
En exergue, les vers suivants de David Bergeron : « on entre dans la maison criblée de silence / sachant que seul reste l’écho ».
La maison est vide. L’amoureuse, absente. Les poèmes diront son absence. La répéteront, offriront autant de variations sur le thème de l’abandon que l’écho de son absence sera redondant, rebondissant d’un poème à l’autre, et ce, jusqu’à la fin du recueil. Les poèmes moduleront un chant fredonné comme du bout des lèvres, sans que jamais il ne soit recouru aux grandes orgues ou à quelque machinerie lourde du langage poétique. Si de poème en poème l’écho se répercute ainsi, on en déduira que l’auteur a produit un ouvrage monotone. Il n’en est rien. Pour dire sa « maison criblée de silence », pour dire sa raison qui flanche et combien il est proche de tituber alors que même « le plus fin des whiskies / goûte la pisse de chat », le poète oscillera entre des énoncés désespérés et d’autres tournant presque en dérision la souffrance qu’il éprouve ou plutôt qui la prennent comme avec un bien léger grain de sel.
Se répéter sans se répéter vraiment est un art que tous ne maîtrisent pas. Notre poète, lui, sait s’y prendre. Mine de rien, de subtiles modifications, des modulations dans sa voix, de petites trouvailles langagières, de nouvelles images inattendues introduisent des éléments nouveaux dans son discours, la reprise du fond n’engageant pas totalement celle de la forme de l’expression. Rien de lancinant ici, alors qu’on aurait pu craindre qu’un recours aussi massif à l’anaphore finisse par entraîner une certaine lassitude. Or, l’écueil du lancinant est évité de manière magistrale. Voyez plutôt.
Je rappelle que l’anaphore est une figure de construction, plus précisément de répétition. Elle consiste en la reprise en début de vers, de phrase, de paragraphe ou de strophe d’un même mot ou groupe de mots. On se souvient du poème « Heureux qui, comme Ulysse » de Joachim du Bellay. Il se trouve dans Les regrets. La répétition de « Plus » en début de vers est une anaphore.
« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,
Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine. »
Serge Lamothe recourt à ce procédé. Le mot procédé possède souvent une connotation négative. Il renvoie alors à un moyen facile utilisé de manière systématique ne permettant la plupart du temps de n’obtenir qu’un résultat « quelconque ». Encore une fois, ce qui est remarquable, c’est que celui qu’obtient Serge Lamothe est loin d’être quelconque.
Mais, je vous entends impatiemment demander en quoi, où, et pourquoi il y a des anaphores dans ses poèmes. Sont-elles à ce point envahissantes ? Eh bien, oui, elles le sont. Mais, la cohérence du recueil tient en grande partie à la cohésion qu’elles créent entre tous ses poèmes.
Cela commence dès le titre. Les mots du titre, Quand tu pars, forment à eux seuls le tout premier vers du recueil. Notons que ce sont des mots tout simples. On les retrouvera plus loin, à vrai dire très bientôt, soit au tout début de la page suivante, le deuxième poème débutant précisément par ces mêmes mots. Ces occurrences suffisent à ce que l’on parle ici d’une anaphore. Mais ce ne serait rien et je ne mentionnerais pas la chose si cela s’arrêtait là. Donc, la première page ( page 7 ) et la seconde ( page 8 ) débutent de manière identique. La troisième fait exception. À la page 10 cependant, nous retrouvons en position initiale ce même vers qui en alternance, toujours sur les pages de gauche, apparaîtra presque jusqu’à la toute fin du recueil, plus de trente fois. Voilà qui suffit amplement à parler d’anaphores. L’avant-dernière page ( 72 ) mettra fin à ce modus operandi. C’est dans le poème suivant, le poème final, que pour une dernière fois nous retrouverons le vers fourni par le titre ou qui plutôt aura sans doute donné son titre à l’ouvrage. Bouclant la boucle des échos, « quand tu pars » sera l’avant-dernier vers du recueil.
Mon intention en faisant part de cette caractéristique formelle et rhétorique était de faire valoir qu’elle servait l’ouvrage et son propos sans jamais les dessservir. Cela m’apparaissant comme une des forces de l’ouvrage. Les autres forces étant affaire de poésie, de sentiment, de drôlerie, d’une certaine intensité surtout, que je dirais tamisée, traduite sur le mode mineur, comme on parle en musique d’un tel mode sans que cela ne soit pour autant dépréciatif.
Alors même que la souffrance qu’il éprouve est chose grave, on parlera de légèreté pour qualifier son traitement par le poète. C’est un dépit embrassé en souriant. J’y vois le recours à une forme de tolérance visant à ce que puisse être enduré l’insupportable de la perte. Dans l’attitude du poète, il y a quelque chose de presque chaplinesque, de touchant et de sympathique. C’est en esquissant un triste sourire qu’il consent malgré tout à une ambivalente acceptation de l’exclusion qui le vise. Si l’on peut parler ici de légèreté, ce n’est donc pas parce que sa souffrance serait légère, mais bien parce qu’il fait avec elle bon cœur contre mauvaise fortune. Pas de lamentation, pas de jérémiade, de plainte, sinon atténuées, exprimées sur le mode de la litote et de l’euphémisme, le poète parvenant à détourner les pleurs qui pourraient poindre en leur substituant comme parade un humour bon enfant. J’ai évoqué la figure de Chaplin. L’analogie ne s’arrête pas à ce triste sourire.
On sait que le monde de Chaplin était celui des humbles, que pour fantaisistes qu’aient été ses films, leur action était toujours campée dans le monde réel, souvent celui des petites gens. Tout solitaire qu’il est, notre poète n’a rien d’un vagabond, mais l’image que donnent de lui les mots qu’il emploie est celle d’un « gars ben ordinaire ». En effet, il ne s’exprime pas en recourant à des expressions savantes. Il utilise le registre familier pour désigner le monde qui l’entoure et ses propres sentiments, use parfois d’expressions populaires. Il est dans le monde réel et il a réellement mal, et maille à partir avec le départ de sa bien-aimée. C’est au quotidien qu’on le suit alors qu’il fait du sur-place, coincé dans sa maison et son patelin depuis qu’il est livré à lui-même.
Premiers vers du recueil : « quand tu pars / ta tasse de tisane reste dans l’évier ». On dira ce qu’on voudra, mais je juge que, bien que prosaïques, ces vers, comme tous ceux qui suivent, expriment de manière on ne plus idoine le sentiment d’abandon qui habite le poète. Le deuxième poème fait de même : « quand tu pars / les moutons de poussière / s’accumulent sous le lit ». L’accumulation de ces petits riens conduira de manière progressive à une résolution qui ne résoudra rien, mais qui clôturera un recueil dont les lecteurs et lectrices auront apprécié chacun des petits riens qui le composent. J’ai parlé de prosaïsme, c’est que nous sommes enfermés avec le poète dans le monde réel, où chaque instant banal vient alourdir ses états d’âme, des états d’âme qu’il évoque en parlant de choses triviales qui, je m’empresse de le dire, ne renvoient à rien de trivial puisque l’on parle ici d’un chagrin d’amour, je dirais même plus : d’un chagrin de mort : « tout s’effondre / dans un bruissement d’ailes ». En maints passages, il est question de la mort : « quand tu pars / la mort est nonchalante ».
Je ne tarde pas
à te rejoindre
là d’où nul ne revient
j’arrive en retard
à la cérémonie
la mort
n’a pas été invitée
ce sera ma meilleure ennemi
hier est un autre jour
sans lendemain
Dans un poème, un vers laisse croire que la femme aimée serait morte, au propre ou au figuré ? « je dis que tu n’as pas souffert ». Plus loin, on peut lire : « je rêve de meurtres parfaits / d’assassinats bien orchestrés / d’impeccables résurrections ». Un des derniers vers du recueil se lit comme suit : « tu es le crime parfait ». On le voit, règne dans ces pages une certaine ambivalence ; le tragique jamais totalement évacué y côtoie une certaine fantaisie.
Quand tu pars
la rédemption me dévore tout cru
reviens s’il te plaît
par le dernier train
me chatouiller les oreilles
me tirer les orteils
ou recoudre mes artères
La fantaisie apparaît un peu partout dans ce recueil, elle offre une manière de vivre et de dire la mélancolie, de danser la mort dans l’âme avec le fantôme de l’être aimé. Partout, l’auteur aura chanté tout doucement, sans presque jamais recourir au lyrisme ou à quelque machinerie lourde et encombrante.
Dans l’un des derniers poèmes, toutefois, il change de registre. Il adopte pour dire la gravité un ton plus grave. Il opte pour un registre littéraire, d’une facture quasiment classique. Lui qui tantôt ouvrait « une boîte de Cracker Jack » n’hésite pas maintenant à évoquer ses « années doriennes ». Qu’est-ce que ce mot signifie ? Doriennes ? La Doride est une région de la Grèce antique. On est loin de chez nous ; avec ces « années doriennes », on est loin du petit quotidien vécu dans la maison vide. Ce poème, pourrait-on croire, est poétique dans le sens traditionnel du terme. Il chante. Pour rester dans le mode théâtral de la Grèce antique, on pourrait dire que le poète chausse pour le déclamer les cothurnes anciennement en usage sur les scènes de la tragédie. Cela dit, j’aime beaucoup ce poème. Dans sa hauteur, il ne rabaisse en rien les autres poèmes qui le précèdent et le suivent.
tu es ce bref océan d’incertaine mémoire
à l’ombre de l’automne empaillé
cette vague indolente lestée de rêves
ces effluves idolâtres au seuil des regrets
tu es l’animal terrible dévalant l’écho
de mes années doriennes
tu viens à moi fidèle émerveilleuse
par d’innombrables bouches
tes planètes s’offrent cérémonieuses et vaines
je vais sans bras sans jambes
à mille lieues de te perdre
la douleur arborescente
reflue sous l’écorce
Qu’on me permette, après ce très beau poème, et une fois refermé ce beau recueil, de dire non sans candeur mon étonnement. Il ne montrera sans doute que mon ignorance. Tout de même, je dois dire ce qui me chicote. Voilà. Je suis profondément troublé par la méconnaissance où l’on enferme, comme dans une maison sans portes ni fenêtres, les nombreux talents que de nos jours on dissimule sous le boisseau. Sans doute suis-je l’un des seuls à faire une découverte à l’occasion de la parution de ce recueil. Mais, comment se fait-il que je n’apprenne que maintenant l’existence de ce poète ? Il n’est pourtant pas le premier venu et sa feuille de route bien remplie témoigne éloquemment de tout ce qu’il a réalisé depuis bientôt une trentaine d’années. On ne parlerait que de ses collaborations avec François Girard, des dramaturgies des œuvres de Wagner qu’il a signées au Metropolitan Opera, que ce serait déjà énorme. Mais il y a plus, il est également dramaturge et romancier. Il a aussi reçu de nombreux prix, preuve s’il en est que les prix ne font pas toujours beaucoup de bruit. Hélas ! je suis peut-être sourd. Me sera-t-il permis de déplorer non seulement l’ignorance où j’en étais de ses travaux, mais de l’attribuer à peut-être le très grand nombre de talents dont regorge notre petit Québec. Ne sachant ou donner de la tête, les critiques, journalistes et autres agents œuvrant dans les cénacles des différentes institutions culturelles croulent sans doute sous le poids que représente la très imposante quantité d’écrivains et d’écrivaines de talent qui inondent nos librairies. S’ils élisent volontiers les auteurs et autrices dont parle tout le monde, forcément ils en laissent dans l’ombre et non des moindres. Je ne sais pas, par exemple, si le nom de David Turgeon est aussi connu qu’il mériterait de l’être. Il est pourtant l’un de nos meilleurs écrivains. J’ignorais le nom de Serge Lamothe. Je ne l’oublierai pas.
Ni au revoir ni adieu
la porte claque
reste la clé coincée dans la serrure

«Alors même que la souffrance qu’il éprouve est chose grave, on parlera de légèreté pour qualifier son traitement par le poète. C’est un dépit embrassé en souriant. »
Tu as toujours eu l’art des beaux paradoxes.
Davantage d’habiles faire-valoir comme tu l’es contribuerait sûrement à changer la triste situation que tu décris en fin d’étude, à mon avis de profane…
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Je suis très chanceux de t’avoir comme lecteur. Tu en vaux mille. Merci.
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