
À la fin du roman, Isoline, son personnage principal, est en larmes. Ses larmes sont-elles communicatives ? Les lecteurs en versent-ils ? Je ne crois pas. L’auteur, de toute évidence, ne cherche pas à faire pleurer. Au contraire, tout du long de son récit, il fait sourire et souvent même rire aux éclats. L’amusement est ici porté à son comble. Les plaisirs de lecture sont au rendez-vous. On lit peu d’ouvrages offrant si peu de résistance. Ici, aucun passage, peu s’en faut, n’alourdit, ne ralentit ou ne freine la lecture. L’écriture est limpide. Comme le veut le cliché, elle semble couler de source. Rien de plus agréable que de lire ce genre de livre. Nulle part n’a-t-on l’impression de ne pas comprendre ce qu’on lit.
Mais attention ! S’il est plaisant, ce roman est loin d’être léger. Notre romancier est un fin renard. Certes, il offre un divertissement où règnent le jeu et le plaisir, mais substance et gravité s’y rencontrent également, car c’est le propre du vrai comique que d’être profondément sérieux. Après tout, le suicide n’est pas un thème qui prête à rire. Il y a des degrés dans l’humour, et bien au-dessus du simple cabotinage, la comédie comme genre théâtral ou l’humour romanesque, ici porté à son sommet, fraient avec la philosophie et posent, s’ils n’y répondent pas, de troublantes questions dans l’ordre de la morale, voire de la politique. Ce romancier, ai-je dit, est rusé comme un renard. Il ne donne donc pas de leçons, ne souligne pas à grands traits les pensées ou les idées que recèle son ouvrage. Si son histoire peut présenter une allégorie, c’est à ses lecteurs que revient la tâche de la concevoir. Le romancier fournit un dispositif dont chacun, comme le soulignait Valéry à propos de la poésie, usera à sa guise. Il n’est donc pas assuré que la guise du lecteur corresponde à celle de l’auteur. Toutefois, il serait étonnant que le romancier se soit résolu à livrer un ouvrage auquel on puisse faire dire n’importe quoi et même son contraire. Son œuvre se tient solidement. Il se peut cependant que son apparente légèreté voile aux yeux de certains une complexité aussi finement élaborée. Il y a chez Turgeon quelque chose qui s’apparente à la magie. Comme chacun sait, il est possible de se laisser éblouir par un tour de passe-passe sans chercher à en démonter la mécanique. Nul n’ignore qu’un tour réussi repose sur une attention divertie, détournée. Le spectateur renonce ordinairement à découvrir le comment du tour de magie. De même, en lisant Le roman d’Isoline, il est possible de vouloir uniquement se laisser porter par le courant du texte, possible de demeurer attentif surtout à ce que vit Isoline. On peut ne pas prêter attention à l’échafaudage du texte, si brillant qu’on n’en voit pas la charpente, bien que celle-ci à y regarder de près finisse par se laisser découvrir et franchement admirer, l’ouvrage étant à vrai dire le fruit d’une élaboration on ne peut plus sophistiquée. On peut également ne pas saisir la subtilité des propos, que voile sans pour autant les dissimuler un style qui saute du coq à l’âne, non sans que l’auteur cependant ait veillé à la rigueur qui sous-tend ici la forme narrative. Avec grande ironie, un passage fait référence à l’apparent tic caractérisant l’écriture adoptée par Isoline, ridiculisant « cette écriture qui s’écoute penser / et qui saute constamment à la ligne / pour produire / des effets / un peu faciles ». Les contempteurs des écrits de Paula Kahl, la célèbre romancière qu’Isoline empêche de mourir dans les premières pages du roman, voyaient d’un mauvais œil ce style sautillant. Selon eux, ce style était ridicule. La narratrice l’a emprunté à Paula Kahl. En y recourant, le romancier montre qu’il est loin d’être ridicule et que ses effets n’ont rien de facile.
Les intentions de l’auteur sont sans doute multiples. Écrire, de manière intransitive comme on disait il n’y pas si longtemps, est probablement son but principal. Lire devrait être le nôtre. Lire vraiment pourrait l’être davantage. Or, lire Le roman d’Isoline est la chose la plus facile qui soit, bien qu’elle représente une tâche complexe. C’est que cet auteur, je le répète, a plus d’un tour dans son sac. Il est malin. Il a l’air de jouer, de s’amuser. En fait, assurément il joue et s’amuse. Mais son jeu est sérieux. Et s’il semble glisser à la surface des choses, écrire au gré de l’inspiration, un arrêt sur image révèle qu’en réalité il plonge tout au fond des choses. Par arrêt sur image, je réfère à un temps de réflexion, temps pris afin de savourer ce qui sous la drôlerie s’avère lourd de sens, quoique le sens dans ce roman, il faille évidemment pour l’appréhender jongler avec toute cette matière que met l’auteur à notre disposition.
Reprenons les choses du début. Le livre est tout d’abord dédié à François Blais. À côté de son nom figurent entre parenthèses les deux dates suivantes (1973-2022). Voilà qui est si discret qu’on ne s’y attarde peut-être pas. Et pourtant ! La dédicace est lourde de sens. Tout comme l’est l’incipit du roman : « j’ai connu Paula Kahl à l’occasion de sa première mort ». Mais une fois qu’on a lu ces mots, quelque chose immédiatement nous distrait ou nous surprend, si bien que ces éléments (la dédicace et la première phrase) passent en quelque sorte au second plan, car voici que la forme, la manière utilisée par la narratrice passe à l’avant-plan. Je parle de ces énoncés qui sautent constamment à la ligne. Il faut d’abord s’adapter à ce style. Pas de ponctuation, pas de majuscule, un découpage en escalier de phrases qui se succèdent en se détachant les unes des autres, en passant à la ligne suivante. On lit le début du roman, on dépasse la première moitié de la première page et déjà l’on est acclimaté à ce mode d’écriture. En réalité, si la ponctuation traditionnelle brille par son absence, la disposition des phrases au moyen de ces courts paragraphes y supplée sans aucun problème. Se laisser entraîner dans le cours du récit s’effectue aisément.
Paule Kahl est donc morte une première fois. D’emblée, nous savons qu’elle décédera au moins une seconde fois. Puis, dans les lignes suivantes, nous apprenons que l’univers dans lequel nous baignerons est celui de la littérature, des « écrivain.es », du monde éditorial, celui de chez Charpelle. Nous savons aussi que la narratrice, hormis des « tentatives de journal intime », n’avait jusqu’alors « pas encore écrit quoi que ce soit ». Il sera bientôt question d’un journal de création universitaire (La Chamade) auquel la narratrice aura participé, non à titre d’écrivaine en herbe, mais en tant qu’administratrice. Ce sont là des informations relatives à l’histoire racontée. Par ailleurs, un autre phénomène attire notre attention ou plutôt s’impose à notre vue. C’est celui de l’écriture inclusive. La narratrice se fait un devoir d’y recourir. Parlant du « côté logistique » de sa collaboration à La Chamade, elle déclare qu’« il faut bien que quelqu’un.e se tape cette part du boulot » et qu’ « on ne peut pas toustes être écrivain.es ». La réforme de l’orthographe correspond à une orthodoxie idéologique qui lui tient à cœur. Plusieurs observations relatives à des scrupules langagiers émailleront le récit. Isoline notera, par exemple, que « Paula Kahl ne disait pas ‘‘ autrice’’ ». Elle corrigera toustes celleux qui ne souscrivent pas encore à la convention désormais en vigueur de l’écriture inclusive, laquelle donnera parfois à son récit une drôlerie dont l’auteur ne peut pas ne pas être conscient, qu’il ne peut qu’avoir recherchée.
Un des personnages du roman, le plus désagréable qui soit, s’insurgera contre cette nouvelle doxa. Il s’agit de Saint-Cyr. Il dit « étudiants » et non pas « étudiant.es ». Aussi, Isoline le corrige-t-elle ». Il s’impatiente : « ah non, dit Saint-Cyr, tu ne vas pas t’y mettre aussi ». Cet intellectuel, mêlé à de « sordides histoires », au sujet de qui auront couru des allégations, dénonce les « fanatiques de la bien-pensance », parle de « la dictature des faibles ». Sera-t-il plus tard responsable d’une ecchymose sur la cuisse d’Isoline ? Leur relation par le passé en tout cas a été trouble. Ce personnage d’abord introduit en douce dans le récit prendra progressivement de l’importance. David Turgeon maîtrise l’art de la progression dramatique. Tous les éléments de son récit se voient ainsi traités, passant peu à peu de l’anodin au hautement significatif. Il en est ainsi avec le père d’Isoline. Alors que la maladie de ce dernier ira en s’aggravant, l’empathie d’Isoline à son endroit se rétrécira comme peau de chagrin au fur et à mesure que croîtra chez elle le trouble mental qui la ronge, son trouble étant en relation directe avec l’écriture du roman qu’elle rédige. Mais ne compliquons pas les choses. Elles sont, je tiens à le rappeler, traitées par le romancier de manière telle que leur complexité ne pose pour le lecteur aucun véritable problème. L’auteur parvient habilement à créer un univers où tout s’emboîte avec une implacable logique. Le train de son discours, ce récit conduit par Isoline, ne déraille jamais et il finit bien heureusement par arriver en gare. En effet, à la fin, toutes les parenthèses ouvertes dans ce récit se referment. À la limite, des parenthèses jamais ouvertes seront tout de même refermées.
Un train, donc. Et des parenthèses. Le train, d’abord. C’est celui du titre d’un roman de Paula Kahl. Ce train ne s’arrête plus en gare. Ce titre posera problème. Une erreur éditoriale l’aura modifié sur la page de titre. Couverture et page de titre différeront. On lira « plus » sur l’une et « pas » sur l’autre : Ce train ne s’arrête plus en gare sera devenu Ce train ne s’arrête pas en gare. Paula Kahl se rendra chez l’éditeur où travaille Isoline au début de l’histoire pour y faire une scène. Elle est outrée. Rien ne va plus. Il faudra pilonner les exemplaires, repartir à zéro, réimprimer le livre. Heureusement, de manière fort ingénieuse, Isoline parviendra à réparer les pots cassés. L’interprétation de cet acte manqué, la lecture qu’elle fera de cette bévue éditoriale en dit long sur la portée que peuvent avoir les œuvres littéraires, sur leur polysémie et sur leur relative insignifiance. Feignant de croire que la romancière a volontairement mis ce « plus » et ce « pas » en parallèle, Isoline la félicite et l’encense. Elle lui démontre que ce léger détail relève de l’inventivité, de la trouvaille, du pur génie littéraire. Ce boniment admiratif convainc la romancière. Paula finit par admettre que ces deux titres légèrement différents ajoutent de la valeur à son roman.
L’histoire des parenthèses est quant à elle savoureuse. Je ne puis y référer de long en large. Cependant, il me paraît nécessaire de mentionner la grande importance qu’elle occupe à travers le roman. Cette histoire de parenthèses ouvre quasiment et ferme tout à fait le roman, elle constitue l’un de ses éléments les plus comiques. C’est que la narratrice, pour une raison ou une autre, semble prendre un réel plaisir à les ouvrir, puis à oublier ou feindre d’oublier de les refermer. Elle en ferme même quelques-unes qui ne furent jamais ouvertes. Cela amène son amie Rebecca, qui assure la révision du roman, à la semoncer. Or cette désinvolture amuse Isoline que, par ailleurs, de moins en moins de choses parviennent à amuser alors que progresse le roman. Car la voici bientôt aux prises avec une énorme responsabilité. Après le suicide, la deuxième mort de Paula, elle accepte la proposition que lui fait Benoît, le mari, le veuf de la romancière. Il s’agit de passer à travers les inédits de l’écrivaine et d’en extraire des perles, quelque chose de viable. Peut-être a-t-elle laissé dans ses fichiers des textes publiables. Le mari avoue ne pas être en mesure d’y voir clair. Or comme Paula avait confiance en Isoline, celle-ci saura probablement comment s’y prendre pour redonner vie à ses tapuscrits. D’ailleurs, à l’occasion de la première mort de la romancière ne lui a-t-elle pas donné une seconde vie ? Elle l’a, en effet, secourue in extremis. Isoline accepte de relever le défi. Ce sera un travail accaparant. Elle y laissera beaucoup d’elle-même. Elle quittera son emploi chez l’éditeur Charpelle afin de s’y consacrer entièrement.
Il se produira en elle une transformation majeure, une réelle métamorphose. Elle entendra des voix. À vrai dire, elle entendra la voix de la morte et entretiendra avec elle un dialogue à propos de ses écrits. D’outre-tombe, Paula l’assistera dans ce travail au cours duquel Isoline sera amenée à prendre de plus en plus de liberté. Dès le début du roman, mais c’est là un détail auquel nous n’avons peut-être pas été suffisamment attentifs, un détail qui ne prendra tout son sens que bien plus loin, Isoline nous apprend qu’elle est « possédée par l’esprit de Paula Kahl ». D’ailleurs, elle en vient peu à peu à se substituer à l’autrice, à prendre sa place au cœur des inédits, à les trafiquer tout en respectant plus ou moins l’aval de Paula.
Puis, allant au-delà de l’au-delà, elle quitte le royaume des morts et des fantômes, elle fait un pas de plus qui cette fois la conduit dans le domaine de ce que l’une de ses nouvelles conquêtes amoureuses, un savant informaticien, appelle le « point d’intégration ». Elle passe du spectre de Paula au spectre que lui révèle alors un algorithme. En donnant à un robot l’accès à l’ensemble de l’œuvre de Paula Kahl, ses brouillons et ses inédits y compris, celui-ci devrait être en mesure d’ajouter quelques romans à son corpus.
Mais voilà, Isoline s’est coupée du monde, isolée dans l’écriture, en est venue à négliger son père malade, ses amants, son travail. Elle pense tout haut, répond à Paula alors qu’elle est en présence des autres. D’aucuns diraient qu’elle est folle. À la fin, elle devient la « dernière personne », car Paula, étant incapable d’écrire à la première personne, puisqu’elle est morte, doit se résoudre à parler grâce à un truchement, elle doit se servir d’Isoline, user de ce médium. C’est ainsi qu’Isoline finit par devenir le personnage du prochain roman inédit de Paula.
On croira que tout cela est très compliqué. Il n’en est rien. Que cela n’a aucun sens. Or ne serait-ce pas une manière d’allégorie ? Un écrivain, une écrivaine ne sont-ils pas en quelque sorte vampirisés par la voix de leur propre écriture ? N’est-ce pas en grande partie un autre qu’eux-mêmes qui tient la plume, qui tape sur le clavier ? N’en viennent-ils pas peu ou prou à perdre le sens de la réalité au profit de cette autre réalité qui se présente à eux lorsqu’ils écrivent ? Isoline au bout du compte a beaucoup perdu. Même sa secrétaire lui a fait faux bond. Lorsqu’elle la retrouve, celle-ci se présente au bras d’un homme dont Isoline s’était tout d’abord entichée. Elle a tout perdu, sauf peut-être son sens de l’humour. Et c’est en refermant à peu près toutes les parenthèses qu’elle avait négligé de refermer qu’elle prend congé de son roman.
Tout pétille d’intelligence dans Le roman d’Isoline, à commencer par l’écriture. L’auteur sait raconter une histoire. Il maîtrise l’art des transitions. On croirait des digressions, or chacune se révèle nécessaire, chacune lui permettant d’enchaîner, de passer habilement à un autre sujet. Il réussit le tour de force qui consiste à garder son lecteur en haleine, quand bien même son histoire n’est parsemée d’aucune grande péripétie. Tout cela n’est pas rien. Or ce qui impressionne sans doute davantage, c’est la plume de l’auteur, sa vivacité. Son style est sans doute unique, en tout cas rarissime. Son registre est la plupart du temps soutenu. Il arrive qu’il soit franchement très littéraire. Certaines de ses phrases ne dépareraient pas les plus beaux passages de La recherche du temps perdu. Des temps de verbe quasi tombés partout ailleurs en désuétude reprennent vie chez lui, se trouvant dotés d’une vigueur exceptionnelle. Ainsi manie-t-il avec aisance la deuxième forme du conditionnel passé, l’imparfait ainsi que le plus-que-parfait du subjonctif. L’héroïne et son amie Rebecca sont elles-mêmes animées par une conscience aiguë de la langue. Par exemple, elles en conviennent, « loin s’en faut » est fautif ; il faut plutôt dire ou écrire « peu sans faut ». Tout ceci fait sourire.
On se souviendra d’André Gide. Il écrivit quelques soties. Le Prométhée mal enchaîné, Paludes et Les caves du Vatican. Une sotie est un récit donnant la primauté au jeu. On y pratique par exemple la mise en abîme, comme c’est le cas ici. L’auteur de ce type de récit se montre la plupart du temps attentif à l’invention de la forme, c’est encore le cas ici. L’humour, l’ironie prédominent. Une sotie réussie est exempte de sottises. Il n’y en a aucune dans Le roman d’Isoline.
David Turgeon est l’un des plus brillants écrivains du Québec.

«…romancier fin renard, malin, rusé, tours de passe-passe, etc.»
Passionnant de te voir déployer ton propres arsenal de trucs pour mettre en valeur le roman de Turgeon et nous stimuler à le lire malgré…
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Cet écrivain est franchement hors du commun. À lire !
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