
Ce que je sais
est la foi d’un poème
Paul Verlaine dans son poème intitulé « Art poétique » atténuait les mérites alors séculaires de la rime et du vers régulier. Le vers impair — il mettait une majuscule à ce mot — favorisait selon lui la musicalité. Martine Audet pratique le vers libre. Si sa poésie est agréable à l’oreille, ce n’est cependant pas en raison de l’Impair. Davantage que la musique, ce sont les arts visuels qui se rapprochent de sa poésie — les liens étroits entre ses poèmes et les dessins qui les accompagnent ne peuvent être passés sous silence, ils sont éloquents : poèmes et dessins dialoguent entre eux tout comme le font dans le recueil le rêve et la poète. En effet, en maints passages, le rêve prend directement la parole pour s’adresser à la poète ; celle-ci l’interpelle également.
Rien n’est sans doute plus parlant que le rêve, ou davantage révélateur. Que révèle précisément le rêve ? Cela reste difficile à dire, mais c’est sans doute le poème qui, grâce à une certaine forme de traduction, de translation, permet le plus de se rapprocher des vérités que le rêve dévoile et d’appréhender ses réalités aux contours toujours indécis. Le poème, en tout cas chez Martine Audet, semble y parvenir.
L’Impair se montrait « Plus vague et plus soluble dans l’air, / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. » Selon Verlaine toujours, ce type de vers rendait possible l’alliance du « Précis » et de « l’Indécis ». Or le précis n’est pas une propriété de l’univers de la poésie. Laissons à la science le souci de la précision, la méthode poétique étant d’une nature plus souple, qui justement se rapproche du rêve et du type de dessins que pratique la poète. De même que la représentation dans ses dessins n’a rien de clairement identifiable, le sens de ses poèmes entretient avec le contenu des mots qu’ils libèrent des rapports qui ultimement en viennent à reposer sur l’interprétation que peut en faire le lecteur.
Les poèmes de Martine Audet paraissent émaner d’un certain silence et chercher à y retourner, comme si le sens y était brouillé. Mais c’est là une impression. La discrétion est cause de cette impression. Discrétion dans les deux sens du mot, dont le plus familier : celui relatif aux personnes ou aux gestes voilés par une certaine pudeur, une certaine retenue à tout le moins. Cette discrétion s’oppose à ce qui est ostentatoire. Or il est question aussi en linguistique d’éléments discrets. Un phonème, un morphème, un mot sont des éléments discrets. La poésie de Martine Audet se rapproche du murmure. La poète fuit l’éloquence, les imposantes rhétoriques, l’hyperbole et les grandes envolées. En cela, sa poésie se montre discrète. Par ailleurs, la poète ne révèle pas tambour battant les sentiments ou les idées qui l’animent. Pas d’exhibitionnisme chez elle. Ajoutons la simplicité, la presque nudité de son verbe, la parcimonie avec laquelle sont déposés les mots sur la page. À tel point qu’on pourrait croire faire face justement à des éléments discrets : des mots quasiment séparés les uns des autres. Est-ce à dire que l’auteure n’écrit pas des phrases ? Non. De toute évidence, elle écrit des phrases, mais des ellipses y apparaissent entre les mots. Autrement dit, les liens qui les unissent disparaissent, sont tus, effacés. Tout se passe comme si la syntaxe — dont la fonction est de relier entre eux les éléments constitutifs du discours afin d’assurer la circulation du sens à travers les phrases — liait entre eux des segments dont les rapports, en raison des ellipses, restaient tapis à l’ombre des mots. De même, à l’intérieur d’un vers ou de petit groupe de vers, les mots semblent se suivre sans être en tout et partout éclairés par le contexte où ils se succèdent.
La rareté des mots, la brièveté des poèmes vont souvent de pair avec les deux types de discrétion dont il est question. On voit des poètes noyer le sens de leurs poèmes dans des fleuves intarissables ; ils étourdissent leurs lecteurs avec mille et un feux d’artifice. Martine Audet procède autrement. En réalité, le sens au cœur de ses poèmes est bien loin de s’avérer absent. Il demande seulement d’être découvert au moyen de lectures attentionnées. Et encore, le sens sera-t-il alors en grande partie tributaire de la collaboration du lecteur ou de la lectrice. Il en va dans À toute heure comme dans tous les recueils, la main qui écrit trace des mots qui essaiment dans des sens variables, au gré de qui en vient à les saisir. Or certains lecteurs se préoccupent moins des significations que de la seule beauté des mots, préférant s’en tenir à ce qu’évoquent les poèmes, à ce qui en eux est « soluble dans l’air », aux dessins que font les mots sur la page, aux portes du rêve qu’ils entrouvrent.
Rêve. C’est bien là le maître-mot du recueil, de ce recueil qui dans sa profonde modestie charrie des richesses inouïes.
À toute heure, la mort peut venir nous chercher. À toute heure, toutes sortes de choses peuvent se produire. Or nous sommes ici sur le terrain du rêve, dans une zone du monde réel qui est à la fois obscure et lumineuse. Je les sors de leur contexte, mais voici deux vers qui disent ce que je crois voir à l’œuvre dans ce recueil et qui à mes yeux révèle la nature de la quête de la poète : « Est-ce, entre toutes / la place des mystères ? » Voilà, elle interroge des mystères. Il y a quelque chose de mystérieux dans ce recueil, et aussi dans les vies que nous menons. Je pense que les mots de Martine Audet tendent à souligner ce mystère, à le débusquer. Nous vivons à même la mort, pourrais-je dire. La frontière n’est pas étanche qui nous en sépare. Chose certaine, la mort ici occupe une place centrale. Elle apparaît dès le poème liminaire.
Il suffit de dire que chaque nuage est une respiration.
Une fois dit, il faut les formes et les usages,
un amas de pierres, la redoutable dépouille.
Mais aussi quelque chose du sujet tendre
— roses pétries de roses —
un monde comme réponse au mystère.
Tout cela est quelque peu énigmatique ; le mot mystère n’est pas fortuit. Le premier vers ouvre l’espace, montre un ciel très au-dessus dont chaque nuage correspond peut-être à la respiration de la dépouille dont il est question au troisième vers, avec cet amas de pierres faisant songer à un cimetière, et sans omettre ici les roses de circonstance ornant le monument ou que portent dans leurs mains les endeuillés, ainsi que les usages prescrits lors d’une mise en bière, ceux de la cérémonie, avec les discours funèbres évidemment appropriés.
Je ne passerai pas en revue tous les poèmes, mais le second apporte une précision qu’il me faut rapporter. On la trouve dans les deux derniers vers : « À toute heure, / je suis capturée. » Capturée ? On s’interrogera. Est-ce la mort qui nous captive, dans tous les sens du mot ?
Dans le vers précédent, nous pouvions lire ceci : « Dors, bête à crânes. » Qu’est une bête à crânes ? Je l’ignore. Cependant, d’autres passages du recueil évoquent des bêtes, ou la bête. Un peu avant la fin, du recueil, un très beau poème contient un passage tout ténu de lyrisme : « Oh ! Pauvre bête ! // Tes crânes sont le refrain / des chutes étoilées. »
Mais revenons au passage précédent : « Dors, bête à crânes. // À toute heure, / je suis capturée. » Ce sera durant le sommeil que le rêve se manifestera. Il prendra la parole pour faire des recommandations à la poète, lui offrir des conseils. Cette dernière écrit : « J’étais seule / et ma langue sortait / d’un rêve. » Les poèmes du recueil ont partie liée avec le rêve. Ils sont écrits dans un état similaire, en phase avec le rêve. La poète parle à son rêve : « Et, à mon rêve, je dis : / relève l’ombre / des arbres. » Pour plus de ciel ? Pour davantage de lumière ? Et s’agit-il ici des grands arbres dont les feuillages touffus recouvrent les pierres tombales ?
Puis, après avoir recommandé au « je » du poème de glisser son « âme entre les astres », quelques poèmes plus loin, le rêve reprend la parole pour dire : « approche des rives / de ton mal. » Voilà qui est loin d’être insignifiant. On le voit, la poète navigue en eaux troubles. Le poème dont sont extraits ces vers mérite comme tant d’autres d’être entièrement retranscrit.
Que fallait-il briser ?
Que me faut-il étreindre ?
Vais-je, pour d’autres étoiles,
taire ma nuit ?
Le rêve dit : approche des rives
de ton mal.
Parmi les images,
le monde est un morceau de mer
inégalé.
Le rêve prendra la parole aussi pour recommander à la poète de se tenir « sous l’empreinte / des lumières », de croire « aux ailes d’obscurité » et de ne pas craindre « l’écart ». La poète ne sera pas en reste. Elle lui demandera de calmer les mots de son heure et finalement elle lui dira ceci : « attache mon nom / sous l’arbre. » Comment ne pas songer une fois encore à un cimetière, à un nom qui sera inscrit sur la pierre, sous un arbre ? Comment ne pas y songer ? Facilement. Il est facile de penser à tout autre chose. Il suffit de suivre d’autres pistes que celles que ma lecture m’a permis de mettre à jour.
Chemin faisant, on se montrera attentif à ce qui a trait aux nuages, aux pierres, au cœur, aux oiseaux, aux os qui avec les crânes témoignent peut-être d’un tout autre phénomène que la mort, à la main qui cherche à « raviver l’ombre », aux chevaux qui galopent d’un poème à l’autre, surtout peut-être à différents passages où la poète parle des mots : « Faut-il, en chaque mot, / habiter les mots, // tout le désordre / du poème ? » Voilà une question qui mérite réflexion et dont la lumière éclaire peut-être la pratique de la poésie chez Martine Audet. On sera également sensible à la présence des arbres et de la pluie — combien de magnifiques choses sont dites à son sujet. Lisez plutôt et savourez.
Quelles étaient mes promesses ?
Que sont-elles maintenant ?
Suis-je pareille aux pluies
qui retombent sur elles-mêmes ?
Dans un livre, je lis :
j’ai ta mort.
Les mots ont donc un visage.
