Contribution au numéro 29 de la revue Possibles dirigée depuis l’arbois (France) par le poète Pierre Perrin : texte de Daniel Guénette

Penser la poésie, c’est avoir en soi-même une sorte de nuage qui curieusement se meut et se transforme au fil du temps, un nuage parvenant à se passer assez bien de quelque notion que ce soit. La connaissance qu’on a de la poésie est, me semble-t-il, d’abord intuitive ; et souvent elle demeure ainsi : larvaire, embryonnaire, étant moins pour nous une connaissance apprise et raisonnée, qu’une sorte de science infuse, diffuse, confuse … apprise et désapprise autant sur les bancs d’école qu’à travers les errances de nos toutes premières écoles buissonnières, lesquelles se poursuivent parfois jusque dans un âge extrêmement avancé.
Le petit bonhomme du célèbre poème de Prévert s’élève au-dessus de la leçon du maître, son esprit flotte au plafond de la classe comme les amants dans les toiles de Chagall. Il fait l’ange ; ce qui lui vaudra bientôt de porter le bonnet d’âne. D’aucuns diraient qu’il est poète, puisqu’il est absent, c’est-à-dire présent à tout autre chose que la leçon. Il ignore tout à fait ce qu’est un vers, trébuche dans ses pieds s’il doit ânonner une fable de La Fontaine, faisant une pause avant que l’hémistiche ne soit atteint, s’empêtrant dans les virgules et les points.
Même le mot poète lui est étranger.
Alors que parmi nous, amateurs, petits et grands connaisseurs, spécialistes de la poésie, poètes, souvent authentiques, il semblerait qu’à l’instar de ce cancre nul ne sache vraiment ce qu’est la poésie. Or, si persiste son mystère, c’est sans doute parce qu’on ne tient pas vraiment à faire la lumière sur son cas, ou encore parce que cela serait beaucoup trop simple.
Dans un monde de duretés et de plates certitudes, où nous sommes assurés que deux et deux font quatre, où les maîtres pour en convaincre s’en tiennent à la règle, et parfois à ce qui aujourd’hui équivaut aux coups autrefois donnés sur les doigts, il est réconfortant de savoir que, par la fenêtre ouverte du poème, l’échappée belle est encore et toujours à portée de rêve.
Et si la poésie était cette possibilité offerte de se dispenser d’une certaine forme de savoir, du moins conceptuel ?
On se contenterait, un peu comme monsieur Jourdain avec la prose, de faire de la poésie sans le savoir, ou plutôt sans vraiment savoir, non pas ce que l’on fait — assurément, ce sont des poèmes — mais sans pouvoir dire au sujet de la poésie, quoi que ce soit qui ne puisse être contredit, invalidé par les autres, amateurs, petits et grands connaisseurs, spécialistes de la poésie et poètes de tout acabit. C’est que dans l’univers de la poésie soufflent de grands vents de liberté. Les auteurs s’autorisent. Ils partent à l’aventure. Se croient-ils tout permis ? Cela reste à voir. Des vigies, comme leur nom l’indique, veillent sur l’ordre des apparents désordres qui sévissent en poésie. La plupart du temps, les censeurs cherchent à faire régner le bon sens. On se souviendra de Boileau : « Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir, / Le chemin est glissant et pénible à tenir ; / Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt l’on se noie. / La raison pour marcher n’a souvent qu’une voie. »
C’était l’ordre classique. Sa loi imposée. Sur toute forme de désordre, elle jetait le discrédit, imposait l’interdit. Ce joug a longtemps valu au classicisme et à ses avatars d’être les boucs émissaires des grandes avancées de la modernité. Mais attention ! Nous aurions tort de penser que la censure n’a qu’un seul visage, que les vigies n’en ont que pour le bon sens. Elles veillent parfois à ce que le désordre l’emporte sur l’ordre. Si elles favorisent des chemins de traverse, elles donnent parfois sur des impasses ; elles promeuvent à l’occasion des impuissances, des stérilités. Mais c’est ici bonnet blanc, noir bonnet. Ce que l’un brandit et proclame, l’autre le bannit et condamne. Les vérités sont des gants que l’on retourne. Jusqu’aux surréalistes, on n’hésitait pas à recourir au soufflet pour faire valoir ses désaccords. Les diverses pratiques se contredisent, les dogmes s’inversent et laissent dans leurs marges des rejetons qui s’en réclament ou non, enfants illégitimes d’étranges nuits d’Idumée. Un grand métissage résulte de ce brassage. Les poèmes varient au point de paraître parfois n’être que des simulacres. Or ces simulacres, que de purs esprits dénonçaient, du ruisseau où ils furent relégués, s’élèvent et gagnent finalement le haut du pavé. C’est depuis cette position privilégiée que s’érigent dès lors de nouveaux postes d’observation et de contrôle. Les poètes de l’heure entrent en fonction. Les voici dominants. Les courants dans les arts, et en poésie, sont à peu de choses près l’équivalent des modes.
À l’ombre de ces modes subsistent et prolifèrent des œuvres qui font peu de bruit. Des poèmes qu’on ne lit pas ou ne lit que très peu témoignent de réalités poétiques dont on ne peut cependant faire abstraction. Certains poèmes, comme naguère dans le fond des tiroirs, demeurent enclos dans des fichiers, dorment dans des ordinateurs personnels. Des poètes les font parfois paraître en ligne. Le monde est moderne. Ces poèmes circulent sur les réseaux. Parfois touchants de maladresse, passéistes ou d’une douteuse modernité, ils donnent de la poésie une image plus ou moins conforme à l’idée que se font de la poésie ceux et celles dont on dira, un peu trop rapidement, qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est réellement la poésie. Et pourtant ! Allez savoir !
Car justement, on ne sait pas. Il se pourrait que des poèmes criblés de fautes, comme l’étaient les lettres d’amour dont s’émerveillait Breton, soient assez proches de ce qu’est la poésie. En tout cas, dans Art poétique, Caillois affirme l’importance de la valeur humaine dont les poèmes doivent selon lui témoigner. Il réfère à un phénomène assez peu banal. En Colombie, des jeunes se suicident en se jetant dans l’abîme, là précisément où la rivière Bogota se jette elle-même dans la vallée, dans une chute spectaculaire de huit cent mètres. Une tradition veut que ces jeunes déposent en guise d’adieu un bref poème dans un petit autel consacré à la Vierge. Ces poèmes sont le fruit de jeunes gens désespérés qui, pour la plupart, sont loin d’être doués en matière de poésie. « Pourtant, écrit Caillois, si la valeur littéraire de ces œuvres rédigées au moment de se donner la mort reste infime, leur valeur humaine demeure considérable ; et aux yeux de ce juge idéal devant qui j’ai imaginé de faire comparaître le poète, il me semble qu’elles témoignent en faveur de la poésie plus que les productions torturées de ceux qui bannissent les sentiments de leurs vers et qui emploient leur talent à faire entre eux un vain assaut de singularité. »
En travaillant au Complexe d’Orphée, j’ai cherché à découvrir ce qu’il en est de la poésie. Depuis le temps qu’il s’en écrit, me disais-je, ne pourrait-on pas penser qu’à son sujet tout a été dit, et que cela nous dispense aujourd’hui d’en ajouter, qu’il suffit d’ouvrir les grands livres des grands poètes et spécialistes de la question pour que la réponse nous apparaisse alors en toutes lettres ? Ces grands livres, je ne les ai pas tous ouverts, tant s’en faut, mais j’en ai suffisamment lu pour me rendre compte qu’il arrive aux poètes de tourner en rond, aux modes, de se suivre en renonçant les unes aux autres, de sorte que l’histoire de la poésie à force de reniements et d’affirmations successives se répète peu ou prou, des principes anciennement tenus pour nuls et non avenus étant derechef portés aux nues.
Je songe à Boileau dont nul n’a cure aujourd’hui. Il m’apparaît pourtant que nombreux sont ceux et celles qui, croyant faire fi de son enseignement ou allant jusqu’à en ignorer l’existence, appliquent à leur insu et non sans rigueur ses préceptes dans leurs écrits. Ils croiraient pourtant se voir rabaissés si l’on s’avisait de leur indiquer où et en quoi leur pratique relève d’un certain classicisme. Paul Valéry nous éclaire sur ce point. Il écrit dans ‘‘Situation de Baudelaire’’ que « l’écrivain qui porte un critique en soi-même, et qui l’associe intimement à ses travaux » est classique.
À travers mon essai, observant les poétiques des uns et des autres, j’ai réalisé qu’au sujet de la poésie tout ou presque a été dit, le même et son contraire. Ce qui pour l’un est poésie pour l’autre ne l’est pas. Peut-être leurs positions ne divergent-elles qu’en apparence, les formulations les énonçant contribuant à brouiller en nos esprits des idées pourtant profondément similaires. Car si la poésie existe, à travers les mille et une formes qu’elle emprunte, un principe en son centre doit bien exister assurant au fil du temps sa survie en tant que poésie, comme sont divers les nuages tout en ne cessant jamais d’être invariablement des nuages, et non pas autre chose.
Assurément, la poésie est. Mais qu’est-elle au juste ?
Si nous le demandons aux poètes, nous obtenons des réponses étonnantes, voire amusantes. Dans Le complexe d’Orphée, je me suis livré à un petit jeu. Ayant prélevé diverses définitions offertes par certains poètes, j’en ai fait un collier. Il y a là des perles. Qu’on en juge soi-même.
« La poésie EST cette musique que tout homme porte en soi EST le miroir terrestre de la Divinité EST tout ce qu’il y a d’intime dans tout EST de la pensée en train de naître EST un exhibitionnisme qui s’exerce chez les aveugles EST une pensée dans une image EST le miroir brouillé de notre société EST le sacrifice où les mots sont victimes EST une religion sans espoir EST un pur don céleste EST inséparable de la Révolution EST une façon d’utiliser au mieux la folie EST ce qui fait apparaître l’invisible EST quelque chose qui marche par les rues EST muette EST le silence qui prend la parole EST peinture aveugle… »
Lorsque les poètes tentent de définir la poésie, la plupart le font à titre de poètes et donc, de manière idoine. Le moins que l’on puisse dire est que leur discours sur la poésie est lui-même poétique. En braquant sur elle une manière de lumière noire, il se pourrait qu’ils plongent dans l’obscurité la chose qui au départ était et demeure obscure aux yeux de ceux qui n’y voient guère, qui cependant souhaiteraient être éclairés. Si l’on préfère une façon de dire moins négative, pensons au geste qu’entreprendrait quiconque éclairerait d’un vain faisceau de lumière un jour brillant déjà sous un soleil resplendissant. Nous sommes loin de ce que l’on peut appeler des notions lorsque le discours sur la poésie est affublé de certains oripeaux de langage.
Le poète que Baudelaire disait semblable au prince des nuées pouvait voler ainsi que l’albatros. Or si l’albatros sait voler, il ne sait cependant pas qu’il porte le nom d’albatros, et ce n’est pas à lui que reviendra la tâche d’expliquer en quoi consiste la logistique, la mécanique de son vol, voire l’âme qui l’anime. C’est de l’intérieur de lui-même qu’il parvient à s’envoler, investi en cela par les pouvoirs que lui confèrent les qualités intrinsèques de sa condition d’albatros. Voler, voilà ce qu’il sait faire. Mais voler, il ne saurait trop dire ou expliquer en quoi cela consiste.
Certes, les poètes ne sont pas des imbéciles. Lorsqu’on les interroge sur leur métier de poète, sur le faire auquel ils s’adonnent, il leur arrive néanmoins de se laisser porter par les courants d’air ascendants de leur inspiration. Ce faisant, ils font fi de toutes notions. Ils ne pensent pas la poésie, mais, afin de la décrire, ils dépensent avec largesse les ressources qu’elle met à leur disposition. Ils se dispensent parfois avec dédain des apports qu’offre l’appareillage de la théorie, jugé trop lourd ou encombrant. L’étude même semble les ennuyer. À leurs yeux, sans doute vaut-il mieux « faire » que « discourir » sur ce que l’on fait. Pourtant, des poètes chevronnés, et non des moindres, se sont sérieusement adonnés à la pensée du poème, je songe entre autres à Mallarmé, Valéry, Bonnefoy et aussi Meschonnic. Eux et d’autres ont tenu à interroger les arcanes de la poésie. Ainsi sont-ils parvenus à mettre en mots les idées qu’exprimerait un albatros interrogé sur la grâce de son vol.
Je ne saurais pour ma part préciser en recourant à de claires notions ce qu’est pour moi la poésie. Je ne puis m’en tenir qu’à de vagues impressions. Les justifier serait au-dessus de mes forces. Ce sont des positions personnelles qu’il ne me viendrait pas à l’idée de chercher à imposer, voire à proposer à quiconque s’intéresse à ce que j’ai tantôt osé un peu bêtement appeler le métier de poète.
Les quelques points à partir desquels s’articule ma pratique n’ont rien de très original. Les taire ne changerait rien à l’affaire, tant ils me semblent aller de soi, étant partagés par la plupart des poètes d’hier et d’aujourd’hui.
La poésie, selon moi, selon nous, est un art dont le poème est la condition première. Il n’est de poésie que dans la mesure où le poème déploie ses ailes. Non pas que le poème permette d’accéder à la poésie, laquelle lui serait un phénomène externe, le poème ne jouant dans ce cas qu’un rôle de sage-femme, d’accoucheur de poésie.
Le poète peut être politique, mystique et quoi encore ? Certains tentent d’approcher ce qu’avec Bonnefoy on appelle « présence » et croient que la fonction de la poésie consiste à manifester cette fugace présence, à permettre au poète d’y inscrire son être. Or cette mystique, même laïque, à laquelle on emploie les ressources de la poésie est distincte de celle-ci. Bien qu’elle puisse être liée à la quête de certains poètes, elle n’est pas au cœur de l’entreprise poétique, ne lui est en rien consubstantielle. Elle n’est que l’un de ses référents possibles.
Négliger, par ailleurs, la part de divertissement qu’apporte la poésie, quand bien même les poètes y déclinent les horreurs auxquelles est confrontée l’humanité, cela revient à occulter l’un de ses attraits, car elle est aussi un art auquel, par moments, se comparent le fauteuil lénifiant de Matisse ou la plus aérienne musique de Mozart. Les poètes, aptes à plonger le couteau dans la plaie, savent aussi jeter un baume sur la souffrance. Leur poésie s’avère une précieuse thérapeutique. Les loisirs du poète sont nombreux, diverses sont les cordes vibrant à son luth.
Quand il ne broie pas du noir et même s’il en broie, le poète joue avec les mots le plus sérieusement du monde. Il est enfant de sa liberté, albatros au milieu des grands vents, et consacre l’essentiel de son temps à l’entreprise poétique.
Comme tous les autres arts, la poésie, tantôt brandie comme une arme, est donc aussi l’un des plus merveilleux passe-temps qui soient. Pour traverser la vie, pour passer à travers le temps, le poète se fait parfois cigale.
On se souvient d’Aragon.
Je chante pour passer le temps
Petit qu’il me reste de vivre
Comme on dessine sur le givre
Comme on se fait le cœur content
À lancer cailloux sur l’étang
Je chante pour passer le temps
Daniel Guénette
Quel magnifique poême t’a inspiré cette époustouflante traque de l’essence de la poésie!
Elle peut bien sûr être pensée mais son mystère s’apparente peut-être en partie à celui du goût de la pomme!
C’est seulement en y croquant qu’on y accède vraiment…
Et que la quête continue!
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