Pierre Ouellet : Monde ! : Poésie : Éditions Mains libres : 2023, 166 pages : Recension parue dans la revue Possibles, automne 2023

les mots me manquent
le monde aussi : il n’y a plus rien
à raconter… qu’à faire le point
sur ce qui vient ou s’en est
allé

J’extrais ces vers du tout dernier recueil de Pierre Ouellet, bien qu’ils ne soient pas les plus représentatifs de son travail. Je dis «travail» en songeant aux mots de Rimbaud : «viendront d’autres horribles travailleurs». Ces derniers dans l’esprit de celui-ci ne seraient pas des rimailleurs, ce que Ouellet assurément n’est pas. En un sens, il prolonge à sa manière le travail du célèbre poète de sept ans. J’ai également présent à l’esprit cette idée du même relative à «de la pensée accrochant la pensée et tirant.» On trouve cela chez Ouellet :

… le fil de la
parole nouant l’un
à l’autre chaque son,
chaque sens et chaque
idée qu’on veut émettre pour si-
gnaler notre présence
au monde…

Et pourquoi ne pas convoquer Mallarmé dont la poétique incitait à ce que soit cédée l’initiative aux mots ? Mais, Ouellet en fait l’aveu, les mots lui manquent, tout comme le monde. C’est du moins ce

qu’il dit. Nous aurions sans doute tort de le contredire sur ce dernier point, le monde lui manque (et nous manque aussi terriblement); mais, en ce qui a trait à l’indigence ou rareté de ses mots, le poète lui-même ne démontre-t-il pas à travers ses généreux élans verbaux que jamais il n’en est à court ?

C’est une caractéristique de l’œuvre de Ouellet, et une partie de sa force et de sa pertinence lui est redevable : en tant que créateur, il possède d’innombrables ressources. Sa source verbale jamais ne

se tarit. Et pour parler de l’air qui est l’un des principaux motifs de son travail, jamais il n’est à bout de souffle. Une étude pourrait porter sur la manière de Ouellet, elle montrerait la richesse de son style. Mais « richesse » et « style » ne sont pas des termes appropriés pour parler du travail des mots qui est propre à cet auteur. Et j’insiste sur ce mot, travail, mot qui n’a ici rien à voir avec le labeur flaubertien, parce que chez Ouellet le travail ne vise ni la pureté verbale ni la simple beauté musicale du déroulement de la phrase. Il s’agit plutôt d’un travail qui dans le «dernier recours» aux mots cherche justement à «faire le point / sur ce qui vient ou s’en est / allé».

L’œuvre de Ouellet est pourtant littéraire, hautement, mais cela vient comme de surcroît, est une manière de plus-value résultant d’une entreprise que l’on pourrait qualifier de sur-poétique. Les

surréalistes avaient mis au point la procédure automatique. Peu leur importait le peu de valeur littéraire de leur action. Celle-ci était entreprise afin de plonger, et l’on revient ici à Rimbaud, dans les abysses de l’inconnu, devenus chez eux les abysses de l’inconscient. Ils voulaient, conformément au programme rimbaldien, «trouver une langue». L’important pour eux n’étant pas de trouver cette langue, mais de parvenir grâce à elle à mettre à jour cela que la nuit leur dérobait et nous dérobe toujours. Il se pourrait que Ouellet, pour sa part, ait trouvé «sa langue». Je le crois. Il se pourrait aussi qu’il n’ait pas entrepris en vain l’œuvre immense dont le présent recueil est pour l’instant le dernier opus. Il se pourrait qu’avec cette œuvre, et dans ce dernier livre tout particulièrement, il soit parvenu à vraiment faire ce qu’il avait

entrepris de faire : assurément un livre de poésie, mais un livre de poésie tout entièrement consacré à essayer de saisir, «comme on le ferait à mains nues, le sens caché de la moindre chose».

Chez ce poète dont la maîtrise de la forme éblouit, la question du sens est loin d’être évacuée. Le monde est. L’homme depuis toujours et à jamais y est un «vieil errant». Celui que Ouellet appelle le Grand Manant «est perdu dans un univers trop grand pour lui, un espace sidéral à n dimensions que sa

petitesse et sa faiblesse l’empêchent de comprendre et de maîtriser…». Il en est réduit à des formes de «balbutiements» et de «hauts cris». C’est en ces termes que Ouellet désigne nos «prières», «psaumes», «prophéties» et «poésies». L’homme approximatif (c’est là le titre d’un recueil de Tristan Tzara) recourt à ce fiévreux et tumultueux babil pour tenter de mener à terme ce que Mallarmé appelait «l’explication orphique de la Terre». Telle me semble être la fonction du poète chez Ouellet. Il veut faire

le point sur le monde. Et ce point, comme on le voit dans le titre, en est un d’exclamation, mais aussi implicitement d’interrogation.

Ouellet s’exclame et interroge poétiquement le monde. Il voit les choses de haut, son regard embrasse large et chez lui les mots pour le dire arrivent aisément.

Ce ne sont pas les mots que Boileau voulait sages et mesurés. On le voit, en cédant l’initiative aux mots, Ouellet est rapidement emporté dans les grandes tornades qu’ils engendrent. L’hyperbole, l’allégorie vont de pair avec la métaphore filée. De fil en aiguille, les mots naissent des mots qui leur donnent naissance, qui les suscitent par association sonore et visuelle, par dérivation, par déviation du sens et de la forme. Le poète est autant pensé par ses mots que ceux-là le sont par la volonté qu’il a de leur laisser libre cours, les tenant fermement en laisse, mais les laissant tout de même s’envoler au-delà des nues, car jamais ce poète ne perd de vue ce que l’on pourrait appeler la fonction, voire le devoir du poète : embrasser le monde et — tout en doutant fortement que cela soit possible —, selon le très beau mot de Marx, le transformer.

le monde se dresse de-
vant nous comme une barri-
cade d’air, de vent, de pluie
battante qu’il faut prendre
d’assaut […]

On peut affirmer que Ouellet, qui met sur un même plan «poésie» et «prophétie», est lui-même à la fois poète et prophète, non pas tant parce que poétiquement parlant il prédirait l’avenir, mais parce qu’il s’exprime comme le font les prophètes des Saintes Écritures, c’est-à-dire en puisant dans les ressources les plus expressives du langage, à même les sources de la poésie, afin d’en faire jaillir de puissants geysers parlant à notre esprit et l’étourdissant quelque peu, le brassant, le secouant, lui faisant valoir que de grands déploiements se produisent de par le vaste monde et au-delà de tout ce qui échappe à notre conscience.

Le «Monde, écrit-il, n’a plus rien d’une vraie demeure». On s’en rend compte «dès qu’on tend l’ouïe à autre chose qu’à nos petites misères.» Certes, Ouellet n’est pas un poète de l’intime, pas un poète abonné au silence méditatif de la contemplation. Son regard est plutôt celui d’un voyant. Rimbaud encore. Ce qu’il voit nous étonne. Et je me demande bien où il va chercher tout ça, je veux dire cette constance dans son œuvre et surtout ce souffle qu’il a, qui n’est pas celui de l’éloquence, de la période balancée avec art, mais qui fait montre d’une certaine brutalité ennemie de la fioriture et de toute forme de joliesse. Non, Ouellet convoque plutôt la foudre et le tonnerre, le raz de marée, l’éruption volcanique. Avec le plus grand sérieux qui soit, il dit les choses les plus graves, celles de la vie et de la mort, celles de l’infini et du néant, de Dieu et du Monde.

Il est l’un des héritiers de nos grands poètes maudits. Qu’on en juge soi-même. Son recueil, dont il resterait tant à dire, débute sur les chapeaux de roue, au risque d’être «incapable de tenir la route sans faire une embardée». Voici le tout début du poème d’ouverture. Et jusqu’à la fin, cela se maintient. C’est là un tour de force.

Frères freux, corbeaux des
âges d’or, de fer, de plomb,
croassez dru dans les branchages,
élevez vos cris jusqu’aux nuages,
aux voies lactées : noir-
cissez le ciel de votre beau
passage en ordre dis-
persé qui porte ombrage à la terre
entière, aux mers, aux prés, spectres
emplumés d’air, de cendre, empaillés de vos propres
entrailles que la ligne
brisée de votre chant emmaille à
l’envers […]

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

3 réflexions sur « Pierre Ouellet : Monde ! : Poésie : Éditions Mains libres : 2023, 166 pages : Recension parue dans la revue Possibles, automne 2023 »

  1. Il y a de ces poètes qui, d’entrée de jeu, écrivent qu’il n’y a plus rien à dire et qui en pondent 166 pages!

    Encore une fois, comme toujours, quelle ouverture tu déploies!

    Donne de ta sagesse à ton voisin, il en a besoin de ce temps-là!

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    1. « Sagesse » est le titre d’un recueil de poèmes de Verlaine. Il n’a pas toujours été sage, le poète. Moi non plus. Et aussi, tu as raison, c’est là un paradoxe qui s’inscrit dans la nature de l’homme, et pas que des poètes : certains disent qu’il n’y a plus rien à dire et le disent avec brio. Il y a aussi ce que l’on pourrait appeler un certain verbalisme de grand luxe. Chez certains poètes, même chez moi, il y a des pirouettes verbales, un flot de paroles les fait tourner sur eux-mêmes comme des girouettes. Pantins de leur délire, les mots les enivrent. La substance dans les écrits n’est pas toujours au rendez-vous. Cela, on peut le comprendre. Il est difficile d’avoir toujours quelque chose d’important à dire. Ce que j’admets moins, c’est qu’on dise de manière remarquable des choses insignifiantes. C’est tout de même assez fréquent, beaucoup moins que l’or. Ça fait illusion autant que la patine. À l’excellence du style qui masque du vide, je préférerai toujours la maladresse expressive d’un boiteux de paroles qui dit des choses essentielles, vraies, avec sincérité.

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