les pays de l’enfance
devenus imaginaires
Jean-Claude Pirotte

Un auteur parfois impressionne ses lecteurs en raison de la diversité de son œuvre. Un autre, tout aussi impressionnant, paraît progresser de livre en livre sans dévier peu ou prou de sa trajectoire, donnant de l’ampleur à son propos, le ramifiant, raffinant sa forme et son expression. En lisant les nouvelles d’Hugues Corriveau, dont certaines ont été rédigées il y a plus de trente ans, j’admire une constance indéniable ainsi qu’une grande variété dans les histoires qu’il raconte.
L’auteur est parvenu à créer un étonnant et convaincant continuum. Sans se répéter, il a abordé maints aspects d’un même thème, celui de l’enfance. Il a de la suite dans les idées. Son recueil n’a rien d’hybride, ni sur le plan de la forme ni sur celui de la substance. J’imagine que rien dans son livre n’est exagérément concerté, que tout émane véritablement des profondeurs de sa psyché et de sa pensée. D’après moi, il n’a pas cherché de manière artificielle à couler la matière de son inspiration dans des moules préconçus. Le grand art serait affaire de liens. Il y a des liens dans une œuvre lorsque celle-ci s’accomplit dans la nécessité. Ce sont des liens semblables à ceux qui unissent nos actions au fil de notre existence. Aussi, quand un auteur obéit dans ses écritures à des impératifs qui lui sont consubstantiels, qui donc n’ont rien de superficiel ou de gratuit, ses livres vivent et sont forcément reliés les uns aux autres. Hugues Corriveau a écrit des nouvelles au fil de son existence. Il réunit ici celles qui ont trait à l’enfance. Mises ensemble, elles forment un tout cohérent et dont la cohésion est en tous points remarquable.
Ces nouvelles sont réparties dans deux sections complémentaires, dressées en vis-à-vis et s’épousant tout en s’opposant. Dans la première partie, intitulée « Côté clair » tout ou presque est charmant ; l’enfance est heureuse et se vit, pourrait-on dire, à l’heure du conte. L’imagination occupe une place importante, tant celle des enfants que celle de l’auteur. Elle donne des ailes aux rêves des enfants. Dans la seconde partie du recueil, intitulée « Côté sombre », la réalité dure et brutale coupe les ailes des enfants et leur fait vivre de véritables cauchemars.
Les quatre premières nouvelles se conforment par le ton et le contenu à l’intitulé de la première section du recueil. Elles sont plutôt ensoleillées, charmantes, quoique les enfants partagent un point en commun, relatif à l’imminence des orages : leur grande sensibilité leur permet de percevoir la part d’ombre planant au-dessus de leur tête. Souvent, ils s’ennuient, trouvent refuge dans les livres. Le petit Léopold, personnage du premier récit, recueille des tessons de verre polis par la mer : « Ces larmes de verre ont une propriété magique, et il l’a bien compris, elles consolent les personnes tristes. C’est pour elles que le petit Léopold ramasse les larmes de sirènes, puis les offre à ceux et celles qui se languissent dans leur promenade et ne savent que faire de leur âme errante. » Ainsi se termine la première nouvelle.
Après un autre enfant,Thomas qui recherche les sourires que lui adressent les livres, nous rencontrons Jules. « Il est mélancolique. Et les mélancoliques ont souvent un air triste. » Son institutrice lui dira qu’il « a un air de ‘‘poète’’ ». Dans cette troisième nouvelle se trouve mentionnée l’importance des mots : « les enfants ont compris que c’étaient les phrases qui habitaient chaque instant du monde » ; les mots mettent à notre disposition un « savoir constant qui révèle l’importance de donner des noms aux objets et aux vivants pour qu’ils existent vraiment. / N’était-ce pas en recevant le prénom de Jules qu’il était né ? »
Les quatre premières nouvelles, mine de rien, annoncent une certaine perte d’innocence. Les enfants semblent pressentir un trouble ambiant. Ils sont vaguement en proie à une forme de nostalgie, de mélancolie. Leur monde est imaginaire, en attendant que le réel ne leur tombe dessus. Ce qui ne saurait tarder. En effet, dès la cinquième nouvelle, le sombre s’immisce dans la conscience d’un des jeunes protagonistes du livre. On sait, je l’ai mentionné ci-haut, que la noirceur sera massivement présente dans la seconde partie. Pourtant, dans cette nouvelle, déjà s’installe une forme de malaise, de malheur. Il y a un garçon, immobilisé sur sa chaise en raison d’une grave maladie. Le jeune narrateur le croise à l’occasion. Les enfants ne se disent rien, ils se regardent. En trois pages l’auteur parvient à communiquer l’intensité d’une bien troublante fixation : c’est que les enfants se taisent, ils se fixent du regard, communiquent en silence. Puis, comme dans maints autres récits du recueil surgit une disparition, quelqu’un s’absente, crée une béance dans l’univers. Il faut une grande sensibilité et un immense talent pour imaginer une histoire aussi troublante, aussi sensible. Je me garderai d’en dire davantage. Je me contenterai de dire qu’avec ce cinquième récit, alors que nous n’en sommes qu’au début du recueil, nous voici totalement conquis. Et le merveilleux, c’est que rien de ce qui suit ne nous fera décrocher.
Nous tournons les pages, lisons, découvrons maintenant des jumeaux : « La langue est leur plus beau terrain de jeu, leur désir insoumis. » Je n’en dis pas plus. Puis, arrivent « La chatte et l’enfant ». C’est pour nous un pas de plus dans un monde quelque peu inquiétant, monde qui dans la partie suivante gagnera, comme on le sait, en intensité. Pour l’instant, nous demeurons du côté clair des choses, du moins le croyons-nous en entamant la lecture de « La chatte et l’enfant ». Cette nouvelle se terminera d’une manière plutôt effroyable. Voici en deux ou trois mots le fond de cette histoire. Une chatte est attirée par le berceau où dort un nouveau-né. Elle s’y installe auprès du poupon et y prend de plus en plus ses aises. L’enfant est ravi. La chatte est de plus envahissante. L’enfant et elle font bon ménage. Mais, c’en est trop. La mère intervient. À la fin, une question demeure en suspens : le danger écarté de façon aussi radicale représentait-il une réelle menace ?
Avec ce recueil, il semblerait que l’auteur se soit penché sur tous les cas de figure. Toujours dans le « Côté clair », c’est avec une nouvelle intitulée « Une chambre blanche » que la clarté une fois de plus en vient à s’assombrir. Un enfant est malade, gravement malade, atteint d’une maladie mortelle. Il voit « à la fenêtre de cinq heures un petit garçon qui lui fait signe de venir. » Le petit malade est sur le point de partir, de partir pour toujours. La mère le sait. Nous sommes du côté clair, mais ce qui est clair ici, voyez en quoi cela consiste : « Tout à coup [la mère] sait. Elle aime tellement son fils qu’elle voudrait le suivre de l’autre côté des choses. Continuer. Un calme inattendu submerge la pièce ; claire évidence que le cœur parle encore, que le cœur reste ainsi attaché à l’autre cœur qui jamais plus ne battra. »
Qu’on se rassure, je ne présenterai pas ici les vingt-huit nouvelles du recueil. Bien évidemment, elles mériteraient toutes qu’on s’y arrête longuement, mais l’espace ici est restreint, pour ne pas dire clos. Justement, un mot sur cette nouvelle intitulée « L’espace clos ». J’ai dit que l’auteur semble faire le tour de tout ce qui se peut présenter dans le merveilleux monde de l’enfance, y compris son avers, je veux dire sa noirceur, laquelle sera explorée, je l’ai dit, dans la seconde partie du recueil, « Côté sombre ». Avec « L’espace clos », nous explorons encore l’un des aspects le moins dramatiques du monde de l’enfance, mais un espace clos confine forcément à une forme de claustrophobie, d’étouffement, même quand cet espace est un jardin, une cour arrière. Ses parents y ont enfermé leur enfant, l’ont forcé à aller jouer dehors. Eux sont partis au marché. François est seul. Il s’ennuie. Puis, au bout d’un moment, « quand il lève la tête [il] aperçoit celle d’un enfant noir, de la nuit apparue dans le jour. »
Il se passe dans cette nouvelle quelque chose de troublant. Elle traite de la solitude de l’enfant, du grand besoin d’évasion que sous la contrainte de ses parents il en vient à ressentir. Cette histoire relève de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire symbolique. Cette notion a sans doute quelque chose de tautologique. J’ignore si elle existe. En y recourant, je cherche à décrire une forme d’art qui avec le récit permet de s’introduire dans le monde intérieur d’un personnage, en donnant à ses faits et gestes une allure de conte, en les baignant dans une atmosphère d’irréalité cernant au plus près une réalité éprouvée de l’intérieur, en profondeur. Enfin, c’est dire ici en beaucoup de mots qu’une certaine forme de merveilleux se trouve au cœur de ce récit. On y voit l’enfant tel que le donnerait objectivement à voir l’équivalent d’une caméra, d’une caméra qui curieusement serait apte à révéler non pas uniquement le visible, mais également le monde intérieur dans lequel évolue l’enfant. Ainsi, dans sa tête se présente à lui cet enfant, en négatif, noir, sombre à l’image du trouble qui le ronge, lui, le petit François. Cet autre lui-même représente le petit diable qui sommeille en lui. Ce compagnon imaginaire fomente en lui un mouvement de sédition, de rébellion, de libération. Avec ce double, François entreprend de saccager le beau jardin où ses parents l’ont enfermé. Vengeance. De leur paradis, il fait un enfer.
Après une autre nouvelle, voici réunis dans la section finale de « Côté clair » quelques récits sous le titre de « Les histoires de Martin ». Elles ont pour thèmes les intimidations que subissent les enfants à l’école, les curieux jeux auxquels les enfants s’adonnent parfois, des scènes de la vie familiale, etc. Parmi ces histoires, il s’en trouve qui renouent avec la magie, avec une certaine forme de féérie, le rêve (le vrai, celui qui nous advient la nuit lorsque l’on dort).
Il faudrait s’arrêter longuement à l’écriture de Corriveau afin d’en souligner les qualités, la remarquable maîtrise. Par exemple, avec les histoires que raconte Martin, nous avons affaire à un enfant narrateur. L’auteur lui cède la parole. Forcément, un enfant ne s’exprime pas comme un écrivain. Le tour de force réalisé par l’auteur est de ne rien en laisser paraître, de sorte que de la voix des narrateurs, disons plus âgés, tels ceux qui narrent partout ailleurs dans le recueil, on passe maintenant sans heurts ou brusques dénivellations à la voix d’un enfant. C’est dire que le registre familier auquel recourt Martin s’insère comme tout naturellement dans le flot « littéraire » du style « littéraire » qui se rencontre partout ailleurs dans l’ouvrage. Martin est un enfant, un adolescent âgé peut-être d’une douzaine d’années. Or, il faut savoir écrire, connaître son métier d’écrivain pour donner à entendre sans fausses notes la voix d’un enfant, en soignant le naturel de l’expression sans s’éloigner pour autant de la chose éminemment culturelle qu’est un texte littéraire.
Dans la deuxième partie du recueil, les choses gagnent en gravité. Aux rêves du petit Martin rencontré dans le « Côté clair » succèdent des univers désormais tout à fait cauchemardesques. Certes, les histoires précédentes s’approchaient à l’occasion du côté sombre des choses, et contenaient en germe des éléments contribuant à accroître un certain sentiment d’étrangeté. Or, les onze dernières nouvelles sont de plus en plus perturbantes. Avec une plume toujours fine, sans jamais sombrer dans le pathos ou le mélodramatique, à mille lieues des clichés misérabilistes, Hugues Corriveau passe en revue les cas de figure les plus déchirants, les plus dévastateurs. Vraiment, aucune nouvelle ne laisse indifférent.
Cela est à proprement parler magistral.
NOTE
À l’intention des lecteurs qui, en raison du fait qu’ils ne fréquentent pas les réseaux sociaux, ne l’auront pas lue, j’ajoute ici la présentation faite sur Facebook du commentaire qu’on vient de lire.
À l’approche du temps des Fêtes, si l’on n’a pas vidé son petit cochon au Salon du livre de Montréal ou dans les autres salons de l’automne, en tout seigneur tout honneur on mettra les pieds dans une librairie indépendante, là où règne la littérature en reine et maîtresse.
Mais attention ! Il y a des valeurs sûres. Lesquelles ?
N’oublions jamais qu’un commerce, même de livres, est un commerce dont la règle d’or, bien que non formulée, équivaut à celle que voici : « Plus elles sont fraîches, plus le monde en mange ; plus le monde en mange, plus elles sont fraîches. » Bon, je m’égare.
Ce que je veux dire, c’est que sans être indigeste, la saucisse Hygrade n’est sans doute pas la meilleure saucisse au monde. Mais, elle se vend bien. Elle est populaire.
Il en va ainsi dans le merveilleux monde du livre où la popularité est loin d’être un critère négligeable. Mais soyons honnêtes, seuls les snobs lèvent le nez sur ce qui, en matière de littérature, plaît au plus grand nombre. Ils se méfient comme de la peste des auteurs et autrices qui connaissent les plus grands succès. Ils boudent même les grands prix prestigieux, les Goncourt, par exemple. C’est qu’ils savent que le milieu littéraire est comme tous les autres milieux. On y voit une faune qui parfois se révèle sous des jours peu glorieux. On parle de magouille, de petits amis, etc. Mais ça, le « grand public » (cette notion ne renvoie à rien de très homogène) l’ignore et n’en a cure.
Surtout, ils se font de la littérature une très haute idée. Si bien, que dans les faits, ils ne sont pas vraiment snobs, mais plutôt exigeants. Tout cela mériterait d’être nuancé.
Où est-ce que je veux en venir ?
À ceci. Il y a énormément de très grands livres qui dans les librairies font de l’ombre à de très nombreux autres grands livres, dont personne ne parle ou presque et pour cause. Ils sont souvent publiés dans des maisons d’édition qui n’ont pas pignon sur rue, qui sont mal ou peu ou pas subventionnées, et qui, force est de le constater, n’entretiennent aucun rapport avec la saucisse Hygrade. Le bouche-à-oreille dans leur cas se limite à quelques bouches et quelques oreilles. Nulle rumeur contagieuse jamais, à moins d’un bienheureux hasard, ne portera ces très beaux ouvrages à l’avant-scène.
Enfin ! Cette fable a une morale. La voici. Les livres qui se vendent bien ne sont pas les seuls livres valant la peine d’être lus. Pour autant, ne levons pas le nez sur les œuvres dont tout le monde parle. Les grands succès ne sont pas toujours comparables à de la saucisse Hygrade, tant s’en faut.
En cette période des Fêtes, demandez conseil à votre libraire. Dans les coins sombres de sa librairie se cachent des trésors. L’un d’eux s’intitule « Autour de l’enfance ». Je viens de le lire, de le commenter et j’en recommande fortement la lecture. Hugues Corriveau a écrit un petit livre qui à mon sens est vraiment un grand livre. Il s’agit d’un recueil de nouvelles. Trésor de fine inventivité, manifestant un grand doigté dans le phrasé, œuvre sensible et troublante. L’enfance y est à l’honneur ainsi que l’imagination. L’enfance a un côté clair dont on se réjouit. On lui voit également un côté sombre auquel l’auteur réserve des pages tout à fait bouleversantes.

Ce recueil m’a plu; désarçonné; agacé; ému; contenté surtout par la qualité de l’écriture de Corriveau et la variété de ses regards sur l’enfance.
Mais tu dis tout cela, beaucoup plus et tellement mieux que moi, cher Daniel!
Merci pour ta recension qui prolonge et approfondit ma lecture.
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Merci de commenter, amie Geneviève. De l’agacement, à peine dans les premières lignes, car j’ai cru alors que le reste pourrait être naïf, mais il n’en fut rien. J’ai donc tout aimé.
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«Il y a des liens dans une œuvre lorsque celle-ci s’accomplit dans la nécessité. Ce sont des liens semblables à ceux qui unissent nos actions au fil de notre existence.»
Quel beau sujet de dissertation française ces affirmations auraient fait «dans le temps»!
Notre présent crée notre futur.
«Si le passé est le garanr de l’avenir»…
Le hasard n’est que des circonstances qui attendaient une rencontre favorable?
La pensée complexe utilise le concept d’attracteur étrange.
C’est de ces liens invisibles mais irrésistibles dont tu voulais parler?
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Je voulais dire, si mon souvenir est bon, que ce qui au fil du temps donne à un être son unité (quelque composite qu’elle est, faite d’éléments divers, voire contradictoires) transparaît dans une œuvre lorsque celle-ci correspond à un réel besoin, lorsqu’elle naît d’un ensemble de sentiments et de questionnements que devait nécessairement exprimer l’écrivain. L’organicité ou si tu préfères la cohésion (cohérente ou incohérente) de son œuvre est en quelque sorte tributaire de ce qu’il est vraiment : au plus vrai de lui-même. Enfin ! On pourrait dire tout ça en termes plus justes, mais je dois aller déneiger le trottoir, mes escaliers et mon allée. Merci, mon ami, de me lire, même en 2025.
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