
Depuis presque trente ans, Christophe Condello écrit et publie des ouvrages de poésie. Son récent Théorème de l’inachèvement est sa septième publication. Il se pourrait que ce nouveau recueil soit son meilleur. J’ai lu et apprécié par le passé quelques titres du poète, mais j’avoue que son dernier opus me séduit tout particulièrement. On y trouve les mêmes qualités que dans ses autres ouvrages ; mais, j’ignore à vrai dire s’il y a lieu d’avancer que le poète en soit venu ici à se surpasser — c’est là en tout cas mon impression. Il me semble que l’art de Condello s’est approfondi, ou peut-être tout simplement en suis-je venu au point où me voici enfin apte à cueillir des fruits que je juge aujourd’hui franchement parvenus à maturité.
Les poèmes sont ici plutôt brefs. Un des plus longs se trouve en ouverture du recueil : douze vers dans la première strophe, quatre dans la seconde. Certaines lignes de ce poème comptent uniquement deux petits mots. Dans le reste de l’ouvrage, seul le dernier poème est aussi long, il contient le même nombre de vers ; un plus grand nombre de strophes a cependant pour effet de l’allonger sur la page. À cette relative brièveté s’ajoute l’économie du style. Là où certains poètes font peu de phrases, se contentant presque d’aligner des mots, évitant de les relier entre eux par des verbes et des épithètes, etc., Condello n’hésite pas, lui, à écrire des phrases complètes, du reste, syntaxiquement rigoureuses. Ses énoncés sont toutefois plutôt sobres, laconiques. Rien de lourd dans son discours, aucune grandiloquence, pas d’effets de manche. La retenue est la marque principale de ce dispositif formel. Tout y est simple, on pourrait dire naturel, mais d’un naturel tenant l’oralité à distance, le verbe faisant ici constamment l’objet d’une métamorphose poétique.
Condello ne parle ni de la pluie ni du beau temps. Souvent la simplicité du discours va de pair avec la simplicité des choses dont on parle. Le locuteur alors décrit en termes simples la campagne, parle des oiseaux, évoque les sentiments les plus communs. Mais un poète peut aussi traiter de métaphysique, d’éthique ou de spiritualité en décrivant le cours des nuages dans le ciel, en employant les mots de tous les jours et en les enfilant les uns à la suite des autres sans trop heurter les conventions les plus usuelles. C’est le cas ici. Condello aborde des sujets plutôt graves en n’appuyant jamais fortement sur les mots. La légèreté de son discours contraste avec le poids des choses de la vie suscitant ses méditations. Nous pourrions parler ici d’un certain classicisme de l’expression, à coup sûr de pondération. Mais attention ! Cela dit, nous ne retournons pas avec ses poèmes dans le sillage d’un Malherbe et ce n’est pas, je crois, la recherche de la pureté du langage poétique qu’entreprend de ressusciter le poète. Néanmoins, nous sommes avec ses poèmes à mille lieues de la surenchère, du désordre langagier ou de l’indigence en matière d’écriture.
À qualité du verbe, qualité du propos. Condello a des choses à dire. Pour bien l’entendre, encore faut-il prêter une oreille attentive. S’il n’y a rien de franchement hermétique dans ses écrits, ceux-ci pour autant ne livrent pas leurs messages au grand jour. Si je dis « messages », bien entendu, je ne réfère pas à quelque prosélytisme, du moins qui soit ostentatoire. Certes, l’humaniste ne peut réfréner son besoin de choisir son camp et de manifester ses couleurs, notamment au sujet des rapports hommes-femmes. Il ne le crie pas sur tous les toits, mais si quelques-uns prétendaient naguère que la femme était l’avenir de l’homme, il est clair qu’à ses yeux elle en soit devenue aujourd’hui le présent : son témoignage à cet effet est univoque. Si tout cela s’entend clairement, ce n’est pas d’emblée que le poète livre son propos. Il procède par touches. Çà et là, il sème des graines de sens. Lesquelles se développent au fur et à mesure où le texte se déploie. Prenons, par exemple, les poèmes de la première partie. Celle-ci s’intitule « Tout cet hier en nous ».
Une épigraphe de Leonard Cohen se lit comme suit : « Il y a une fissure en toute chose / c’est ainsi qu’entre la lumière ». Prendre connaissance d’un ouvrage de poésie n’interdit en rien d’y papillonner d’abord en grappillant, au hasard des pages tournées, des éléments qu’on prendra éventuellement soin de remettre à leur place, afin de respecter la cohérence et la cohésion de l’ensemble.
Les premiers poèmes de cette suite ont vite fait d’établir qu’ils constituent un tombeau. Or ils n’identifient pas immédiatement la personne dont on porte le deuil. Ainsi, parce que j’avais parcouru le livre en tous sens avant d’entreprendre de le lire plus sérieusement, la curiosité m’avait conduit à découvrir le tout dernier poème du recueil. Comme les derniers mots de ce touchant poème consistent en une dédicace posthume adressée au père, j’avais cru en reprenant le recueil depuis le début que le « tu », le décédé, le mort honoré dans la première partie était le père de l’auteur. C’était plutôt, j’allais le découvrir sous peu, d’un père spirituel qu’il s’agissait. Je dus tourner plusieurs pages avant d’en avoir le cœur net. Bref, si le poète opte pour la limpidité, cela n’a pas pour conséquence que la simplicité de ses vers les rende immédiatement transparents. Le référent du « tu » à qui il s’adresse n’apparaît nulle part dans le premier poème, ni dans les suivants d’ailleurs. Il faut attendre, et ce n’est pas alors une attente vaine, dépourvue de sens ou d’intérêt … attendre, dis-je, un indice. Le voici. Deux prénoms. Ils apparaissent au début d’un poème.
Adam et Lorca
se regardent
mettre la clé sous la porte
du ciel
Alors, voilà. Il s’agit, pense-t-on, des fils du poète. Ils sont en deuil de leur grand-papa. Et l’on poursuit la lecture. Au prochain poème on découvre des vers posant une saisissante question : « La mort existe-t-elle / ou est-ce la fin / de la gravité ». Puis, d’autres beaux poèmes, parfois émouvants : « Là où tu es / les nuages déferlent / par vague / un soleil fragile / pleure / sur un banc anonyme ». Et enfin, ceci : « Tu as été enterré / il y a quatre jours ». Ce sont là, se dit-on encore une fois, de beaux adieux faits à un père en allé.
Cependant, beaucoup plus loin, on lit un poème qui commence ainsi : « Une peinture de toi / illumine la ville ». Voilà qui, peut-être tardivement — avions-nous été distraits ? —, voilà qui met la puce à l’oreille. Oui, on se souvient alors des vers mis en épigraphe. Et si ce n’était pas du père qu’il s’agissait ? Le dernier poème de la suite vient bientôt confirmer que l’hommage funèbre concerne Leonard Cohen : « Montréal / cimetière de la congrégation juive Shaar Hashomayin / nous avons des fleurs dans le regard / un poète n’est plus ».
La seconde partie du recueil s’intitule « Jérusalem ». Déjà, antérieurement, le champ lexical du sacré, voire du religieux, se rencontrait dans les poèmes de la première partie. C’est encore le cas ici, comme dans tout le reste du recueil. À des mots comme « ressuscitera », « ciel », « âme », « piété » et « paradis » (mais surtout au propos lui-même, marqué par une ouverture à du sens plus grand et non pas restreint au sens qui « physiquement » et ici-bas se peut étreindre), succèdent dans le reste du recueil d’autres mots en lien direct avec le religieux et le spirituel. Dans cette seconde partie, c’est l’incursion, la visitation au cœur de la ville sainte qui témoigne de cette ouverture d’âme et d’esprit à l’œuvre chez le poète. « L’aube s’agenouille ». Ne serait-ce que pour découvrir des poèmes comme le suivant, il faut ouvrir ce livre et bien accueillir sa parole :
Une parole seule
lancée dans le vent
frisonne
trois fois le silence
des arbres
l’honore
qui
de nous
ou de la pluie inconsolable
au rythme des naissances
s’élèvera
La troisième partie s’intitule « Vous ». Deux pronoms se la partagent. Ces deux pronoms sont mis en vis-à-vis, comme en un profond dialogue remontant à la nuit des temps et prenant aujourd’hui tout son sens. C’est une histoire qui est évoquée, celle des rapports qu’entretiennent les hommes et les femmes. C’est surtout la suite des choses qui est envisagée.
Vous libérez nos nuages
là où la nuit se fissure
nous renaîtrons
une énième fois
Pourquoi le taire ? Les poèmes ici encore sont tout simplement beaux. Qu’est-ce que j’entends par « beau » ? Je veux dire que ces poèmes sont porteurs du ciel qui est là au-dessus de nos têtes, avec son bleu témoignant de l’éclaircie, qui pour les uns est le sacré ou Dieu lui-même, et pour les autres, une manière de surcroît de sens qui nous fait poursuivre nos vies sur la voie de la réconciliation, de la réparation, d’un incertain avènement de la paix advenant à force de persévérance. Alors, quelque chose peut prendre sens dont témoignent les vers suivants : « vous et nous devenons / autre et autrement ». Et ceci : « vos gestes initient / une guérison ».
Dans « Fleurs de givre », dernier grand chapitre du recueil, le poète pose, comme partout ailleurs du reste, de nombreuses questions. Elles ouvrent à plus grand, à un élargissement de la conscience, à cette éclaircie, sorte de vivante entéléchie, résolution en quelque sorte du théorème de l’inachèvement donnant son titre au recueil : « drapés dans le vertige / ramasserons-nous / le casse-tête de nos vies / avant qu’il ne soit trop tard ». Le lexique ayant trait aux questions morales semble ici encore plus important que dans le reste de l’ouvrage : « Il y tant de menhirs / qui jonchent nos fautes ». Ces diverses questions et préoccupations témoignent de l’acuité du regard posé par le poète sur notre condition humaine. L’essence, le sens de l’existence, la valeur de nos vies sont les objets de sa quête.
Il avait écrit ce qui suit dans un des derniers poèmes de la section précédente : « nous habiterons pour toujours / un pays d’été ». Voilà où pointe l’aiguille de la boussole morale du poète. Sans doute est-ce la raison pour laquelle il est à maintes reprises question du nord dans ses poèmes. Bien entendu, ne le forçons pas à dire ce qu’il ne dit pas ; toutefois, une chose est certaine, la flèche de son arc a pour destin d’atteindre ce point où se réalise une éclaircie, là, dans « un pays en été ». Or tout cela n’est possible qu’en retrouvant en soi un certain passé. Le chemin paradoxalement y conduit. C’est une manière d’état idéalisé de l’enfance retrouvée, d’une pureté initiale, claire comme l’eau lustrale du grand baptême de la naissance : « Une goutte d’enfance / sur la joue // c’est le chemin qui nous crée / parfois / à reculons ». Le passé interrogé, remémoré, revivifié, instruit l’être que nous devenons en remontant le fil du temps : « une enfance retricotée / change nos feuillages / nacre de douceur / la mémoire / de nos insuffisances ».
Le projet de Condello embrasse la métaphysique de l’être, le sacré de la vie, le politique et le social. Du changement s’impose, de la réparation : « nous prenons la mesure / des forces imperceptibles / des saisons passées / entre perturbations et catastrophes ». Ces catastrophes sont à la fois personnelles et collectives. Le poète fait allusion aux guerres, aux débordements tout en gardant le cap sur l’éclaircie : « nous avons à pousser encore / sur le limon de la lumière ».
À genou nos prières
pataugent
en toute direction
comme un théorème
inachevé

Un immense merci Daniel pour ta lecture sensible et éclairée de Théorème de l’inachèvement.
Tes mots lucides et généreux m’ont profondément touché.
Recevoir de si beaux commentaires d’un poète et critique aussi estimé est un réel honneur.
Cela donne souffle et sens à mon travail d’écriture.
Merci du fond du cœur pour cette reconnaissance précieuse et amicale.
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Ami, Christophe. J’ai aimé lire ton recueil et pris grand plaisir à le décrire le plus objectivement possible. Merci pour tes bons mots, merci de dire aimablement merci.
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