
Dans son poème « La servante au grand cœur », Baudelaire évoque la souffrance des morts : « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs, / Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, / Son vent mélancolique à l’entour de leurs marbres, / Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats … »
On ne trouvera ni ingratitude ni grande douleur dans Murmure à l’inconnu. Germaine Beaulieu évoque ses morts avec une tendresse que l’on devine infinie et que voile cependant quelque peu une manière de chanter aux franges presque du silence, en tout cas plus proche de la mélopée que du trémolo larmoyant des violons de l’automne. À vrai dire, la poète ne chante pas ses douleurs, opère plutôt chez elle le degré zéro du lyrisme; des mots que l’on dirait murmurés ont charge de porter le poids très lourd de ses souffrances. Mais des gémissements, des lamentations de mater dolorosa, nulle trace dans les poèmes de Murmure à l’inconnu. Il y a là un tour de force qui mérite grandement d’être salué.
Le recueil dont l’unité de ton est remarquable contient neuf sections. Sans que cela ne soit toutefois souligné, il est divisé en deux parties à peu près égales, ce qui se marque dans la thématique, où les morts tiennent une place moins importante et où le sujet, après tant de deuils, en vient à s’affirmer ou devrions-nous plutôt dire à s’enfanter. La cinquième section s’intitule « M’enfanter suffit ». Les personnages, il conviendrait de dire les personnes, qui dans les premiers mouvements occupaient, quoique discrètement, l’espace où se déployaient les sentiments endeuillés, disparaissent quelque peu. Ces personnes formaient en gros le noyau familial du « je » du poème, de la narratrice si l’on veut ou de la poète, car en fait, ce recueil n’est pas une fabrication qui donne dans la fiction, mais bien plutôt constitue-t-il un récit personnel, autographique. Dès que l’octobre aura couché ses morts sous terre et que leurs cendres se seront refroidies, la poète assumera comme pour soi seule son propre destin. Ce n’est plus que de loin en loin qu’elle mentionnera sa sœur en allée, et ce sera en grappe anonyme que collectivement seront évoqués les autres disparus, ceux de la famille jadis réunie à l’heure des repas ainsi que le rappelle un poème de la première partie : « Une longue table / Nous étions dix / à nourrir nos cœurs // L’un après l’autre / Vous désertez // L’au-delà jamais repus / Du vivant l’érosion ».
Combien est précise la très fine écriture de la poète! Tel un trait de plume sur le papier. On aura compris que l’analogie ici avec le dessin esquisse une poétique du murmure. Artiste visuelle, la poète ne donnerait certes pas dans la fresque, dans le monumental. Je reviendrai au propos, si riche, de cette œuvre. Mais je tiens d’abord à témoigner de la manière avec laquelle l’autrice traite de sa matière. C’est dans la plus grande sobriété qu’est posé chaque mot au cœur du poème. Chaque mot, tout simplement, fleur distincte dans l’ensemble de la phrase, participant au sens, mais sur soi nécessitant que soit calmement posé le regard, car ce n’est pas, je le répète, un fort courant, un torrent intempestif qui emporte le mot en une dérive autrement étourdissante, mais bien plutôt un calme étang comme parsemé de rares nénuphars tous plus importants les uns que les autres. Tout ici est de l’ordre de la contemplation. On aura compris que les poèmes sont brefs, que les vers n’ambitionnent pas la démesure, que le blanc de la page occupe quasiment tout l’espace, en un silence où se peut déployer le murmure.
Un danger cependant guette, qui dans la seconde partie pour des raisons que je mentionnerai tantôt est plus manifeste. C’est celui de l’hermétisme. Des lecteurs volatiles papillonnant distraitement risquent d’effleurer le sens sans puiser la substance du poème. L’autrice pratique un art proche du silence, elle accorde sa confiance au pouvoir des mots. Sans broder, sans développer son propos à outrance, sans discourir, n’insinuant dans son texte nulle glose dont la fonction serait de clarifier ses intentions, la poète se contente de proposer un dispositif à l’état brut. Je m’explique. La troisième section du recueil recèle quelques poèmes dont le caractère typographique est l’italique. Elle est ingénieusement intitulée « Autrement ». Il y aurait caprice à modifier le caractère uniquement pour apporter de la variété dans la présentation des poèmes. Si discret qu’il soit, ce procédé formel manifeste du sens, opère un changement dans la facture du vaste ensemble. Or, nulle part la poète n’intervient-elle dans la présentation de ces quelques poèmes. Elle garde le silence sur la nature de ce traitement typographique. Son silence peut contribuer à accroître une difficulté de lecture. Il est possible que le passage à l’italique ne soit pas compris. « Autrement » met en évidence le mode minimaliste du recueil. Germaine Beaulieu cède, comme disait Mallarmé, l’initiative aux mots. Elle les laisse accomplir leur travail, mais non pas en leur accordant une entière liberté, bien au contraire, car on le constate, la poète veille au grain, produit une poésie où chaque mot fait l’objet d’un choix et d’un soin consciencieux. C’est ce que met en évidence « Autrement » où, sans indication métalinguistique, sans didascalies comme on en voit au théâtre, seul le recours à l’italique indique le passage d’un mode d’énonciation à un autre ou plutôt d’une voix à une autre, d’où l’« autrement » de l’intitulé.
Mais avant d’aborder le « fond » de l’ouvrage, un mot encore sur sa « forme ». Je veux revenir au faux problème de l’hermétisme. Dans le cas où l’incompréhension entraverait dans sa lecture le distrait et l’impatient, on ne saurait l’attribuer à une obstruction, à une opacité qui résulterait d’une pléthore de vocables s’entassant les uns sur les autres de manière à former un bloc, à bloquer la lecture par le poids d’une surcharge. Cet hermétisme apparent serait plutôt dû à la confiance implicite que la poète accorde aux paroles les plus simples, à leur rareté ou plus justement à leur petit nombre. Ce sont des mots à qui la tâche incombe, dans leur quasi-transparence, de porter le poids d’un sens qu’on croit tout léger, tant la poète jamais n’appuie indûment sur lui, alors que ses propos sont lourds de sens. Avec ce petit nombre, entre en action et bellement l’art de la litote qui consiste à engendrer beaucoup de sens avec le moins de mots possibles.
Germaine Beaulieu offre avec Murmure à l’inconnu un livre profond et méditatif, qui conduit lecteurs et lectrices aux confins de la vie, là où justement la parole murmure une pensée devant « l’ailleurs », « l’extrême », « l’inconnaissable », face à « l’étrange » que manifeste « l’au-delà », voire « le néant ». On croirait, lisant ces mots, que le propos de la poète est abstrait. Il n’en est rien, du moins dans la première partie de l’ouvrage, alors que des « personnes » habitent concrètement l’espace de la rêverie et des souvenirs de l’autrice. Déjà, dans le premier poème apparaît un « tu » à qui s’adresse l’autrice. On comprendra bientôt qu’il réfère à la grande sœur du « je ».
Une lueur vespérale
Frappe le jour
Fin de vie tangible
Pour toi
Un événement anodin
Tu ne pleures jamais
Je sèche mes larmes
J’incarne le chagrin
Que tu ne ressens plus
Dans ce recueil, tout commence par la fin. Le soleil se couche. Violemment, il frappe. Un être cher se meurt. Une série d’oppositions prennent place dans une autre plus importante, celle où l’un des personnages disparaît alors que l’autre qui demeurera l’accompagne à l’approche du trépas. Un récit est entamé. Une histoire sera racontée. Est-elle banale? Elle est en tout cas fréquente. La faucheuse n’épargne personne, c’est là une lapalissade. On se souviendra de Malherbe. Parlant de la mort, il écrivait : « Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre, / Est sujet à ses loix, / Et la garde qui veille aux barrières du Louvre / N’en défend point nos rois. » Notre poétesse raconte une histoire commune. Elle le fait d’une manière fort singulière, avec un brio d’autant plus remarquable qu’il est sans clinquant, sans patine.
Les cinq premiers mouvements du livre retracent les sentiments qu’éprouve en son âme la petite sœur alors qu’elle danse une valse immobile avec celle dont le départ est imminent. Le « je » du poème témoigne au plus près de ses pensées. Les différences entre les deux sœurs s’accusent, elles relèvent non pas d’idéologies qui s’opposeraient, mais bien plutôt de ce qu’elles sont amenées toutes deux à vivre, au même moment, des expériences qui divergent : l’aînée sortant de ses os et de sa chair, sa cadette l’accompagnant au moment ultime où elle pénètre enfin dans l’autre monde. Ces diverses réalités sont révélées avec finesse : « Essaim de voix sémillantes / Tu entends l’ailleurs » et « Nous l’une à l’autre / Je peux encore / Mots et tendresse // Toi / Amour en sourdine ». En raison de leur résonance et de leur beauté, je citerais de nombreux passages : « Tu migres hors frontière / Là où le vent cesse / De gifler nos visages ».
Alors que la « sœur-marraine » peu à peu s’étiole et s’éclipse, échappant ainsi à la présence du présent, la poète doit et devra de plus en plus faire face à son propre destin, qui sera d’être vivante malgré la perte de l’âme sœur : « Une exigence de vie / M’impose le présent ».
La perspective d’une vie au-delà a dans ce recueil quelque chose de troublant et de séduisant. Le néant aura beau être évoqué vers la fin du livre, de nombreux passages témoignent d’une possible après-vie. Et c’est alors comme si avec la mort un voile se levait sur le mystère : « Au plasma stellaire / Cellules nues // Sortie des os / Enfin / Arcanes dévoilés ». Espérance ou foi, serait-il possible que tout en vienne à s’éclairer lorsque le vivant entre au royaume des morts : « Une consolation / Tu imagines l’autre vie // Au-delà du corps / Conscience féconde ».
J’ai mentionné l’italique de la section intitulée « Autrement ». La parole y est donnée à celle qui n’entend alors plus rien à la vie : « Au terminal / Se taisent les sourds ». Le silence de la sœur-marraine est traduit dans cette section. Les quatre petits poèmes qui la constituent se terminent ainsi : « Je navigue sans corps / Ni chagrin ». Puis, la mort vient, laissant la petite sœur désemparée : « Je ne sais plus où me tourner ». Son aînée était une « mère substitut ». Depuis la « [s]ymbiose éclatée », il faut que celle qui reste en vienne à s’enfanter. C’est le titre de la section « M’enfanter suffit ». La poète doit devenir sa propre mère : « Je me mère ». Un très beau poème témoigne de cette seconde naissance.
L’anémone
Se détache des rochers
Plonge dans la noirceur
Qui l’a vue poindre
Se dépose
Aux bras coralliens
À partir du moment où l’une meurt et l’autre s’enfante, les poèmes, ceux de la seconde partie, du fait que l’anecdote s’efface plus ou moins, deviennent en quelque sorte plus abstraits, introspectifs. La mort est encore le thème traité, mais elle est abordée à distance, dans la généralisation, philosophique pourrait-on dire. Elle est objectivée, moins ressentie par le sujet que pensée. « Sans relâche / L’immense nous rejoint / Nous gagne ». Le « je » pour autant ne disparaît pas. Afin de consolider sa nouvelle naissance, il dit l’aurore : « Je veux / Embellir le mortel ».

Une réflexion sur « Germaine Beaulieu : Murmure à l’inconnu : Poésie : Les Éditions Mains libres : 2024 : 114 pages »