
Un homme dans ce livre fait le plus simplement du monde ses adieux à la vie. Le voici devenu assez âgé pour songer à la fermeture de ses livres. « Vieillir » aurait pu servir de titre à son recueil. Mais, Louis-Philippe Hébert dans un autre beau livre de poésie a déjà utilisé ce titre. Du reste, Sous l’onde du songe est fort bien trouvé, qui évoque avec justesse la situation qui est celle aujourd’hui de Pierre Chatillon.
Une rivière est évoquée dans ses poèmes ; en hiver, elle se voit recouverte de glace et de neige. Sous ce lourd plafond, les poissons se déplacent lentement ; dans les profondeurs, leur sommeil est très profond lui aussi. Ainsi, parvenu aux rives glacées de son propre hiver, le poète reconnaît-il en eux sa propre image, sa condition actuelle d’homme ayant plus de passé derrière lui qu’il n’a d’avenir devant. Comme les poissons, le voici plongé sous l’onde, coupé en quelque sorte d’une vie naguère active, condamné à l’immobilité du vieil âge, n’entretenant désormais avec le réel que des liens plutôt imaginaires, liens semblables à ceux qui en songe, lorsque nous rêvons, nous relient à nous-mêmes et à notre vie.
L’assonance consiste en un glissement de sonorités, en l’étirement d’un son se déplaçant d’un mot à l’autre comme glisse l’archet sur un violon tout blanc de neige. Musique du langage, puissance évocatrice de l’image, voilà qui résume assez bien l’approche et la poétique de Pierre Chatillon. À quoi s’ajoutent de nombreux autres aspects dont tout particulièrement celui d’une remarquable simplicité.
L’abstraction et encore moins l’abscons ne se rencontrent dans ses poèmes. Pour évoquer le sentiment ou la sensation, ce poète passe par le concret. Jamais il n’évacue le monde réel. Pour exprimer l’intangible, voire l’invisible, les choses de l’esprit, il emprunte la voie la plus visible, celle de la figure la plus lisible qui soit. C’est jouer sur les mots, mais j’avance que chez lui la figure jamais ne défigure le monde réel. S’il dit « rivière », il veut dire « rivière ». Et l’on aura compris que les poissons qu’il y pêche viendront bientôt dormir leur sommeil hivernal dans le lit de ses poèmes. Ce sera de cette manière et pas d’une autre que seront traités tous les éléments, tous les mots qui entreront dans la composition de ses poèmes. Ce sont les mots de tous les jours, ceux qui disent la maison, le vent, les choses de l’amour et la hantise de la mort.
On aura compris que ce poète ne coupe pas les cheveux en quatre pour dire ce qu’il cherche à dire. L’accès aux significations de ses poèmes n’est obstrué d’aucune obscurité. Il est en quelque sorte direct. Comme y incitait un La Bruyère, notre poète dit : « il pleut » quand il veut dire qu’il pleut. On objectera qu’un tel traitement du verbe confine à la prose, à la plate univocité. Or, la simplicité en poésie, tout comme dans les autres « genres » littéraires, ne peut en rien être confondue avec la banalité de l’expression. Les poèmes de Chatillon témoignent de la puissance évocatrice de la clarté en matière de poésie. Les métaphores qui parsèment ses vers sont claires comme de l’eau de roche et il en va de même des nombreuses allégories dont ils regorgent. Prenons par exemple le poème liminaire.
La Terre est ronde
aux yeux ravis des jeunes gens
qui rêvent d’en faire le tour
mais la Terre est plate
aux yeux presque éteints des vieillards
qui avancent à petits pas
dans la peur
d’atteindre le bord
S’agissant d’illustrer un recours explicite à la figure de l’allégorie, cet exemple est plutôt mal choisi, j’en conviens. Mais, tout de même, par sa proximité avec la parole, quasi celle de tous les jours, donc la plus commune qui soit, ce poème se laisse entendre facilement. L’art y est voisin de l’artisanat qui d’un matériau tout simple tire habilement de petites merveilles. Chatillon ne prend pas les grands moyens pour communiquer ce qu’il a à dire, pas de lourde rhétorique, pas de savante et complexe architecture verbale. Alors que d’autres poètes, soucieux d’éviter la moindre tournure familière, fuyant le lieu commun dont Paulhan a pourtant démontré, non sans nuancer son propos, les mérites dans Les fleurs de Tarbes, Pierre Chatillon ne s’embarrasse d’aucun scrupule pour poétiser à même les merveilles qui sont à portée de voix.
Ce premier poème trouve son écho dans le tout dernier, les deux poèmes formant ainsi le cadre de l’ensemble, celui du début trouvant son achèvement dans le dernier qui vient clore l’aventure, refermer la trajectoire accomplie par la parole du poète, par son témoignage.
Pour simple que soit ce premier poème, on y retrouve, traité quasi sous le motif de l’effacement, donc discrètement, le type de figures auquel ont recouru de tout temps la grande majorité des poètes. Le poème est construit sur une base solide. Il repose sur des parallélismes et oppose les différents termes du lexique qu’il utilise. Le monde des « vieillards » contraste avec celui des « jeunes gens ». Aux « yeux presque éteints des vieillards », le poète oppose « les yeux ravis » des plus jeunes. L’entrain chez ceux qui rêvent de faire le tour de la Terre (ronde à leurs yeux) contraste avec la fatigue des vieillards marchant à pas lents. Le désir juvénile fait place à la peur. L’évidence moderne de la rotondité du globe permet au poète de redonner un tout autre sens à l’ancienne vision d’une Terre qui serait plate. L’image de la chute prochaine attendant les vieillards se voit ainsi exprimée de manière on ne peut plus percutante.
Il y a quelque chose dans tous ces poèmes qui est de l’ordre du familier. On évoque fréquemment le phénomène de l’inquiétante étrangeté. Il a son corollaire dans ce que l’on pourrait appeler une troublante familiarité. Les choses de la vie ne sont pas si évidentes. Sous la banalité de nos existences, les eaux d’une rivière souterraine s’écoulent presque à notre insu. Nous vivons le quotidien qui de l’enfance à la vieillesse semble aller de soi. Le poète, « grâce au pouvoir / de la poésie » parvient parfois comme le disait Rimbaud à « fixer des frissons », à nommer des inquiétudes, à décrire non pas forcément les réalités insondables, mais ce qui de toute évidence, alors que nous l’avons tous les jours sous les yeux, échappe à notre compréhension. Nous ne comprenons pas ou plutôt nous ne parvenons pas à exprimer clairement ce que nous commençons à comprendre lorsque la lumière se met à vaciller, lorsque, tout comme les poissons que peu à peu les glaces de l’hiver recouvrent, le froid commence à engourdir notre corps et notre âme tous deux promis à l’étiolement.
Avec Sous l’onde du songe, nous pouvons parler d’un réel absolu véritablement familier, vécu et ressenti par quiconque songe sa vie tout en la vivant, songe sa mort tout en la mourant. Le langage de Chatillon nomme ce réel absolu sans le mettre à distance. Le registre de ses poèmes tout en étant littéraire (il l’est à proportion de l’inventivité des images et du rythme du vers ici maîtrisé sans acharnement, sans qu’il ne soit torturé en vue d’une illusoire perfection) se rapproche, je le répète, de la parole usuelle. Il en résulte une présence, comme si le poète, et c’est presque le cas, nous récitait ses poèmes en personne. Nous sentons que quelqu’un de vrai s’adresse à nous ainsi qu’à lui-même. Tout chez lui fait penser au travail du conteur, et ce même dans les poèmes où il ne raconte pas une histoire.
J’ai mentionné le côté artisanal de sa poésie, je l’ai fait avec le plus grand respect. Je tiens toutefois à préciser que ce qui m’incite à faire ce rapprochement ne tient pas à la qualité de ses vers, laquelle me paraît indiscutable, l’homme ayant du métier — son recueil le démontre amplement. Non, ce qui me fait songer à l’artisanat est relatif au folklore. Ce poète n’a pas coupé ses liens avec nos racines, avec notre culture. J’ignore si dans son œuvre comptant de nombreux ouvrages il a ou non ressuscité le répertoire de nos contes et légendes, ce que je sais en revanche, c’est que du conteur il possède la verve. Et peu importe qu’il travaille ou non longuement ses vers, qu’il remette ou non vingt fois son ouvrage sur le métier, tout se passe comme s’il improvisait de la manière la plus spontanée qui soit.
Une sorte d’entrain à le lire nous entraîne à vouloir le suivre jusqu’au bout de la rivière. Quand bien même il traite de sujets graves et préoccupants, tout se passe comme si soulevé par un « violon blanc » l’air s’imprégnait d’une joie communicative. Sont-ce les chansons et les créations musicales du poète qui proposent une telle analogie ? Je l’ignore. Il est bon tout de même de rappeler une anecdote savoureuse qui éclaire la manière du poète. Chatillon n’est pas un musicien comme un autre, en tout cas pas un musicien savant issu de l’école ou du conservatoire. C’est dans sa tête que se joue d’abord sa musique. Il la crée, la recrée en sifflotant. Comme un randonneur chatonne en parcourant le sentier. Quand il a donné mentalement sa pleine mesure au chant qui le hante, il en fait la dictée à un compère musicien de formation. Ce dernier la couche sur une partition, puis en fait les arrangements en respectant les recommandations du poète-musicien. J’imagine que ses poèmes lui viennent de manière analogue, qu’un souffle intérieur les lui inspire. Nul besoin alors de recourir à un tiers pour les coucher sur le papier. Ses poèmes sont ce que l’on pourrait appeler des poèmes immédiats, surgi d’un instant de grâce et séduisant immédiatement qui s’abandonne au songe qui en émane.
Cet effet d’immédiateté, le poème de Chatillon le partage donc avec le conte lorsque celui-ci est transmis directement par la parole du conteur. Le conteur est l’artiste qui sait de science infuse l’importance de la place que doit prendre son acte de parole dans la transmission du conte. Cet acte est acte d’acteur. Une âme doit animer la parole ; la présence agissante du conteur est nécessaire pour que naisse dans les esprits qui l’écoutent une histoire incarnée plus réelle que le réel. En d’autres mots, ce que partage Chatillon avec le conteur se résume en sa présence au cœur du poème et en l’intérêt que représente son propos à nos yeux. Nul n’est suspendu aux lèvres d’un conteur qui ne sait pas raconter, qui ne vit pas son récit et où toute forme de théâtralité brille par son absence ; nul ne serait suspendu aux lèvres d’un conteur qui sachant s’y prendre se risquerait à raconter des banalités.
Les questions les plus graves, de métaphysique s’entend, tout comme dans les contes sont abordées chez Chatillon de manière fantaisiste et non conceptuelle. Par ailleurs, le merveilleux chez lui n’emprunte pas au merveilleux traditionnel du conte, transmis de génération en génération, mais est plutôt généré de manière originale en cela qu’il provient de l’imagination même du poète. Du reste, ce merveilleux n’est pas à proprement parler du merveilleux, ce qui y est à l’œuvre dans ses poèmes s’apparentant plutôt au phénomène psychique du rêve éveillé. Bien entendu, le fond universel du mythe et de l’archétype alimente l’imaginaire de Chatillon, mais, jamais au détriment de son propre processus de création.
La présence vivante rencontrée dans ses poèmes est parfois celle d’un farfadet, d’un esprit jeune s’amusant encore au milieu des ruines et affichant un triste sourire alors qu’il se trouve à quelques pieds du bord de la Terre où ses pas bientôt le mèneront. Ce vieillard fantaisiste à souhait joue avec les mots, se plaît à en inventer de nouveaux.
il gèle à mots fendre
les mots se cassent éclatent
sous la pression du froid
puis au moindre dégel se ressoudent
au hasard
et composent un poème boréal
septentrigivre vergon gibouleige congebise
friver blizzure flotinoire verquise
grelottir débâclerie sibériure glasnord
rafalanche poudrizzard uglou ventdumort
il gèle à Pierre fendre
Mine de rien, ce « ventdumort » est celui qui précipitera dans l’abîme un corps parvenu au bord de la Terre. Le dernier vers pourrait faire sourire ou indifférer, être considéré comme un plaisir facile que le poète s’accorde en passant, mais voilà, tout cela en réalité est plutôt grave, car le poète sait ici que son passage s’achève et qu’après tous ses mots fendus, il subira un sort analogue au leur. On l’aura compris, l’aspect ludique des poèmes de ce recueil n’a rien de gratuit.
Notre poète est un drôle d’oiseau, il amuse et fait sourire. En 2022 paraissait son recueil intitulé Orphée domestique. Je ne puis m’empêcher de songer qu’il y a chez lui un petit chant comparable justement à celui du moineau domestique. Lorsqu’on regarde attentivement un moineau, on voit une merveille, on découvre ce qui était invisible à nos yeux. On avait cru voir très souvent des moineaux ; on ne daignait pas même les regarder. De même, on pourrait croire avoir lu déjà du Chatillon chez des poètes de jadis et d’ailleurs. À dire vrai, on a sans doute agi avec ce poète comme on le fait avec les moineaux, sans se rendre compte qu’il pose sur les choses de la vie un regard attentif et aimant, toujours neuf, toujours émerveillé. À le lire vraiment, on découvre les beautés de la vie et de la nature : « on ne voit pas la joie / d’un jour d’été / et pourtant mon poème / et tous les oiseaux de mon cœur / célèbrent sa beauté ».
Je n’ai pas évoqué ici le doux surréalisme affleurant dans certains poèmes ni leur puissance expressive (de l’ordre justement de l’expressionnisme) : « sur mon lit courent des rats / dont la tête est un cadran de montre ». Dans un poème, la maison du poète est en feu. Ses mots crépitent sur la page ; la description de l’incendie est saisissante, hallucinante. Tout cela est de l’ordre de l’allégorie. De la maison en ruine ne reste finalement qu’un amas de cendres et de « poutres carbonisées ». Bientôt les pelles mécaniques et les bulldozers « nivelleront le terrain / le laissant vierge de tout souvenir / et ce sera exactement / comme si je n’avais jamais existé ».
J’ai mentionné la « présence vivante » du poète au cœur de son ouvrage, je ne puis passer sous silence l’incarnation de son verbe dans le territoire du Québec. Chatillon est vraiment un poète québécois. Certains poètes produisent des œuvres sans lieu d’ancrage précis, sans que leur culture indigène paraisse au cœur de leur parole. Chatillon nous donne à voir notre territoire. Ses hivers et ses étés sont les nôtres. Ses rivières aussi et la faune qu’on y rencontre, chevreuil et renard roux.
Enfin, vieillir avec lui, c’est vieillir pour vrai, mais avec le sourire, car tout est plaisant dans sa poésie. On sent, en raison de la fantaisie qui se manifeste en maints passages, qu’il dû être un homme quelque peu espiègle. Aujourd’hui, il attend de s’éveiller « là-bas / sur [s]on lit de lumière ».
Ce poète a vieilli, mais rien perdu de sa faculté d’émerveillement. Il faut lire les passages où il évoque les jeunes amants ainsi que la belle nudité des amoureuses au cœur de l’été.
Dans le tout dernier poème, un « grand héron prend son essor ». Il est « parvenu au bord de la Terre ». Cher poète, prenez votre temps avant d’ouvrir tout comme lui vos « vastes ailes ».

Joyeuses Pâques Daniel!
Mon ordi m’informe qu’il y a un problème de transmission de mon «commentaire».
Le voici donc via courriel.
Amitiés,
Laurent
Je dois te redire que je suis sidéré par la longueur, la profondeur, la beauté de l’écriture et quoi encore de ta petite étude sur le beau recueil de Pierre Chatillon même si je sais que ce genre de commentaire de ma part te met mal à l’aise…
Je le fais parce que, comme tu le sais, je viens de passer 2-3 semaines à «étudier» ton dernier ouvrage (La fatigue de la haine) et que je touche donc de très près l’exigence qu’implique la production d’un tel billet!
Merci encore Daniel pour ce regard ami au coeur de ces ouvrages, pour cette passerelle que tu nous tends vers le merveilleux mais souvent mystérieux monde des poètes.
J’aimeJ’aime
En me mettant mal à l’aise, comme tu dis, tu me fais grandement plaisir. Tu es la preuve vivante que des lecteurs dont la poésie n’était d’abord pas une muse privilégiée peuvent peu à peu en venir à la goûter et à l’apprécier. Tout cela démontre qu’elle peut prendre un peu plus de place dans la vie de tout un chacun. Joyeuses Pâques !
J’aimeJ’aime