
« … je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! »
Rimbaud
L’exergue est tiré d’Une saison en enfer. En raison de l’acharnement des incendiaires, la saison qu’évoquait le poète de sept ans semble de nos jours devoir durer éternellement, du moins jusqu’à l’imminente fin des temps, alors que nous « aurons déjà apprivoisé les printemps sans fleurs / et l’absence des animaux qui étonnent. » Nous vivons actuellement à l’ère des incendiaires. Leur règne menace non pas uniquement l’individu, mais l’ensemble de nos sociétés. Mireille Cliche en montre les dévastations à petite et grande échelle, dénonce, en quelque sorte, les ravages aliénant la personne seule, enfermée dans une pièce vide, et atteignant par ailleurs l’ensemble de l’humanité.
Que les timorés s’effacent et que règnent les incendiaires
Nous courons vers la lumière à la lueur des explosions
Avec cet exorde, on se demandera si la poète exprime sa propre révolte. Exhorte-t-elle au soulèvement ? Est-il souhaité que « les timorés s’effacent » ou s’agit-il plutôt d’un constat, voire d’une conjoncture ? À savoir qu’à l’heure où les timorés s’abstiennent d’agir afin d’éteindre les feux, à l’heure où parallèlement sévissent les grandes forces de destruction, nous aspirons tout de même à une improbable lumière. Bref, que cela soit contemporain de l’inaction des timorés et de la violence perpétrée par les incendiaires, une course aux étoiles de l’idéal anime encore une certaine humanité, telle une soif insatiable de justice et de paix, toujours vivante malgré les déflagrations qui déchirent le ciel en substituant leurs lueurs à celle de la lumière tant convoitée.
La suite du premier poème explicite la problématique. Ce climat explosif est à entendre dans tous les sens. Une furie sociale est généralisée, tout se délite à un train d’enfer. Les vers ont trait à des rivières polluées où coulent « des métaux en fusion » ; des inondations engloutissent des cimetières. Face à ce chaos, l’abattement gagne la poète, proche de joindre malgré elle le camp des timorés. Nous assistons dans les derniers vers du poème à son repliement, à sa fatigue. Dans la défaite, elle songe « à penser à autre chose ». Elle cherche un abri.
Ce premier poème donnant son titre au recueil est suivi d’un autre dont le caractère intimiste offre une scène d’intérieur. L’abri contre toute attente ne remplit pas ses offices. Celle qui désirait s’y réfugier est maintenue prisonnière dans son logis ; un hiver qui s’étire indûment l’y oblige. En place d’un chaud soleil, « des oranges gonflées aux stéroïdes » la narguent. Il n’est plus guère question des horreurs contre lesquelles le titre du recueil semblait nous mettre en garde. Le règne des incendiaires ne donnera vraisemblablement pas lieu à un vaste poème épique où seraient abordées les forces qui de toutes parts s’opposent et fracturent notre monde. La poète ne donnera pas à voir des hordes de révoltés défilant dans les rues en brandissant des pancartes et en mettant les villes à feu et à sang. Néanmoins, quelque chose brûle dans les poèmes de Mireille Cliche. À hauteur d’homme et de femme, un mal de vivre sévit, la souffrance des uns étant reliée à celle des autres dans le tissu social de « la courtepointe qui s’effiloche ». L’individu, tel un microcosme, ainsi que dans le précédent recueil de l’autrice, s’apparente à la fourmi. Au regard de l’Univers, du macrocosme, il est le ciron qu’évoque Pascal dans Les pensées ; dans les mots de la poète : « De maisons d’adobe en hôtels-valises / les fourmis changent de nids ». Ailleurs, la poète fait allusion à « la déferlante des travailleurs à l’obstination d’insectes ». Dans notre petitesse, nous savons tout de même qu’au-dessus du sol « des bernaches jappent toujours » ; nous avons conscience de l’immensité de la voûte étoilée, du cosmos : « C’est du sol qu’il faut parler aux étoiles / boire le lait de la nuit ». Mireille Cliche établit un rapport entre l’ici fermé de l’immanence (la chambre vide) et la conscience toute spirituelle que nous avons d’un au-delà qui, sans être nécessairement religieux, est le fruit d’une transcendance élaborée dans l’imaginaire et le symbolique. Il y aurait plus élevé que cet ici maintenant en proie au déraillement, au délitement. Il est possible d’aspirer à quelque chose qui serait la vraie vie, celle qui mentalement se trouve ailleurs, dans l’autrement, au niveau d’un accord avec les forces vives grâce auxquelles nous aspirons à transformer le monde ou du moins à améliorer notre rapport à notre monde.
Mais un tel délire philosophique, ce type d’aspiration que je viens d’évoquer et que la poète exprime à sa manière, à sa belle manière, devrais-je ajouter, cette reconstruction du monde (« Nous reconstruisons un monde »), il aurait été préférable, nous confie-t-elle, de ne pas se sentir obligés de le penser, de l’entreprendre. Il eût été préférable de ne pas avoir à chercher « le chemin silencieux qui ondule entre les astres ». Les bernaches changent de territoire, migrent à la recherche d’« une ouverture pour la fuite ». Or la poète écrit : « Je ne voulais pas m’envoler / je voulais marcher sur un sol qui me soutienne jusqu’à la fin ». Sans qu’il soit besoin de recourir à l’envolée transcendantale, c’était et ce serait encore sur la terre ferme qu’elle désire vivre, et non dans les étoiles imaginaires. Ce n’est pas en vue de l’utopie que le réel force à créer de toutes pièces.
Un avenir fermé fait rêver d’un passé où tout semblait plus ouvert. À la fin de la première section, on lit ces vers terrifiants : « L’avenir pourtant se transmettait / de coeur à coeur de main à main ». Terrifiant parce que la transmission est désormais irréalisable. Si l’on parvenait à « avancer à rebours », en reculant d’un tout petit siècle, on retrouverait le monde où vivaient « Éva la sèche » et « Colette la solaire ». On se plaît Ici à imaginer que ces femmes furent les grands-mères de la poète. Cette dernière nous fait entrer dans leur univers. Elles connaissaient l’humble quotidien, menaient une existence simple comme du vrai bon pain de ménage ; elles entretenaient avec l’Histoire des rapports que l’on peut croire plus harmonieux, assurément moins complexes que les nôtres. Une espèce de paysannerie alors perdurait même au coeur de la vie urbaine. Ces femmes s’adonnaient à des travaux de couture, de tricot : « Chez elles les chandails troués / les ventres sans fond et la chaleur à refaire / lestaient de leur poids l’enchaînement des jours ». On aura noté au passage la toute simple subtilité avec laquelle la poète témoigne de la faim et du froid que devaient combattre ses ancêtres. Parlant de ces femmes d’antan, elle poursuit : « Elles tressaient les fils / conduisant des uns aux autres ». Les vêtements qu’elles préservaient de l’usure du temps en les reprisant passaient des uns aux autres, de génération en génération, ou presque. Un tel rapport au temps s’est perdu. L’horloge semble sur le point de sonner le coup de minuit.
La première section du recueil s’intitule « Nous aimions la longueur des nuits ». Ce titre est emprunté à l’incipit d’un magnifique poème. Trois autres sections font suite : « Pourtant danser », « Carrefour des solitudes » et « Autoportraits en compagnie ». À vrai dire, nous avons affaire à des suites poétiques. Les rapports entre chacune de ces suites ne s’établissent pas de façon linéaire. Elles se suivent sans être étroitement liées les unes aux autres. Leur trait commun se situe dans la voix de la poète, dans la présence qu’incarne sa voix. D’une suite à l’autre, c’est toujours d’autre chose qu’il s’agit. Dans la seconde, dédiée à Françoise Sullivan, le règne des incendiaires se fait discret. La poète nous conduit au Japon, dans un monastère, puis à Hiroshima dans un musée où se trouvent des « tricycles tordus » à la suite du bombardement tragique, exponentiellement incendiaire, qui a dévasté la ville.
Le « Carrefour des solitudes » nous entraîne ailleurs. C’est dire que le recueil, dont l’unité indiscutable repose principalement sur l’unicité de la voix, fait montre d’une remarquable diversité. Le tout est varié, quoique toujours relié à de l’incendiaire, ici à l’échelle réduite de l’individu, celui que la force, ou devrions-nous dire la faiblesse de l’âge, conduit fatalement dans un mouroir. Comme la poète, toutefois sans démesure aucune, parvient à nous émouvoir ! « L’heure n’est plus aux projets », alors que « la maladie nous cerne et nous épie ». Un très beau poème est dédié à « ceux et celles qui vieillissent dans les corridors ». Son titre évoque une cruelle réalité : « Débarras ». Il commence ainsi : « Je vide une maison puis une autre / puis une autre encore / encombrée d’objets / laissés par des fantômes ». Dans sa sobriété, ce poème exprime mieux que toute envolée lyrique l’emprise du vide que laisse derrière elle l’absence des êtres chers : « Les vêtements sortent des penderies s’accrochent à moi / les cintres se lancent au sol / me supplient de ne rien jeter ». Cette « femme qui s’éloigne / ses pas lèges sur le temps », sans doute est-ce la mère de la narratrice.
Elle vient d’une histoire qu’il lui a fallu désapprendre
une boîte de biscuits après l’autre
Maintenant tout s’effrite
ses clés sont dans le caniveau
La dernière suite, « Autoportraits en compagnie », nous met justement en compagnie de nouveaux personnages. La présence des autres dans les poèmes de Mireille Cliche confère un surcroît de vérité aux sentiments qu’elle exprime. Ce qui unissait ces personnes se détisse peu à peu. Les vêtements que cousaient jadis les grands-mères et ceux qui suppliaient d’être épargnés lors du débarras fatidique disparaissent, emportés à l’occasion des grands départs. On se trouve « dans la chambre de l’attente » : « Puis la mort s’est préparée / lissant les draps rapprochant les murs / et les fils qui me scellaient la bouche / se sont mis à fondre ». Mais il est trop tard pour s’expliquer, pour s’entendre. La parole est prise comme pour soi seule. L’autre vient de quitter le monde : « la parole s’amorçait inutile ». Cette dernière scène est tragique ; sa théâtralité est toutefois contenue. En fait, tout est juste et contenu chez Mireille Cliche. Cette poète n’en rajoute jamais. Ses mots sobrement disent l’essentiel, sans que jamais elle ne surcharge sa voix. Son écriture est pleine qui jamais ne déborde. Écriture prégnante, au plus près de ce que l’âme ressent et fait ressentir. La justesse de l’expression est remarquable. Rares sont les poètes qui parviennent à maintenir leur voix sur une ligne aussi claire : « Quand les murs se sont rouverts / tu étais disparue / laissant derrière toi le grand vide d’un amour en suspension ». La poète dit les choses comme elles sont. Elle n’élude pas la dureté, la pénibilité. Après ce décès, elle est condamnée « à la longue solitude / de ceux et celles qui n’ont pas su demander pardon ». Le poids de la culpabilité est aussi lourd que celui des pelletées de terre recouvrant la tombe des morts. Les cendres des disparus rappellent celles qu’engendre la fureur des incendiaires. Mais il y a un après. La colère finit heureusement par s’estomper. De même, la rage en vient à s’apaiser : « J’ai recroisé ma rage je l’ai bercée / c’était un petit chat qui miaule ».
Les poèmes de la fin du recueil sont de l’ordre du bilan. Une joie est retrouvée, sauvée du désastre, ayant échappé en quelque sorte au règne des incendiaires. La poète se retrouve sur le sol, elle étreint sa réalité : « Je ne vais nulle part / nulle part plus loin / que ce seuil en moi ». Le temps est « revenu sur ses pas » dans la mesure où les mains de la poète « deviennent celles de [sa] grand-mère ». Le temps retrouvé du bonheur est venu : « Je m’assois parfois en oubliant que je suis / chose parmi les choses / je me dis que le bonheur est à ma portée ». C’est « une extase gratuite ». Un rien la retire. Un rien la suscite à nouveau. Le dernier poème du recueil ne fait pas l’économie des malheurs. La poète s’y présente sous les traits d’« une femme pleurant sur le monde ».

Une réflexion sur « Mireille Cliche : Le règne des incendiaires : Poésie : Écrits des Forges : 2024 : 76 pages »