
Je déroulerai ci-dessous mes notes de lecture. On excusera leur aspect décousu, les répétitions, les incertitudes, interprétations hasardées, bientôt réfutées, ainsi que les longueurs justement qu’elles entraînent. Plutôt que de rédiger un commentaire surplombant, survolant le recueil, et présentant alors une synthétique synthèse (le pléonasme est voulu), je respecte la lecture en rase-mottes à laquelle je me suis d’abord livré, celle où dans le mot à mot des poèmes, au fil du texte, j’ai entrepris de m’aventurer pas à pas dans l’univers de ce très beau Fleuve à vif.
Dès les premiers poèmes, la poète se dit hantée, alors que « revivent les visions ». Il y a déchirure, rupture, dissociation de deux entités d’abord unies dans un lien d’amitié ou d’amour ; il se pourrait que ce lien soit celui d’une mère et de l’enfant qu’elle portait : « balancent en moi / ces lambeaux de toi / détachés ». Fausse couche, avortement, qui sait ? La poète ne livre pas dès l’ouverture de son recueil les clefs qui permettront de saisir la nature du drame en son sein. D’un fleuve à vif, très certainement on peut s’attendre à quelque tumulte.
Entrer dans cet univers, c’est s’engouffrer « dans le tunnel [où] se meuvent les goules ». La « narratrice » (ce terme peut d’autant plus être utilisé que la poète raconte une histoire, renvoie à des événements qui se sont produits, la réduisant au silence : « les mots engloutis me dévorent ». Mots engloutis, telle une épave, pourrions-nous dire. Un traumatisme, sans avoir été forcément refoulé, demeure ici non-dit, interdit : « ma bouche / poussière de rien / ne peut dire ce que ». Le groupe de vers s’interrompt ici, faisant entendre un silence, un blanc ; et la phrase se poursuit sans que l’on puisse en toute logique rattacher un complément d’objet direct à son verbe. La bouche ne parvient pas à dire cela que « ton visage sur écran dévoile », cela étant « les faits tus ». Il est question d’« images parcellaires » et de « » : silences. De toute évidence un trouble, une tragédie dont la nature n’est pas dévoilée, entrave l’existence de la narratrice. Elle s’adresse à une autre personne : « tu plaides le choix de taire une sentence ». Ce « tu » est-il, comme souvent c’est le cas en poésie, un « je » retourné, c’est-à-dire un autre soi-même à qui l’on s’adresse? Chose certaine, le verbe « plaider » n’est pas utilisé innocemment. Une faute, un manquement est ou a été commis. La plaidoirie est affaire de conflit, de justice. Tout se passe comme si la narratrice commentait le choix de n’en dire pas plus que ce qu’elle est incapable de dire, d’avouer, de dévoiler au grand jour. De quelle blessure souffre-t-elle ? À quoi attribuer les « paupières meurtries » dont elle parle, et meurtries par quoi ? en quelle circonstance ? Il faut s’avancer plus à fond dans le tunnel pour comprendre de quoi tout cela retourne.
Alternance donc du « je » et du « tu ». L’un étant parfois, peut-être, le même que l’autre, mais peut-être pas toujours. Par exemple, dans l’un des premiers poèmes, énigmatique (ce mot y figure d’ailleurs), « tu » et « je » sont mis en vis-à-vis. Le lien qui les unit est fragile, à tout le moins problématique : « sur tes lèvres / abusent les mots / mystifient les doutes » (relevons au passage ce verbe : « abuser » — il appartient lui aussi au champ lexical de la faute). Donc, abus. Ces mots mystificateurs, abuseurs, les « yeux » de la narratrice « échouent à lire dessus / le sens énigmatique ». Une longue histoire semble ici se résumer à un durable malentendu : « du premier matin / jusqu’à l’ultime moment / tant de choses insolites / venues de toi / remplir les courants d’air frais ». À la relecture du recueil, on saisira qu’un arc dramatique se dessine ici « du premier matin / jusqu’à l’ultime moment ». Nous comprendrons plus tard.
Dans un beau poème, celui de la page 15, la narratrice parle d’une « robe claire ». Est-ce la sienne ? Ou celle de l’autre, celle d’une autre ? « tes boucles dans le partage des nuits / la brise du soir sous ta robe claire / c’est là que tout commence / que tout revient ».
Il y a beaucoup de substance dans les poèmes de ce recueil. On y traverse une sorte de transparence opaque. Transparence dans la mesure où tout est parfaitement lisible, sans que toutefois le décodage des vers ne puisse en tout et partout s’accomplir toujours de manière univoque. En ce sens, le vaporeux entraîne une relative opacité. Il se pourrait que la discrétion soit le mode d’expression privilégié par l’auteure. Il est difficile de dire clairement ce que l’on hésite à dire, ce que l’on souhaiterait pouvoir dire sans le dire. C’est là une manière d’exutoire, le poème et peut-être toute littérature permettent d’atteindre ainsi une satisfaisante transparence opaque et, grâce à elle, une partielle libération. De dessous le boisseau l’on extrait des secrets personnels que l’on tient cependant à voiler ; la parole créatrice les transforme. Confidences et aveux sont alors éventés, dits et non dits à la fois. Le poète et la poète se comprennent ; les lecteurs et lectrices quant à eux lisent ce qu’ils lisent, le comprenant alors plus ou moins ; souvent, leur propre histoire se reflète dans les mots du poème.
Plus on avance dans le recueil, plus le « tu » s’incarne comme un autre, distinct du « je », complice, proche, familier. Un univers apparaît, commun aux deux personnages, avec au centre une maison sise devant le fleuve (il est question du littoral). L’imparfait indique que la relation unissant ces deux personnes est chose du passé : tu « disposais les meubles trop pauvres / colorais les murs » tandis que « je remplissais les jattes profondes ». Mais, comme dans un beau poème du vieux Ronsard, « les fleurs au matin épanouies / [étaient] décimées déjà le soir venu ».
Puis, par moments, ne pourrions-nous pas penser qu’il y a ici une relation mère-fille ? À tout le moins, une tendresse de cet ordre ? « ton cœur palpitait dans tes doigts / tes mains / que je tenais serrées / pour ne pas me perdre dans la tempête / la nuit descendue // Petite fille ne pleure pas / tu disais ». Quoi qu’il en soit, quelque chose de très humain se joue ici, ou plutôt a lieu ou eu lieu. Devant le fleuve.
À bien y songer, mais je n’y songe que maintenant, au moment où je passe en revue ce commentaire avant de le rendre public, j’ai l’impression, presque la conviction, que la confession faite ici pourrait être celle d’un des membres de cette famille que l’on verra plus loin éprouvée. Trois personnes périront dans les eaux du fleuve à vif. Celle qui se dira témoin de ce drame, la narratrice, pourrait avoir été la fille de la femme qui avec l’homme et le jeune enfant, jeune frère alors de la narratrice, sera engloutie dans le fleuve.
Au détour d’un vers, de précieux détails apportent des précisions. Il y a le fleuve. La narratrice le regarde sans le voir, « sans rien voir ». Autre chose accapare son attention : « l’épitaphe gravée / exposée stèle en terre ». Elle « contemple » non pas l’indigo du ciel ou l’ondoiement des vagues, mais, bien plutôt, « l’herbe étriquée qu’[elle] arrache tout autour ». L’heure est à la mélopée, qu’accompagne « l’écho déporté des marées [s’entrelaçant] aux appâts du vent ».
Hier, il y eut l’amour, « et demain peut-être » il y aura encore l’amour, car la porte n’est pas fermée, que laisse entrebâillée une certaine forme d’espérance : « tes doigts / ton souffle sur ma nuque // j’ai espéré longtemps les soirs du tendre / désiré le duvet des caresses / infiniment ».
À cet autre, une autre, que j’ai pensé être une mère, qui peut-être s’avère plutôt une amante, une sœur ou une amie, s’ajoute un enfant. (Mais je dirais maintenant, après avoir eu cette espèce de révélation où j’ai cru avoir assemblé les diverses pièces du casse-tête, que cette femme fut la mère de la narratrice). Les choses sont amenées de manière discrète chez Katia Lemieux. Rien chez elle n’est lourd ou souligné à grands traits. Sont épars ici et là des éléments qui, bien que chargés de sens, participent de cette transparence opaque dont je faisais mention ci-haut : « marchent vers moi en rêve / l’enfant et toi / errants en la terre sacrée « . Cet enfant est-il celui pressenti dans un poème antérieur où étaient évoqués des lambeaux ? Je ne crois pas. Ce qui dans un poème paraît faire d’abord sens, dans la mesure où le lecteur subjectivement l’investit, d’autres poèmes le corroborent ou l’infirment. Ainsi valsons-nous en lisant, comblant des non-dits, les interprétant au risque d’errer, puis, chemin faisant, de corriger, de réaligner notre lecture en tentant le plus possible de la poser dans les ornières tracées par le ou la poète. Ce qui dans l’histoire racontée ici se sera défait, ce ne sera donc pas une petite vie se détachant d’un corps, mais bien plutôt la vie d’un être cher reposant désormais sous une stèle dans un cimetière fluvial, pour ne pas dire marin.
Cette amie « entrée en ravissant les lieux » dans l’existence de la narratrice, en sera donc sortie, Dieu sait quand ni comment. Toutefois, elle aura ou aurait, je ne sais trop, exercé un pouvoir excessif sur la narratrice (« j’ai compris qui tu étais / avant de te laisser à dire / avant toute soumission imposée »). Revenir d’entre les morts, au plus fort du sommeil ou même dans la vraie vie, du moins dans l’imaginaire, dans le rêve éveillé, cela est sans doute possible : « prise au jeu / reviendra d’aussi loin / ta main sur mon front / sur ma joue / pour invoquer le pardon ». Encore ici la faute. Pardon : autre terme appartenant au champ lexical de la justice, de la réparation. À quelle faute au juste s’appliquerait ce pardon ? Au point où nous en sommes dans notre lecture, nous errons. Nous errons, jusqu’à ce qu’un nouveau personnage s’insinue dans le recueil à la faveur d’un nouveau poème. Il s’agit du « maître ». Il arrive de manière inopinée. Sorti d’on ne sait où. Chose certaine, le rôle qu’il joue dès son entrée en scène confine au trouble et à la honte. À l’une ou à l’autre, à ce « tu » qui gît désormais sous terre ou à la narratrice se parlant alors à elle-même, le « je « du poème enjoint d’enfiler sa parure nocturne, « cheveux libérés », car « devant toi t’attend son heure // bassement fait mouche la honte / le doute cynique moule tes hanches / tapent les talons des chaussures jusqu’à lui ». On sent la soumission et la dénonciation implicite d’un abus de pouvoir, un homme n’étant jamais le maître, surtout pas de sa « maîtresse » s’il en est amoureux. (Je mentirais, si je maintenais qu’à la relecture les choses dans ce recueil ne gagnent pas en clarté. Toutefois, il faut relire, mais n’en est-il pas toujours ainsi en poésie et en littérature, pour saisir finalement ce qu’en surface, du moins lorsque parcourus superficiellement, les mots ne révèlent pas d’emblée ? Je tairais un aspect important de ce recueil si j’omettais de mentionner que quelques-uns de ses poèmes ne mettent en présence d’aucun « personnage ». Ni maître, ni enfant, ni « je » ni « tu ». Ils portent sur la nature, les « lourdes brumes », l’« averse ». La poète dit qu’il pleut. Mais rien n’est innocent ou inutile dans ce recueil.)
Puis, s’agit-il à nouveau du maître : « parler de lui ne changera pas l’eau en vin » ? Le poème où il réapparaît commence par des vers énonçant de la détresse : « Tes mains creusent des signes jusqu’au feu / S.O.S. en rappel / grattent / raclent la berge «. Arrive ensuite « un jeune homme ». Nous n’en saurons pas davantage. Du moins pour l’instant. Il est dit « médusé ». Le sens du poème affleure à peine. Cela n’est pas un reproche. Certains poèmes demeurent énigmatiques. Il n’y a pas lieu de s’en plaindre : « l’équivoque des phrases vient à poindre ».
Je cite en entier un poème. Pour le lyrisme de son premier vers, pour la beauté des suivants.
As-tu touché la pierre que ton cœur broie
laissé voir la peine entre clair-obscur ?
ramassée sur toi-même au ras du sol
tes doigts dessinent un schéma hiératique
cryptogramme
contours abrupts
et l’équivoque des phrases vient à poindre
mémoire affligée
la soie du corps laisse en différé les caresses retenues
ahuri
le silence s’emporte
se déploie contre les lieux
chavire l’aigle dans le ciel
c’est ainsi que tout revient
que tout s’en va
au vent le courant
Dans un autre poème, le voici à nouveau évoqué. Cette fois-ci, il est absent. Mais elle est présente, l’autre, celle à qui la narratrice dit « tu », (mais l’on peut, du moins lorsqu’on lit le recueil pour une première fois, se demander si la narratrice ne s’adresse pas à elle-même : « réinventer cette histoire / ce refrain entendu / celui que tu chantonnais / regagnant l’allée obscurcie jusqu’à la maison / absente de lui ».
Un poème semble raviver une joie, du bonheur : « Allongées sur une couverture / à l’heure de la sieste // le vent passe sous les vêtements / sur la peau // goûte / goûte encore cette odeur / celle de la mer / que l’on capte en plein élan // te bourrer les côtes / ton souffle court / sur tes jambes coule sur tes pieds / sur le sol / l’eau rouge du châtiment ». À nouveau, un terme appartenant au champ lexical de la faute. J’ai cité le poème en entier. Pourquoi ? Parce qu’un recueil doit être lu et le moins possible effeuillé, en y découpant des vers en passant. On en détache de larges extraits, afin de donner une idée de l’ensemble. Idéalement, et je dirais surtout lorsque des vers nous interpellent en raison de leur beauté ou de leur prégnance, on arrache l’entièreté du plant et non uniquement quelques fleurs pour une gerbe. Je dis « plant », je parle d’un poème restitué dans son intégralité.
Fin de la première partie.
Le recueil en compte cinq. Si je me suis penché ici presque sur chaque poème, c’était dans le but de m’initier le plus possible à l’esprit de l’ensemble. J’ai d’abord lu le recueil une première fois, m’efforçant de ne pas m’en tenir à la surface des mots. Cela ne saurait suffire. Il est utile de rappeler ce principe qu’à maintes reprises j’ai répété, qui d’ailleurs est un truisme, à savoir que les poèmes gagnent à être fréquentés, longuement et souvent. Ils ne livrent jamais leur substance d’emblée. Même à la claire fontaine où ses eaux sont des plus limpides, le poème n’enchante vraiment que si son chant à maintes reprises est entonné. Il en va de la poésie comme de l’amour et de l’amitié. Qui se retrempe dans ses eaux y découvre chaque fois des merveilles. C’est dire qu’on ne parcourt pas un recueil distraitement. On y plonge et replonge. C’est à cette condition seulement qu’on peut réellement découvrir des trésors.
Réflexion avant de poursuivre.
Quitte à forcer le texte, devant le poème, le vieux réflexe demeure, qui consiste à réclamer de la cohérence, et à la rechercher sur le plan du sens, dans les significations. La poésie se joue quelque peu du mode de fonctionnement auquel nous soumettons ordinairement les mots dans le discours axé sur la transmission des idées et l’expression des sentiments. Même les lecteurs les plus avertis, les mieux intentionnés tentent d’arraisonner les significations des poèmes en usant de la logique. Pour ce faire, ils jettent sur le texte un filet apte à capter des bribes de sens, bribes qui enfermeront les sens dans la grille d’une interprétation qu’on cherchera à rendre probante. C’est un défaut, mais un défaut qui donne parfois d’heureux résultats. Toutefois, jamais ne doit-on faire fi de l’économie fondamentale de la poésie, je veux dire de son mode de fonctionnement. L’ouvrage poétique le plus concerté, le plus réfléchi n’y échappe pas. Règle générale, les poèmes sont autonomes, distincts les uns des autres. Ils sont comme les rêves du dormeur. Nuit après nuit, de nouveaux rêves paraissent. Ils ne se suivent pas à la queue leu leu en adoptant une logique linéaire, je veux dire de cause à effet ou semblable à celle qui dans un roman agence entre elles les différentes scènes et péripéties, toutes orientées dans une même direction et servant la fin vers laquelle ils convergent. La seule véritable unité qu’on peut reconnaître aux rêves réside dans l’unicité du rêveur dont ils émanent. Il en va de même des poèmes. Des métamorphoses s’y produisent sans arrêt. Je disais « je » parlant de moi, mais ce n’était pas moi, ce n’était qu’un de mes « moi ». Puis, je disais « tu » et ce « tu » était toi, mais pas que toi, était aussi un peu moi, un peu aussi un autre. Et ainsi de suite, faisant alors passer lecteurs et lectrices d’un lieu à un autre, mêlant les temps, l’aujourd’hui, l’hier et le demain. Bien entendu, un poème peut s’écrire en écho à un autre, le prolonger, mais, même dans un ouvrage aussi construit que le sont Les fleurs du mal, la structure est elle aussi une invention, une fabrication adaptée aux caprices de l’inspiration à laquelle les poèmes ont chacun répondu. Cela dit afin de souligner l’arbitraire de la lecture qui suivra, laquelle laissera inévitablement en suspens des zones vibrantes de significations pour les uns, mais que d’autres pourraient négliger. Les yeux parcourant l’espace d’un poème ont des taches aveugles, ils hallucinent aussi, ils créent leur propre parcours dans le labyrinthe du poème, se résignant en fin de compte, si ce ne le fut d’entrée de jeu, à confier à l’imagination le rôle de l’arraisonnement des significations.
PARTIE 2
Le vers ouvrant cette section me paraît particulièrement beau (la plupart sont de cette eau-là) : « Il y a dans l’oubli des nuages troubles s’en allant ». En relisant ce premier poème, je prends conscience d’un détail qui m’avait d’abord échappé. C’est celui de l’océan démonté. Un drame s’est produit et ce drame, nous finirons par l’apprendre, s’est précisément joué dans l’agitation des flots de la mer : « une présence ruisselle au dehors / désigne le silence coupable / l’océan démonté ». Toujours ce champ lexical de la faute : « coupable ». La mer est coupable. En témoigne, apparaissant au fil de la lecture, le passage suivant : « entrevus dessous » les eaux du Saint-Laurent « des os rompus roulent vers le large ». Derniers vers : « dans le flot du courant tu t’éloignes / au large des ajoncs / où nous nous cachions par curiosité »
On retrouve bientôt le jeune homme furtivement rencontré dans la première partie : « le jeune homme / visage hagard / chagrine en son cœur / ignore l’esprit / son jugement ». Je rappelle qu’un poème le disait médusé. Revenons en arrière. Que lit-on à son sujet ? Il est dit que « ses yeux entaillent l’espace ». Et la narratrice de se demander : « pourrais-je l’indécence de ce regard / à tenir le coup / au mur épinglé déjà ? » Cela, on en conviendra, est plutôt énigmatique. Le récit, fragmenté, que produit la narratrice, procède par ellipses et zones d’ombres. Les personnages qui hantent son histoire sont eux même fantomatiques. Ils apparaissent, puis disparaissent. Qui sont-ils au juste ? Quelle relation entretiennent-ils avec la narratrice ?
(Je m’interroge, après l’intuition qui m’a fait tout à l’heure avancer que la narratrice était la fille de la femme abusée, que l’homme était son père, et l’enfant, son jeune frère. Se pourrait-il que ce jeune homme au regard indécent soit celui à qui la mère rendait visite à l’occasion ? Celui qui sera nommé le « voyant » ? Nous aurions alors affaire à une histoire de mœurs, à une infidélité conjugale.)
Le recueil déborde parfois de l’intime, pour embrasser le collectif. Un très beau poème, lyrique à souhait, en mène large et montre le fleuve à vif dans ses turbulences et sa furie destructrice.
La mer t’a-t-elle raconté la plainte du phare
a-t-elle avoué ses colères
ses crimes ?
a-t-elle cité les noms des marins emportés
coulés barques et bien en cales
à l’Île-aux-Perroquets
et à Pointe-des-Monts
si bien cachés ces corps
loin des berges
celles de Huachat et de Cap-aux-Os
celle aussi d’Aube-sur-Mer
et de l’Échourie
combien sont disparus
dans le détroit d’Honguedo
et dans celui de Jacques-Cartier
en Gaspésie
vers le golfe en aval menant à l’Atlantique ?
Un geste plus que tout autre semble répréhensible. On se trouve avec lui au cœur de « l’ultime moment » auquel référait plus haut un poème. C’est une scène brève, un tableau brossé de manière elliptique encore, en quelques mots, laissant deviner le qui, le comment et le pourquoi du drame. Le récit est mené en quelques vers. Il y a le brouillard, « ce jour-là / […] / c’est un jour où […] / acte sans remords / vous amener en mer par grand vent / sous l’orage annoncé ». Qui est ce « vous » ? Une chose est certaine, ce recueil remue des eaux troubles en toile de fond. Un drame s’est produit en amont de tous ces poèmes.
Puis, tout ou presque en vient à s’éclairer. Ce « vous » est constitué par une triade, un homme, sa femme et leur enfant. L’homme, on peut le relier au « maître » apparu au début du recueil ; il commet l’irréparable. Je ne citerai pas dans son entièreté ce très fort poème. Le brio de la poète aura été de nous mener de petites touches en petites touches jusqu’à cette scène fatidique, effleurant discrètement les choses, sans les nommer directement. La femme aura « imploré supplié » ; il les aura « embarqués avec lui malgré tout », autant dire de force. Elle et son enfant, emportés avec lui sur l’embarcation, « vers le large / les déferlantes ». Ce récit se poursuit dans le poème suivant : « Sa main a lâché le gouvernail ». Chose curieuse, la narratrice déclare avoir assisté « à l’Immolation ».
Des vers fournissent d’autres informations : « sous ton jupon blanc ces pastilles de sang / flaque rougie de l’œuf brisé /placenta broyé ».
tu as oublié
beaucoup oublié
d’oublis involontaires
on sait
mais pas ça
PARTIE 3
Contrairement à l’impression que j’eus d’abord, à savoir que les poèmes de ce recueil n’étaient pas forcément tous reliés les uns aux autres, on comprend au fur et à mesure où l’on s’enfonce dans le tunnel où « se meuvent les goules » que tout se tient, tout s’organisant autour de cette scène, de ce moment dit ultime. La troisième partie fait voir les mêmes personnages : « revient en mémoire / l’arrivée du visiteur dont je tairai le nom // apparats du festin / le loup la nuit / déchaîne la jungle des échos / nocturne bacchanale hurle à la lune ». Ce visiteur, comment ne pas l’associer au maître, à l’homme qui a emporté avec lui la mère et l’enfant dans les eaux de la tempête ? Et comment pourrait-il être nommé s’il s’agit du père ? Du père de celle qui tient la plume ? Mais rien ne dit que ce récit soit de l’ordre de la biographie, de l’autobiographie. Il existe en poésie et dans toute autre forme de littérature, doit-on chaque fois le rappeler, cela qu’on appelle le « je de l’écriture » ?
La manière de Katia Lemieux, il faut insister sur ce point, se caractérise par son extrême discrétion. Ce n’est pas la légèreté qui la fait glisser sur la gravité, c’est plutôt la densité, l’intensité de la matière traitée qui impose un tel effleurement. Pour se rendre au plus creux, au plus trouble de l’aveu, à la désespérance d’avant et d’après le drame, comme si c’était du feu, réalité ou fiction, il lui faut garder ses distances. Là où d’autres appuient, développent et explicitent leur propos, la poète opte pour le trait fin, le mot qui semble ne rien dire, ne s’ajouter aux autres mots qu’en passant. Katia Lemieux use de l’équivalent de la litote, de l’euphémisme. J’en veux pour preuve le poème suivant, au milieu duquel ces mots, « ta robe souillée », sont loin d’être sans conséquence.
Tu marches vers l’astre
qui rapproche le chemin
au creux d’un vallon
s’éloignent tes membres prolongés devant
au sol
ta robe souillée
le zodiaque ne peut prédire le futur
rassure sans tenir parole
là où la route se décide à devenir champ
tu obliques dans le sens de l’heure
te suspens à regret aux constellations ignorées
Il y a ici une scène. Une femme. Une victime. Comment cette scène se rattache-t-elle à celle de l’embarcation fonçant au milieu de la furie des vagues et du brouillard ? À la première lecture, nous l’ignorons, le saurons-nous vraiment ? En tout cas, cette scène est, elle aussi, fort troublante.
Dans un autre poème surgit un homme (s’agit-il du visiteur dont la narratrice a dit qu’elle tairait le nom ?) : « le dénommé surgit dans l’obscurité / s’agitent sur toi ses mains / dévorées d’attente ».
Je le rappelle une fois de plus. Je disais que l’unité dans un recueil provient souvent de la personne même qui est à l’origine, pourrait-on dire ici du cri ? du cri tu ? Je disais que ce qui relie les poèmes, ce qui fait l’unité d’un recueil, réside dans ce point d’émergence qu’est l’émetteur, celui ou celle qui écrit. Or, force est de constater que ce qui fait tenir ensemble les poèmes de Le fleuve à vif est ce point central autour duquel la plupart de ses poèmes, pour ne pas dire tous, s’arriment. Bien que le tout soit enveloppé de vaporeux mystères, mystères dans la mesure où de toute évidence la poète s’est refusée à mettre les points sur tous les i, à supposer que son récit, pour fragmenté qu’il soit, ait trait à cela dont elle fut témoin ou cela qu’elle aurait elle-même vécu, ces mystères par moments s’éclairent, se dévoilent. Ils ont tous un trait commun : il s’agit d’une violence imposée à une femme.
Les mystères s’éventent, mais toutefois demeurent. Lui bientôt ressurgit. Est-ce le même homme ? On peut croire que oui : « il commentait / l’amour te fait les yeux lourds / hypnotique / sa voix montait / transformait la nuit en jeu ». Et à nouveau, un mot (« irresponsable ») appartenant au champ lexical de la faute : « le corps / ce piège irresponsable ». Notons, par ailleurs, cette association faite entre le corps et un piège.
Parvenu au milieu du recueil, on en vient à réaliser une fois de plus que la narratrice et le « tu » féminin sont franchement distincts. Dans les poèmes où l’embarcation, alors que sévit l’orage, s’engage follement dans les vagues, la narratrice affirme avoir assisté à la scène qui met tragiquement fin à l’existence de la femme et de l’enfant. Si l’on a pu croire en amont que le « tu » pouvait être associé à un « je », qu’à l’occasion, la narratrice pouvait s’adresser à elle-même, on comprend finalement qu’il n’en est rien. Surtout, lorsque la narratrice relate une série d’événements itératifs, qui donc se répètent ; il s’agit d’une scène, toujours la même. Elle accompagnait la femme alors que cette dernière se rendait dans une cabane où l’attendait le « voyant » : « Allongée dans l’arène / tu visitais les sortilèges dans la cabane / du voyant / apprenant la magie des disparitions // je t’attendais devant // tu revenais vers moi les yeux agrandis / tu regardais au lointain // nous marchions en silence / la prairie buvait nos pas ». Un amant ?
Après des poèmes relatifs à la réclusion d’une femme, la violence atteint son paroxysme. « Les dents rapaces mordent dans le tendre » Plus loin : « entends-tu venir les Furies ? / les entends-tu ? // regarde / regarde qui approche / impose la cognée / le pli de l’œil craque dessous // vois rugir ! vois le fauve ! »
À la fin de la troisième partie apparaît un ange. Ce n’est pas la première fois qu’il en est fait mention. Dans ce poème qui clôt la troisième section, l’« aura séculaire » de l’ange « veille sur nous » et « pointe un doigt vers lui, un doigt que l’on devine accusateur, tandis que lui « danse sa rage ».
PARTIE 4
On l’aura compris quelque chose dans tout ce récit s’apparente à un suspense. Tout y est mené avec lenteur, en recourant à de petites capsules, et c’est donc par petites doses que l’on est progressivement instruit de la nature du drame qui s’est joué auprès et au milieu du fleuve à vif. Il faut un certain temps avant qu’on saisisse les tenants et aboutissants de ce drame : « l’enceinte du cercle infernal se referme / sur sa folie ». Puis, tout comme dans un roman policier, plutôt comme dans un terrible fait divers, alors que la tension culmine, les victimes songent à se retourner contre leur bourreau : « perpétrer un attentat / nous affranchir / nous défaire de lui ». Quoi qu’il en soit, à ce point de l’histoire, « sens dessus dessous [la] maison [est] anéantie / laissée à l’abandon » ; la « défaite [est] insoutenable ».
Je parle d’un récit et me laisse entraîner par le désir de bien saisir l’histoire qu’il raconte. C’est, en partie, négliger comment cette histoire est racontée, qui va bien sûr de non-dit en non-dit, alignant des aveux allusifs, avec force coins de voile soulevé, oui, tout cela est bien vrai ; mais, il y a autre chose, et cette chose, cette manière de faire et d’écrire se somme poésie. Pour troublante que soit cette histoire, on ne doit pas oblitérer la poéticité de ses morceaux, je veux dire des poèmes qui la restituent. La narratrice énonce : « Dernière scène à venir ». Nous sommes suspendus à ses vers, dans l’attente justement de cette dernière scène. C’est oublier qu’elle ne viendra peut-être pas, que ce n’est pas un thriller que nous lisons, mais bien plutôt un ensemble de poèmes tous articulés autour d’un nœud, d’un grand remous qui au milieu du fleuve aura aspiré une frêle embarcation conduite par un fou furieux et menant à leur perte femme et enfant. Mais sont-ce là des scènes oniriques, symboliques ? Qui sait ?
On dit « Craindre son retour », on annonce que « le dénouement approche » : « à l’aube se dessine la calanque / plongée dans le brouillard / face au jour naissant / le treuil abrutit / balloté / le chalut s’évente au soleil // profilée à claire eau / une épave échouée sur les hauts fonds / que l’églingue tire des sables périlleux »
« Sauve-toi / éloigne toi vite / je répétais sans fin / un jour viendra où plus rien ne passera / ne ramènera l’inexcusable glose / collée sur des mensonges / un repentir à moitié usé / déjà ». On aura compris assez loin en amont que le drame concerne non seulement un enfant, mais trois autres personnes formées par un couple, soit un homme et une femme, ainsi qu’un témoin, c’est-à-dire une amie, une proche de la victime (je dirais maintenant sa fille, survivante, sans doute la seule rescapée dans toute cette sinistre histoire ) de cette malheureuse victime à qui le « maître » (« craindre son retour ») aura toujours tenu des discours « inexcusable[s] », mensongers, dont les repentirs répétés étaient toujours invariablement suivis de la même conduite impardonnable.
PARTIE 5
Où l’on voit que l’horreur n’a de cesse, qu’il aura fallu « subir sans répit ce tourment » : « Que je vous dise combien loin déjà / elle la portait / cette détresse en elle / n’avait jamais osé / l’avait usée / sans comprendre que ce qui venait avant / viendrait aussi après ». La victime déclare : « il ne cesse de répéter / des chimères qu’il colporte ». Une grande solidarité, une sororité est manifeste : « porteuse aussi de la loi de ma race / celle de toutes les femmes ».
Cette amie, cette femme sacrifiée ( je dis maintenant la mère), le recueil lui rend hommage, lui offre un doux tombeau de compassion : « rien ne dira combien la danse / autour du feu / combien gaie elle pouvait être / juste pour nous », autrement dit par pour lui, le « maître » qui interdisait la danse : « trop de rires dans la voix / assez la danse ! / ce que j’ai entendu de lui / tant de fois ».
On lit également ceci : « Il ne sert à rien d’inscrire le nom / de l’enfant disparu ». Je reviens à la manière de la poète. Oui, l’ellipse, voire l’interruption phrastique, la suspension de la phrase en raison souvent de l’impossibilité de dire, en raison de l’interdit auquel condamne le trop vif, le trop aigu de la souffrance : « au creux du silence / remporter du jour ce qui / laisser sur leur appétit pour lui / toi-même et l’enfant // de besoins à satisfaire / on ne devait pas demander / il ne fallait pas dire ne fallait pas / ainsi les choses vont-elles vers ». Abruptement, avant la fin se terminent les sentences. Abruptement prend aussi fin le poème : « ainsi les choses vont-elles vers ».
On l’aura compris, une grande amitié reliait entre elles les deux femmes, elles étaient comme des sœurs (j’en suis plutôt venu à croire une mère et sa fille). Une autre scène. Au restaurant : « il faut manger / j’implorais / pour demain les autres jours // tu as perdu du poids ». Elle espérait : « tu brandissais l’espoir / et l’oubli du compte / de toute souffrance / de toute cruauté // dans ta robe à fleurs / pour lui / ta beauté / ton unique droit de passage ».
Je disais un tombeau : « nommer ce qui fait luire / peut éloigner la mort même un instant / même momentanément »
Les mots de la fin de ce poignant recueil :
ses sanglots parfois la nuit
étouffés par en-dedans
que j’entendais quand même
sans rien dire ni rien faire
aucun pouvoir

Sans même avoir terminé ma lecture de ce commentaire critique (j’ai presque terminé), je veux souligner tout le plaisir que j’en retire de participer, comme lecteur de ton texte, à la lecture que tu fais de ce recueil de poésie: j’ai le sentiment de comprendre comment construire ma lecture à venir de ce livre, car tu me convaincs, en agissant ainsi, d’aller à la rencontre de cette poète, Katia Lemieux. C’est une excellente présentation! Ce genre de lecture nous permet de vivre la lecture et même de partager les doutes que la lecture engendre. Car tout livre de poèmes ne se livre pas aisément, on le sait.
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Cher Claude, tu me fais grand plaisir. Je me demandais si je pourrais parvenir à un résultat heureux. J’en doutais. La stratégie de lecture à laquelle j’ai recouru a dans les faits été imposée par le support sur lequel j’ai découvert le livre. Je m’explique. Je ne possédais pas la version papier du recueil. J’ai cherché à emprunter le livre à la bibliothèque, mais on n’en possédait qu’une version numérique. Pas facile ! Bref, j’ai pris des notes sur Word en m’arrêtant à chaque poème, le genre de notes que je prends habituellement dans les marges. Par après, quand je reviens sur mes notes manuscrites, elles m’inspirent. À partir d’elles, je rédige et ordonne mon commentaire. J’aime me promener dans un recueil, tourner les pages, revenir sur mes pas. En version numérique, s’ajoute un type d’effort auquel je ne suis pas habitué. Et aussi, imagine, sur l’écran de mon petit ordinateur, avoir côte à côte le texte poétique et la page sur laquelle on écrit. Pas facile ! Salut poète ! Merci d’être là.
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La puissance et la beauté du Fleuve à vif de Katia Lemieux nous ont fourni l’occasion de goûter encore une fois tes exceptionnelles qualités de navigateur.
C’est passionnant de te voir minutieusement étudier chaque vague, chaque rapide, chaque contre-courant pour découvrir où la secrète et turbulente poète nous entraine, tout en laissant la recherche ouverte à nos propres efforts.
La rencontre de deux virtuoses.
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Cher Laurent. Et que dire de ta présence et de ta fidélité de lecteur ? Je suis comblé.
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