Jonathan Lamy : PEAU MANIFESTE : Poésie : Éditions du Noroît : Montréal : 2024 : 91 p.
Si l’amalgame présent dans le titre est d’emblée intrigant, le rapport entre peau et manifeste ne pouvant être immédiatement saisi, c’est bientôt sans équivoque aucune qu’on verra les corps se mettre à nu afin d’entreprendre un combat éminemment politique.
Le livre commence quasiment à la manière d’un conte : « un jour un corps / est venu au monde / pour que le monde / prenne corps ». Il faudra s’y faire, et c’est là plutôt une trouvaille, le mot « corps » sera abondamment répété tout au long du recueil, ainsi que le mot « peau ». Ces répétitions ne marquent en rien une faiblesse dans l’art du poète, mais bien au contraire une toute discrète et sobre puissance. Chaque page nous frappe par son éloquente concision. Rares sont les poètes qui à ce point évitent le piège des rhétoriques les plus faciles. Nulle logorrhée, aucune enflure verbale ; les métaphores et autres grandes figures sont en berne ; la parole est à fleur de peau, aussi dénudée d’artifices que les corps de Lamy le sont de vêtements.
Poèmes tous plus concis les uns que les autres. Les plus longs comptent moins d’une vingtaine de vers. Ceux-ci pour la plupart sont minimalistes. Parfois un seul mot occupe l’entièreté du vers. Rien qui appartienne à l’ordre des majestueux alexandrins. Le moins ici exprime toujours le plus. En optant pour l’atténuation, Lamy donne la parole au corps.
Cela pourrait paraître curieux, mais il semble que le corps se soit désormais substitué à l’âme ou à l’esprit. L’aura qui à la manière d’une sainte auréole entourait ces mots s’est envolée. Désormais le mot « corps » suffit. L’immanence en prenant le relais de la transcendance offre au corps la primauté de l’instant présent. C’est dans la matérialité de la Terre que dès maintenant s’entreprend une lutte visant à instaurer non pas un paradis éthéré, mais bien, ici même, une société plus juste et équitable. La fin du recueil explicite clairement ce programme.
Les poèmes l’auront amplement illustré : le corps nu est une arme des plus puissantes. Grâce à la nudité qui leur colle à la peau, les infortunés de notre bas monde peuvent dans leur extrême vulnérabilité écrire de nouvelles pages et ce faisant, changer le monde et le cours de l’histoire : « certains écrivent des slogans / sur leur peau ». La peau nue est une arme, non pas ici une arme de séduction massive, mais bien plutôt un moyen efficace pour dénoncer, pour revendiquer. Chez qui n’a rien d’autre pour se défendre, « le corps nu / risque sa peau ».
Les poèmes de Lamy sont percutants. Bien que la quête esthétique semble secondaire chez lui, ils sont exemplaires dans leur brièveté ; finement ciselés, ils manifestent une grande maîtrise, un remarquable savoir-faire. Par ailleurs, la simplicité des vers restreint l’intellectualisation du propos, le concrétise loin de toute forme d’abstraction et de conceptualisation. De nombreux poèmes séduisent par leur inventivité, leur légère fantaisie. Je songe, par exemple, à une courte série de poèmes où sont évoquées les célèbres académies de certains grands peintres. Les femmes nues présentes dans les toiles de « courbet », de « goya », de « modigliani » et enfin de « manet » ont l’insigne honneur de se voir identifiées, nommées, alors que l’histoire a tendance à les laisser pour compte. De plus, et cela est significatif, leurs noms sont les seuls du recueil à être écrits avec des majuscules : « adam » et « ève » en sont privés, de même que « dieu » et « jésus ». Est-ce là caprice d’auteur ? Évidemment, non. Cela sert le propos. On n’a pour s’en convaincre qu’à lire ce petit livre. Sa cohérence est grande et rien n’y est gratuit. On y découvre des merveilles, des poèmes intelligents et sensibles.
tout corps sent bon est bien tel qu’il est rescapé
avec ses pluies ses duvets
ce qui rameute et réconcilie
le corps avec sa peau manifeste
Si la peau « manifeste », les poèmes de Lamy en font tout autant. Ils revendiquent sans emphase, mais sans se refuser à un certain lyrisme, lequel, quoique fermement tenu en laisse, atteint son paroxysme dans les poèmes de la fin. Quelques vers y font alors montre d’un certain prosélytisme.
plongeons tête première dans la colère donnons-nous toutes les permissions
lançons chaque morceau de linge dans le mur toutes les peaux faites du même vent
nos corps à offrir le monde à dire à redire nu
**
nos corps sont inébranlables
nos corps seront toujours avec nous
nos corps ne nous oublient pas
nous n’aurons jamais fini d’être de meilleurs corps humains
Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015.
Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. »
L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ».
Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV.
À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique.
Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. »
Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans.
De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. »
Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. »
Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses.
Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. »
La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »
Voir tous les articles par Daniel Guénette
Une réflexion sur « Jonathan Lamy : PEAU MANIFESTE : Poésie : Éditions du Noroît : Montréal : 2024 : 91 p. »
Une réflexion sur « Jonathan Lamy : PEAU MANIFESTE : Poésie : Éditions du Noroît : Montréal : 2024 : 91 p. »