
Cofondateur des Compagnons de Saint-Laurent, secrétaire général de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, journaliste, fondateur de l’Ordre du Bon-Temps et, entre autres, recherchiste à Radio-Canada, Roger Varin aura exercé en son temps un rôle des plus importants. Sa fille, Claire Varin, aura contribué dans un livre paru aux Éditions Fides en 2012 à le faire sortir de l’ombre relative où le relègue encore aujourd’hui une oublieuse postérité. Ceux qui n’ont pas lu Un prince incognito, Roger Varin le découvriront par moments dans le récit que, cette fois-ci, Claire Varin consacre tout particulièrement à sa mère, l’épouse de Roger. Après la célébration du père vient celle de Jacqueline Rathé.
Si son père était un prince, sa mère ne fut pas que reine du foyer. Le cliché veut que derrière tout grand homme se cache une grande femme. Jacqueline était assez grande pour ne pas se cacher derrière quiconque. Elle se tenait en pleine lumière aux côtés de son mari. Du reste, elle n’avait pas attendu de faire sa rencontre pour entreprendre elle-même des travaux d’envergure. Sa feuille de route impressionne. Dès son plus jeune âge, la jeune fille manifeste des dons, une insatiable curiosité, une grande soif de justice. En classe, elle est une brillante élève.
Bientôt, la jeune femme s’implique activement dans le Québec d’avant la Révolution tranquille, œuvrant notamment au sein de la Jeunesse étudiante catholique, y assumant la présidence de journées d’étude à seulement vingt ans, puis travaillant enfin comme journaliste et conférencière, se vouant corps et âme à la promotion d’une spiritualité laïque et d’un catholicisme social.
Par la mère est un ouvrage singulier, instructif à plus d’un titre, fort divertissant, et passionnant même, ne serait-ce qu’en raison des êtres de passion que Claire Varin y fait revivre. C’est en passant par la mère, en examinant soigneusement l’arbre généalogique des Rathé, aux branches ornées de personnages illustres, que l’écrivaine remonte dans le temps afin de brosser le portrait de sa mère, dans l’espoir que dans les traits effacés des ancêtres puissent se préciser quelque peu le visage de sa mère et incidemment le sien propre. Ouvrage singulier parce que fourmillant de facettes diverses, reliées cependant par un centre que toutes rejoignent afin de réaliser ce portrait.
Claire Varin poursuit un objectif que jamais elle ne perd de vue, quand bien même au fil de ses pérégrinations dans l’espace et le temps elle semble s’en éloigner, quittant alors les parages de la mère pour éclairer par le passé lointain de ses ancêtres le passé tout récent de Jacqueline. Ce travail d’enquête où elle découvre les racines de sa mère réaffirme en quelque sorte le présent toujours vivant de sa présence. L’Histoire ajoute ici à la mémoire.
Dans le prologue, elle affirme vouloir sortir sa mère de la nuit. Tel est le but qu’elle poursuit. Pour l’atteindre, sa manière est on ne peut plus efficace. La plupart du temps, les ouvrages biographiques posent sous les yeux des lecteurs quelque chose comme un papillon mort, exsangue, dont les ailes ne battent pas. La biographie présente un être fixé dans le temps. On emploie la troisième personne du singulier afin de raconter une existence souvent révolue. Or Claire Varin ne parle pas tout à fait d’une morte, mais plutôt à une morte. Ce faisant, elle ne tient pas sa mère à distance, mais la maintient, la garde présente auprès d’elle. Entretient avec elle une conversation « monologuée ». « Tu » est le premier mot du prologue. La fille s’adresse directement à la mère : « Tu aurais eu bientôt cent ans. Dans la solitude des bois, je suis venue me poser pour être seule avec toi. Tu m’as donné le jour, je veux te sortir de la nuit. » Dans l’épilogue, elle rappellera ce beau projet de vie et d’écriture : « Ce livre sera ton ancienne demeure dans les temps futurs, à toi qui vis maintenant dans l’immensité du hors-temps. »
Par ailleurs, une biographie standard invisibilise la personne du locuteur. Un « je » omniprésent n’y est présent nulle part. Le « je » disparaît derrière le « il » impersonnel. Dans le cas contraire, celui justement à l’œuvre dans Par la mère, un « je » s’adresse directement à son interlocuteur, mort ou vif, quoique toujours vif grâce à la magie du verbe. Le « je » se manifeste pleinement. Ainsi, les deux femmes se trouvent-elles à nouveau réunies : « Tu regrettais de ne pas avoir sondé tes parents de l’Ouest canadien, terre promise à la fin du XIXe siècle. Alors, j’ai pensé t’offrir en chemin faits et gestes de tes ascendants pour te désennuyer dans l’éternité, te bercer avec l’histoire de tes proches avant toi disparue, marcher dans le champ des ancêtres. Tu m’as orienté vers ton oncle et, moi, je veux te conduire auprès de ton quadrisaïeul Seth Warner, mais je retarde le moment. Tu ignorais tout de ce capitaine des Green Mountain Boys et « héros » méconnu de l’Indépendance américaine, hormis son rôle de défenseur des droits des habitants du futur État du Vermont. »
Ce récit, comme on le constate avec cette citation, correspond à une série de déambulations dans l’espace et le temps. Les deux femmes entreprennent un grand voyage, un retour dans le passé plus récent de l’oncle Aimé, personnage haut en couleur de l’Ouest canadien, et dans le plus lointain passé d’un héros américain. Les deux femmes vont ainsi main dans la main.
Elles ne se rendent pas toujours dans les terres lointaines de l’Ouest canadien ou du Nord-Est des États-Unis, au Vermont notamment. Très souvent, au fil du récit, la narratrice rappelle à sa mère des anecdotes de sa vie familiale et professionnelle. Nous sommes alors au Québec. Dans l’intimité d’un foyer, dont Jacqueline est la reine ; mais reine, elle l’est à sa manière, la jeune femme engagée au temps de sa jeunesse n’ayant pas abandonné ses activités de journaliste. On lira avec profit les pages consacrées à son premier militantisme au sein de la Jeunesse étudiante catholique. Comme le mentionne, la narratrice, on évitera alors de proférer des jugements anachroniques. En fait, on réalisera plutôt que les idéaux promus par la jeune Jacqueline, et auxquels sa vie durant elle sera demeurée fidèle, étaient « révolutionnaires ». Ces pages nous font rencontrer d’éminents personnages de notre histoire, les Simone Monet, Michel Chartrand, Gérard Pelletier, Jeanne Sauvé, etc.
Si je saute ici du coq à l’âne, ce n’est nullement par mimétisme. À dire vrai, Claire Varin conduit son récit de main de maître. Aucun de ses sauts dans le temps et l’espace n’est sans conséquence ; toujours elle retombe sur ses pieds, à point nommé, précisément là où l’apparente digression trouve sa résolution. Ses pages résultent d’une composition rigoureuse, quoique souterraine ; le primesautier et le naturel de l’expression ne manifestent pas cette précise orchestration. L’auteure est fort habile à reprendre des fils qu’elle avait abandonnés en cours de route, à les reprendre et nouer dans le tissage de son récit. Elle possède l’art de l’enchaînement, posant ici un élément, le reprenant plus loin, amenant en douce un sujet qu’elle développe par la suite en une succession de cercles concentriques, dont le centre bien entendu est toujours occupé par sa mère Jacqueline.
Son récit englobe à la fois le général et le particulier, le collectif et l’intime. Pour l’intime, pour peindre son portrait, elle rassemble çà et là des éléments de la vie de Jacqueline. Qui était cette femme ? Une première de classe dans son enfance, une petite « tannante », une femme fière tout au long de sa vie, généreuse assurément et fort empathique : « Ton regard sur l’autre était beau. » Ses dons fleurissent tout au long de sa vie adulte : « Maman Smet et toi, en syntonie avec plusieurs de tes collègues, cultivées, intelligentes, avanciez dans l’ombre de votre pendant masculin pourtant souvent admiratif de vos aptitudes intellectuelles. »
Le portrait est ici condensé, je l’esquisse à peine tout comme j’oblitère des scènes de la vie familiale pourtant essentielles à une meilleure compréhension des caractères de Jacqueline et de sa fille. Je sauve cependant de mes négligences ce qui a trait aux animaux avec lesquels la famille Rathé-Varin partageait son quotidien dans les années 1950 et 1960. Je songe au sort que de cruels voisins réservèrent à ses chatons et au chien Bravo, les premiers, jetés dans des sacs de jute dans les eaux de la rivière des Prairies, le second criblé de plombs sous prétexte qu’il furetait sur leur terrain. Nul doute que ces événements auront largement nourri l’esprit de la défenderesse de la cause animale que deviendra plus tard Claire Varin.
Le portrait de Jacqueline pour complet qu’il est se voit complété par l’incursion que fait sa fille dans la vie de ses ancêtres. Tout se tient ici et rien n’est gratuit. Les anecdotes s’avèrent nécessaires et révélatrices. On lit l’avenir dans les boules de cristal. Il est plus pertinent de lire le présent dans les arcanes du passé. Il s’avère que les liens entre la personne de Jacqueline et les personnages peuplant son arbre généalogique sont nombreux et éloquents. Claire voyage. Avec sa sœur Lucie, elle sillonne une grande partie des territoires canadien et américain. Elle entreprend un travail qui la conduit dans des musées, des bibliothèques ; elle consulte des archives, découvre de vieilles photographies, voit des monuments érigés en l’honneur du valeureux colonel des Green Mountain Boys. Son but étant de mieux connaître sa mère, de faire à connaître à celle-ci des pans méconnus de sa lointaine histoire. Ses intuitions sont bonnes, puisque la vie de Jacqueline se trouvera en effet éclairée par le miroir que lui tend alors l’écrivaine. Il s’agit d’un miroir déniché dans les greniers de l’Histoire. Elle le dépoussière. Ou ce sont, si l’on préfère, de vieux portraits qu’elle rajeunit en les ramenant au jour sous les yeux de sa mère. Aimé — député et sénateur, l’oncle qui fut un ardent défenseur des droits des francophones du Manitoba — et Steh Warner ont des traits de personnalité qu’on retrouve chez Jacqueline. Cette dernière n’aura pas démérité de l’héritage qu’ils lui auront légué.
Les liens entre Aimé, Steh et Jacqueline sont nombreux. Dans un témoignage découvert dans un vieux journal, un collègue sénateur d’Aimé affirme qu’il « avait un grand cœur et un robuste bon sens » (du bon sang coulait dans ses veines). Donc, un grand cœur. À ces mots, la narratrice ouvre une parenthèse et s’exclame : « comme toi, Jacqueline ! » C’est là de l’atavisme.
Les faits d’armes reluisants de Seth sont tout à fait impressionnants. On ignore à quoi ressemblait ce héros. La narratrice devra se contenter de dépeindre l’âme et le caractère du quadrisaïeul de Jacqueline. Les pages où l’on voit évoluer le combattant présentent avec brio son courage et la proportion épique des guerres auxquelles il se sera livré. L’homme, admiré par nul autre que George Washington, était d’une grande probité. Le fruit ne tombe pas loin de l’arbre. Son fils, le trisaïeul (Seth Junior) fut franc-maçon : « Le Chevalier Rose-Croix se devait d’assister les personnes en difficulté, de se consacrer à la solidarité, voire à la charité, mot aujourd’hui quasi tombé en disgrâce. Ça me plaît que ton trisaïeul ait été du côté clair des choses, qu’il ait œuvré à ‘‘polir sa pierre’’, c’est-à-dire à s’améliorer et à développer l’écoute et la tolérance face à la diversité — religieuse, professionnelle, politique ou raciale — représentée au sein de la loge même. »
Ce côté clair des choses doit retenir notre attention. Ce qui vaut pour la mère vaut également pour la fille. Le bon sang suit son cours, il irrigue aussi bien l’âme de la mère que celle de la fille. On le voit, la clarté des miroirs se répercute de génération en génération. Cela se confirme dans un autre passage. Claire Varin écrit : « Je suis Seth dans les deux sens du verbe. Je le suis, le pistant, et je suis un peu lui. Il se tient debout en moi. » Ailleurs, on lit : « Je me plais à imaginer avoir hérité, comme toi, de la couleur de ses iris et de son abondante chevelure. »
On apprend beaucoup en voyageant avec Claire Varin. Il y aurait beaucoup à dire au sujet de son récit. Il est souvent émouvant. Un de ses aspects les plus réussis correspond au ton qu’adopte l’écrivaine. Afin de rendre sa mère plus présente, plus vivante, elle choisit de lui parler par écrit : « Je veux juste te parler par écrit. ». Elle précise : « je n’écris pas comme je parle ». Cela n’est pas contradictoire. Tout comme il n’est pas contradictoire que ce récit mené par une « élève appliquée » avec le plus grand sérieux, soit çà et là parsemé de traits d’humour. Claire Varin entend à rire. Elle pratique l’ironie, tout particulièrement lorsqu’elle dénonce des injustices. Sa personne est au cœur du récit et, tout comme Seth qui s’avérait fort habile sur sa monture, et à l’instar de sa mère qui luttait au sein des mouvements laïques, elle mène avec vaillance de nombreux combats. Un peu partout dans le récit, sans pour s’alourdir sur ces sujets, elle réitère ses engagements en faveur des animaux, de l‘écologie et de la cause des femmes.

Une réflexion sur « Claire Varin : Par la mère : Récit : Éditions de La Grenouillère : 2025 : 192 pages »