur elles-mêmes ?

Dans un livre, je lis :
j’ai ta mort.

Les mots ont donc un visage.

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

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