
Le 11 avril dernier, Alain Cuerrier nous apprenait le décès du poète. Il écrivait :
Mon ami Martin Thibault (1957-2025), poète et musicien, a fait de la page qui germait sous ses mots, un grand, dernier et long sommeil en ce vendredi 11 avril. Je sais que tu iras nourrir la terre de tes poèmes, de tes espiègleries.
De son dernier, et très beau, recueil :
j’aimerais mourir au milieu des grands arbres
dos au sol, voir le vent virer les feuilles à l’envers
ça sent la pluie, demain continuera de boire et de pousser
les animaux observent de loin, survivre est sauvage
les bruits se démêlent un à un jusqu’au silence
sans larmes ni peurs ni remords, sans armes
simplement devenir de la nourriture pour la terre
l’ombre se couche sur moi comme une dernière douceur
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Quelle place l’anecdote occupe-t-elle dans la lecture que nous faisons d’un ouvrage ? Par anecdote, je ne renvoie pas ici aux détails insignifiants de l’existence, aux apparences que par ses actions l’être dégage au fil du temps, aux petits faits et gestes du « moi » social dont parle Proust : « Le moi social étant radicalement différent du moi profond c’est à dire du moi créateur, car c’est cette personnalité enfouie qui crée l’œuvre. » Je veux plutôt parler des conjonctures, de ce que vit un créateur, de sa situation au moment où il entreprend d’écrire une œuvre, de ce à quoi il est confronté. En quoi la connaissance que nous avons de ce qu’il a alors vécu influe-t-elle sur nos perceptions, sur la réception de ses écrits ? Il fut un temps où dans la foulée d’un Sainte Beuve la critique littéraire ne jurait que par la mise en rapport de la vie et de l’œuvre des auteurs, la première offrait les clés de la dernière, la vie de l’auteur éclairait ses ouvrages. On a par la suite balayé du revers de la main un tel type d’approche, jugeant que l’œuvre se suffisait, un peu comme si elle flottait au-dessus de l’air du temps ou était tout à fait détachée de son auteur. Et pourtant. Et surtout dans le cas qui nous intéresse, il paraît difficile de dissocier la vie et l’œuvre, tant ce dernier recueil, publié six années avant le décès du poète, semble précisément annoncer sa disparition.
Nous en saurions davantage à son sujet, cela serait-il vraiment utile ? Chose certaine, Une longue phrase jusqu’à ma disparition n’a probablement pas été lue lors de sa parution comme on peut la lire aujourd’hui, alors que l’on vient d’apprendre tout récemment le décès du poète. On a dû lire le recueil sans prendre tout à fait conscience du fond de gravité d’où émergeaient ses pages. Sans doute, ses proches, ses amis étaient-ils au courant de l’épreuve que celui-ci traversait, épreuve dont il fait cas de manière somme toute discrète dans ses poèmes. Les lecteurs étrangers, ceux qui ignoraient que le poète était véritablement en proie avec les terribles affres de la maladie, ont pu saisir à un second degré le sens de ses poèmes, les lire comme peut-être une manière d’allégorie de ce que sur le plan de la psyché ils attribuaient à ses poèmes, alors qu’ils pouvaient, étant ainsi écrits, être lus et entendus plus ou moins au pied de la lettre. Alors qu’on ne connaît pas le contexte l’entourant, on interprète plus librement un ouvrage.
On le voit, l’ « anecdote » (au sens fort du terme) est ici fort significative ; elle accroît en quelque sorte la portée du recueil, lui donne sa pleine résonance. Car, à lire ce recueil, qui, par moments, fait place à l’humour, voire l’ironie — Alain Cuerrier parle des « espiègleries » de son ami — on sent bien entendu la gravité qui le sous-tend, mais l’absence de toute forme de pathos la met quelque peu en sourdine. Le poète semble serein malgré tout, résolu à écrire une longue phrase jusqu’à sa disparition. Or, on le sait, toute disparition étant à venir, chacun en vient tôt ou tard à fixer ou ignorer le scintillement de cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Autrement dit, il n’est pas rare que le sentiment de la mort même précocement accapare l’attention, telle une idée fixe, d’un poète. Un lecteur ignorant de la situation vécue par le poète au moment où il entreprit d’écrire sa longue phrase ne pouvait lire ce recueil avec autant de pénétration que ceux et celles qui à l’époque ou aujourd’hui savent à quel fil ténu était rattachée la fatidique épée. Martin Thibault se savait condamné.
Un ouvrage enraciné au cœur de l’intime ne laisse aucune place au superflu, au plaisir superficiel que procure une écriture entreprise dans le but de décorer son petit monde intérieur, d’ajouter un livre de plus à son œuvre ou de s’épater soi-même en réalisant des acrobaties verbales dépourvues de sens. Martin Thibault a beau nous faire parfois sourire, jouer avec les mots, produire des calembours, on comprend vite, surtout lorsqu’on parvient à la dernière section de son recueil, que pour lui le rire est salutaire et qu’il lui faut au moins adresser quelques sourires à la Faucheuse qui s’approche, moins pour l’amadouer ou se persuader que les jeux sont faits et qu’on n’y peut rien, que pour laisser ses proches et ses amis sur une note gaie.
Bien que le livre soit découpé en trois sections et qu’il soit composé de poèmes et de fragments parfois distincts les uns des autres, le tout n’est pas sans cohésion et demeure fidèle en tout point à son intitulé. Vraiment, le recueil propose une très longue phrase dont l’interruption ou le point final marquera, annoncera la prochaine disparition de son auteur.
La première partie s’intitule « Courir sur du papier ». Peu importe le rythme d’écriture qu’aura adopté le poète, vraiment, c’est ce qu’il fera ici, sa main va courir sur le papier. Et la lecture fera de même. Oui, les poèmes sont brefs et tous se lisent sans freiner notre lecture, sans la parsemer de hauts sommets difficiles à gravir ou d’abîmes de sens s’enfouissant à mille lieues sous la Terre. Tout commence par l’évocation de la naissance du poète. Et l’on sait comment cela se terminera, ayant lu ci-dessus l’un des tout derniers poèmes du recueil.
Il est dans le sein de sa mère. Il perçoit « le bruit intérieur de celle qui s’appellera maman ». Il évoque les sons, « les syllabes, les mots [qui] colleront dans [sa] tête / une longue phrase jusqu’à [sa] disparition ». Ce premier poème annonce la fin, celle du recueil, mais également la fin du poète, sa disparition, alors qu’il deviendra « de la nourriture pour la terre ». Entre naissance et disparition, il vivra : « je vais m’asseoir, marcher, danser, courir sur du papier ». Voici en résumé une vie, une vie d’homme en tous points semblable à celle du premier venu, à une exception près : tous les hommes, toutes les femmes ne courent pas sur du papier ; seuls les hommes et les femmes de lettres connaissent un pareil destin.
Vivre ne se fait pas sans rencontrer bon nombre d’écueils. Le poète en évoque certains, dont quelques-uns émanent de sa propre personne. Le monde, bien entendu, est parsemé d’horreurs que des guerres sans fin multiplient. Il le déplore : « le passé rempli de cadavres culbutant dans l’avenir ». Or en lui, dès le plus jeune âge, d’autres conflits font rage : « le premier cri : c’est moi ? » Le poète s’interroge. Il pense. Ses poèmes sont parsemés de réflexions : « j’apprendrai que le soleil ne se repose dans aucune nuit / le doute non plus ». Tout cela est simplement dit. Notre ami Martin ne faisait pas dans la surenchère, pas dans la pléthore. Il n’était pas du genre à aligner des synonymes. Et si je dis « notre ami », bien que je ne l’aie pas connu, c’est, on l’aura deviné, parce qu’on ne peut pas rester insensible à ce tout dernier opus. Il nous touche. Comme l’écrivait Baudelaire dans le poème liminaire des Fleurs du Mal, abstraction faite cependant de toute forme d’hypocrisie : — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère ! » Comment, en effet, ne pas se sentir concerné de près par ce qu’écrit notre frère Martin ? Tout jeune, il se pose les questions qui taraudent quiconque pense, vit et rêve : « la petite voix interne à ma petite oreille : pourquoi, comment on fait ? »
Je parlais de l’économie de moyens, du peu qui dit beaucoup. En voici un exemple : « sur la table, les nouvelles saignent dos au sol / le son sec du papier que l’on retourne au silence ou du doigt éteignant un appareil ». En quelques mots une scène est donnée. Le journal est posé sur la table. Il fourmille de morts et de blessés. On tourne la page. On finit toujours malgré tout par tourner la page. Le son sec du papier ne dit pas forcément la sécheresse du cœur. On éteint la radio. Le téléviseur.
Malgré le mal qui s’insinue dans son corps, malgré les méditations et réflexions que suscite sa propre maladie, le poète garde l’œil ouvert sur la maladie du siècle, celle qui menace la planète : « le plastique en suspension dans les océans ». C’est presque d’une voix toute douce qu’il s’écrie et s’indigne : « hier c’est encore demain / la misère, mondiale // tellement de trop et de pas assez // maintenant : une mer en furie // de pleins bateaux de réfugiés traversent les écrans / poussés dans le vide par la prochaine information // la respiration artificielle ». Aucun poème du recueil ne sera beaucoup plus long que celui-ci. Tous disent quelque chose de substantiel et si le poète, par endroits, se fait plus léger, c’est que dans la menace des sombres présages, rien ne vaut l’envol d’un cerf-volant : il faut savoir s’amuser quand on se sait condamné. Des trouvailles verbales sont des pirouettes, des sursauts de vie auxquels consent un grabataire : « la langue sur une boule de rêve glacé ». Mais un mot d’esprit n’est pas forcément gratuit : « les doigts sur le clavier / se sauver en rattrapant la beauté du monde // même Bach fait des fugues ». Qui ne voit pas ici la finesse de ces doubles sens ? Se sauver, c’est fuir une menace, c’est aussi se soigner, échapper plus ou moins au mal dévastateur en lui opposant la beauté qui toujours plus loin s’éloigne de nous. Quant aux fugues de Bach, belles représentantes de la beauté s’il en est, elles aussi ont partie liée avec l’écriture enjouée où le poète trouve refuge. Notre ami Martin tout en souriant nous donne à penser et le fait de manière créative : « et si le divin et le néant n’habitaient que l’imagination ? »
La deuxième partie a pour titre « Regarder sous les bateaux ». On y trouve les poèmes les plus courts du recueil. À l’exception de deux poèmes qui ne contiennent que deux vers, ses douze poèmes se présentent sous la forme suivante : un distique + un vers, ou encore, un vers suivi d’une strophe qui en compte deux. Encore une fois, le poète s’accorde le plaisir d’écrire des choses profondes en donnant à sa parole une tournure saisissante : « on voit jusqu’à l’insomnie la peur de ne pas se réveiller ».
La troisième et dernière partie s’intitule « Survivre ». Les derniers poèmes amorcent le dernier tour de piste, le poète fait ses adieux. Les premiers vers sont sans ambiguïté : « puis un jour on perd quelque chose : / la santé, le nom d’une maladie / incurable, dégénérative, le temps ne sait pas s’arrêter // une explication rapide sur le Net dépasse les mots / qui n’arrivaient qu’aux autres // le plus petit sourire introuvable // l’image de soi glissée du miroir / on pleure tout nu dans le lavabo, voir si ça se peut / remplir ce qui se vide à mesure ».
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Je suis reconnaissant au poète Alain Cuerrier de m’avoir fait découvrir son ami. Je le dis en toute candeur : les poètes ont en commun l’ombre où la plupart de leurs œuvres finissent par disparaître ; si certaines parviennent à en ressortir, la plupart y retournent plutôt rapidement. Il a fallu que Martin disparaisse pour qu’il apparaisse enfin dans ma vie.
Je m’interrogeais au début de ce commentaire sur le poids que fait peser l’ « anecdote » sur une œuvre. Je cherchais à savoir quelle influence elle peut exercer sur notre manière d’appréhender une œuvre. Le mythe qu’on attache à la figure de certains écrivains finit par prendre une ampleur telle que derrière l’anecdote en vient à s’effacer l’œuvre elle-même, un peu comme si le coup de feu de Bruxelles et la prison de Verlaine dispensaient de lire Une saison en enfer. Certes, Martin Thibault a été gravement malade. Mais, au-delà de sa maladie et de sa mort, son œuvre demeure. Il importe aujourd’hui de la lire. J’ignore ce qu’il en est des autres ouvrages de notre ami Martin. Comme la plupart des poètes, il devait mêler à son encre une certaine quantité de son propre sang. J’ai été frappé par ses mots : « on va même jusqu’à chercher son chemin dans un mauvais rêve qui revient / il y a du trafic dans nos inconscients ».
En entreprenant la lecture de son recueil, mis à part son récent décès, je ne savais rien de l’auteur. Alain Cuerrier nous apprenait quelques jours après avoir annoncé son décès que son ami avait souffert du Parkinson. En 2019, au lancement de son recueil, se sentant trop faible pour lire ses poèmes, Martin lui avait confié le rôle de les présenter au public.
Que le souvenir de Martin repose en paix dans la mémoire de ceux et celles qui restent. Ils ont désormais son âme à charge. Aux lecteurs et lectrices que sa poésie a déjà conquis, je souhaite que d’autres ne tardent pas à s’ajouter. Si je me fie à Une longue phrase jusqu’à ma disparition, ces nouveaux venus seront ravis.
Une réflexion sur « Martin Thibault : Une longue phrase jusqu’à ma disparition : Poésie : Éditions du Noroît : 2019 : 80 pages »