Catherine Lane : Dépose-moi vivante : Poésie : Pierre Turcotte Éditeur : 2023 : 72 pages

Les premiers vers de Dépose moi vivante s’ouvrent sur un paysage désolé, une nature morte telle qu’en déploient sous nos yeux les paysages hivernaux.

Dans nos yeux
Les étangs gelés
Du jardin

Des yeux de qui parle-t-on ici ? Ce déterminant possessif, « nos », à qui renvoie-t-il ? Au « je » de l’écriture et à un ensemble de personnes indéterminées auquel il appartient ? Ou encore à un « nous » plus intime, celui formé par un couple d’amoureux, et donc incluant un « tu » dont la présence ne tardera pas à se manifester dans la suite du recueil ? Qui sait ?

À l’instant où nous entreprenons notre lecture, nous pouvons nous sentir directement concernés par ces vers, comme si, en effet, sous nos yeux à nous également s’étendaient les étangs gelés de nos propres jardins. Mais soyons attentifs à ce qu’écrit la poète. Elle écrit « dans » et non « sous ». Qu’importe, me dira-t-on, ce n’est là qu’un détail. Un détail ? Il ne semble pourtant pas innocent. « Dans nos yeux », cela revient un peu à dire en nous, en notre âme. Non pas devant, paysage de glace offert à notre regard, mais plutôt vision intérieure, sentiment occupant l’espace du dedans. La désolation habite l’âme, tandis que les mots la réfléchissent symboliquement. Quoiqu’il en soit, avec ces quelques mots le ton du recueil est donné. Il y a ici de la mort, du moins au moment où cette pensée se voit exprimée.

Dans ce poème liminaire, nous lisons ensuite que « l’iris silencieux / pénètre l’intime dépouillement ». C’est la seconde strophe du poème. Une troisième, constituée de deux vers également, met fin à ce très court poème : « le lointain a rejoint / son chant ».

Ce qui est de l’ordre de l’intime, voilà ce qui est au plus près de soi. Le regard plonge silencieusement, comme en l’absence de tout discours, et fait alors face à ce qui s’est dérobé, emporté par le dépouillement, ainsi que sont dénudées les branches des arbres après que les forts vents de l’automne aient emporté toutes leurs feuilles. Puis, corollaire du dépouillement de l’intime, loin du cœur de soi, mais présent tout de même, le lointain advient à ce que l’on pourrait croire une forme de plénitude ou de réalisation de soi : « le lointain a rejoint / son chant ».

Je paraphrase ce premier poème. On pourrait se passer d’un tel redoublement. Néanmoins, je fais écho à ses mots afin de mettre en évidence l’une des particularités essentielles de l’écriture de Catherine Lane, à savoir son économie de moyens.

On aurait tort de passer rapidement sur des vers aussi courts, sur de si brefs poèmes. Une poésie aussi méditative, voire contemplative, s’inscrit et s’écrit dans une forme de lenteur qui n’a rien de statique. Il convient de prendre tout son temps de lecture afin de laisser la parole de la poète se déposer vivante dans notre cœur.

L’expérience, surtout celle du deuil, comme c’est le cas ici, passe à travers les divers filtres d’une pensée qui ne peut que prendre son temps afin de se déployer. Ce chant qui pour le lointain est rejoint dès l’ouverture du recueil, la poète pour sa part aura eu vraisemblablement besoin de temps, et non pas uniquement du temps de l’écriture, pour y accéder elle-même, comme en une réconciliation ultime avec la triste réalité de l’absence. La réparation n’est possible qu’à ce prix. Mais n’anticipons pas, puisqu’au début du recueil, l’amour apparaît sous sa forme la plus vive, c’est-à-dire au présent. Rien n’indique encore qu’il y ait eu du passé. C’est que l’indicatif présent se joue de l’éphémère. Il s’autorise des pouvoirs de l’amour et du verbe, ici poétique, pour pérenniser en la mémoire ce que le temps nous dérobe.

J’aimerais être
la plus enveloppante
des caresses

exalter d’une seule âme
la gravité
des sentiments

plus haut
plus loin

là où l’immensité
s’enivre
au chant de la terre

Ainsi celle qui reste parle-t-elle au présent, s’adressant à l’absent. Elle lui demande : « le sais-tu » ? Devant cette proximité ravivée entre « elle » et « lui », le lecteur, en témoin extérieur, peut croire à une forme de contemporanéité, avoir autrement dit l’impression que le dialogue a lieu entre deux personnes vivantes, en présence l’une de l’autre. Or cette voix qu’elle entend est diffractée par la magie de la persistance de l’amour. C’est en son for intérieur qu’ont lieu ses dialogues avec le mort.

entendre ta voix
écho du paysage
où tu t’es posé
dans la lumière vacillante

L’autre, dans ce paysage où les amours gisent gelés, qu’est-il devenu ? Qui est-il désormais en cet ailleurs, dans ce lointain où son chant est enfin rejoint ?

Qui es-tu
quand je ne suis plus
sur ta peau
sur ton ventre

Tournant les pages de ce petit recueil, passant d’un poème à l’autre, nous recueillons des bribes d’informations, découvrons des moments d’une histoire que la poète ne racontera pas de manière linéaire et prosaïque. Le récit sera fragmenté. À la limite, il n’y aura pas vraiment de récit. Seulement des allusions, des fragments de souvenirs. Ainsi verra-t-on le « je » du poème ouvrir un journal pour tomber sur la photo en première page de son compagnon : « la page du jour / où j’ai su ». Qu’a-t-elle su alors ? Cela ne sera pas explicité. Peut-être aura-t-elle appris le décès de cet homme, de l’homme qu’elle aime.

Chose certaine, une solitude en elle désormais se creuse.

Je marche pieds nus
sous une pluie de cendres

La poète demande : « viendras-tu // il reste / quelques os ». Elle évoque une danse funèbre, ses « entrailles aux humeurs noires / la vasque asséchée de [son] sexe ».

Ses mots se déposent tout doucement sur la page. Les poèmes sont empreints de gravité. Leur dépouillement parle davantage que ne le ferait un torrent de mots.

À l’ombre des grands pins
une pierre
gravée d’une prière

Si le lointain a rejoint son chant, celle qui reste aspire à des retrouvailles.

Te rejoindre ailleurs
ici tu n’es plus
nulle part nous n’irons
partager cet ineffable rien

notre vie

Les mots sont et demeurent pour elle l’ultime recours permettant de dire et partager l’ineffable. En témoigne l’un des plus beaux poèmes du recueil. La parole même tue, gravée dans la pierre intérieure du deuil, tend d’ici jusqu’au lointain le seul pont que la poète puisse espérer.

Des mots
tes mots
libère-les ces mots

j’ai tendu des draps
au jardin
pour recueillir cette éloquence
que tu nous réserves

la mélancolie me vient
avec la crainte
qu’une fois de plus
tu te taises

je te vois
tes yeux nous fixent

bleus noirs
noirs
bleus

j’y décèle une lueur douce
qui jamais ne s’éteint
une veilleuse
au-dessus de
tes lèvres scellées

sur une langue
que je devine

un pont jusqu’à ton cœur
où je t’entends

jusqu’au puits
où je t’attends

plonge
l’eau est profonde

Nous venons de lire l’un des plus longs poèmes du recueil. Il est bientôt suivi d’un autre où il est fait mention d’un jour où la poète apporte un œillet à celui qui est là, « trop sage » désormais, arrêté dans l’immobilité que lui impose le repos éternel. Puis vient le seul autre poème qui, parmi les quelque cinquante de l’ensemble, couvre plus de la moitié d’une page. Ce poème, l’un des tout derniers, outre sa relative étendue, a la particularité de répéter le nom du dédicataire du recueil. Il dort au milieu des fleurs d’un salon funéraire. Tout cela est fort émouvant.

Au seuil de ton cercueil
l’œillet veille

[…]

Paul Antoni
Ci-gît
Notre amour

Celle qui aime encore, à la toute fin, demeure seule, alors que la voix de l’être cher s’est tue.

de ce côté du monde
je guette le moindre appel
espoir lucide d’un ailleurs
où tu rêves ma présence

Je l’ai dit et le répète, je paraphrase ; je ne parviens pas à me décoller des mots tels que les a posés la poète au cœur de son recueil. À dire vrai, ces mots, tant ils sont attachants, je ne veux ni m’en distancier ni les manipuler avec les pincettes de l’analyse. Mon commentaire pourrait avantageusement se borner à faire l’éloge d’une parole aussi sobre, aussi juste, toute pleine et forte de sa fragilité de porcelaine.

Catherine Lane signe ici un premier recueil. J’étais à même récemment de lire les premières publications de trois femmes poètes. Les suites poétiques de chacune étaient réunies dans un collectif publié à la Grenouillère. Je fis la recension ici même de cet ouvrage, m’étonnant, étant donnée sa grande pertinence, de ce que mesdames Ayotte, Bédard et Brochu n’en fussent qu’à une première publication.

Je suis aujourd’hui également surpris de lire sous la plume de Catherine Lane des poèmes d’une justesse aussi remarquable. Ils vont droit au but, touchent le mille de la cible sensible. Certes, la langue est ici irréprochable, de même que sont indéniables les qualités formelles de ce recueil. Mais si la parole y est si belle et limpide, elle a d’autant plus de valeur à mes yeux que du début à la fin du recueil elle est authentiquement porteuse d’une expérience et d’une connaissance inestimables de la vie, de l’amour et de la mort. 

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Auteur : Daniel Guénette

Né le 21 mai 1952, Daniel Guénette est originaire de Montréal. Il a vécu la majeure partie de son existence dans l’arrondissement de Saint-Laurent. Après des études en lettres à l’Université de Montréal, où il obtient un diplôme de maîtrise en création littéraire, il enseigne la littérature au cégep de Granby. En 2011, il prend sa retraite après 34 années d’enseignement. À l’aube de la soixantaine, il renoue avec l’écriture qu’il avait cessé de pratiquer durant près de vingt ans. Il publie chez Triptyque deux recueils de poésie, Traité de l’Incertain en 2013 et Carmen quadratum en 2016, ainsi qu’un récit, L’École des Chiens, en 2015. Dans son œuvre antérieure alternaient ouvrages de poésie (3 titres au Noroît, 2 chez Triptyque) et productions romanesques (3 titres chez Triptyque). Ces ouvrages furent publiés entre 1985 et 1996. L’ensemble fut bien reçu par la critique. À l’occasion du vingtième anniversaire des éditions Triptyque, feu Réginald Martel écrivait : « Et on soupçonne que bien des éditeurs seraient ravis d’inscrire à leur catalogue, parmi quelques auteurs de Triptyque, le nom d’un Daniel Guénette, par exemple. » J. Desraspes a enchanté Jean-Roch Boivin : « Ce roman est un délicieux apéritif, robuste et délicat, son auteur un écrivain de talent et de grands moyens. » Réginald Martel parle d’un roman « qu’on dévore sans reprendre son souffle » ; il salue également la parution des romans qui suivent, se montrant surtout favorable à L’écharpe d’Iris. Pierre Salducci écrit dans Le Devoir un article élogieux sur ce roman : « L’écharpe d’Iris est une réussite, une petite musique qui nous parle de la nature humaine et qu’on n’arrive pas à oublier. Un roman magnifique, un vrai. Pas un phénomène de mode. Pas un produit branché et périssable. Mais de la littérature. Tout simplement. » L’École des Chiens, qui en 2015 marque le retour de l’auteur au récit, a été commentée par divers blogueurs, dont le poète Jacques Gauthier : « Ce beau récit du poète Daniel Guénette évoque, avec pudeur et humilité, les onze années vécues auprès de Max qu’il a dû faire euthanasier à cause d’un cancer. Ils sont rares de tels livres qui traitent si tendrement de la relation entre un homme et son animal de compagnie. Ça parle de vie et de mort, d’attachement et d’amitié, d’enfance et de solitude. » Pour sa part, Topinambulle écrit : « Dans ce très beau récit, un homme apprivoise doucement le deuil de son chien. À la manière de Rousseau, Daniel Guénette nous invite à le suivre dans ses promenades, dans les méandres de ses souvenirs, où l'évocation de l'ami fidèle nous servira de guide. ». Dominic Tardif, dans Le Devoir, 4 juillet 2015 a rendu compte chaleureusement de L’école des chiens. Il a souligné qu’avec ce récit, l’auteur avait produit « de la vraie littérature » : « Plus qu’un livre sur un maître et son animal, L’école des chiens célèbre le pouvoir de l’écriture qui, chez Daniel Guénette, n’aspire pas à remplacer l’en allé, mais bien à en continuer la vie. » Recommandé avec enthousiasme à ses téléspectateurs, L’école des chiens a fait l’objet d’un échange de cadeaux à l’émission LIRE présentée sur ARTV. À partir de 1975, l’auteur a collaboré à diverses revues de littérature à titre de poète et de critique. On a pu lire ses recensions dans la revue Mœbius. Pour l’une d’elles, l’auteur a été finaliste au Prix d’excellence de la SODEP 2016, dans la catégorie Texte d’opinion critique sur une œuvre littéraire ou artistique. Plus récemment, l’auteur a publié deux nouveaux titres en poésie, Varia au Noroît en 2018 et, à l’hiver 2023, La châtaigneraie aux Éditions de la Grenouillère. Pour ce recueil, le poète a été finaliste au Prix d’excellence du webmagazine La Métropole. Dans la recension que réserve à cet ouvrage la revue LQ, le critique Antoine Boisclair écrit: « Ce recueil émouvant, très maîtrisé du point de vue formel, témoigne d’un savoir-faire indéniable. » Le critique et poète français Pierre Perrin écrit dans sa revue trimestrielle de littérature, la revue française « Possibles », ne pas confondre avec la revue québécoise du même nom : « Daniel Guénette a le vers sûr, souvent proche de l’alexandrin, parfois très bref. Il sait restituer une vie, avec sa foudre, ses éclairs, et les moments de calme, voire de communion. La Châtaigneraie constitue un beau recueil presque filial. » Pour sa part, dans Le Ou'tam’si magazine, Nathasha Pemba déclare que « La châtaigneraie est un recueil de poésie qui a l’allure d’un hommage, d’un renouvellement du contrat amical. C’est une poésie ontologique qui va au fond des choses pour faire émerger l’être. Daniel Guénette une fois plus confirme qu’il est poète, le poète de l’amitié, le poète de l’altérité, le poète de l’éternité. » Outre ces recueils de poésie, l’auteur fait paraître quelques nouveaux romans. De Miron, Breton et le mythomane, paru en 2017 à La Grenouillère, Dominic Tardif écrit dans Le Devoir : « Chronique des glorioles imaginaires d’un grand taquin aimant (se) conter des histoires et fabuler une légendaire vie d’aventures, Miron, Breton et le mythomane est le carton d’invitation d’une fête organisée en l’honneur du mensonge auquel s’abreuve n’importe quelle forme de littérature digne de ce nom. » Pour sa part, Dédé blanc-bec reçoit dans Nuit Blanche un commentaire signé Gaétan Bélanger : « Le ton poétique empreint d’humour et de nostalgie adopté par l’auteur rend extrêmement agréable la lecture de ce roman émouvant. Il faut préciser que, tout d’abord, il est un peu déroutant de suivre les bonds fréquents de la narration dans le temps. Plus que de simples digressions, elles donnent parfois l’impression que l’auteur saute du coq à l’âne pour revenir aux mêmes événements, observés sous un angle différent. Mais on s’habitue vite à cette manière ou à ce style et on l’apprécie pour son originalité. Voilà donc un roman au texte minutieusement poli et se démarquant par sa qualité et son audace. » Vierge folle est le dernier roman de l’auteur. La recension parue dans Culture Hebdo se termine avec ces mots : « Nous vous laissons le soin de découvrir la conclusion. Excellent, est un euphémisme. On a adoré. » Ce roman, sans doute le meilleur de l’auteur, s’il a suscité l’enthousiasme de ses lecteurs n’a guère fait l’objet de recensions sérieuses. Pour des recensions sérieuses, il aura fallu attendre l’hiver 2023. Au billet d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie, se sera ajoutée dans Le Devoir une chronique de Louis Cornellier consacrée non pas à un roman ou un recueil, mais à un essai. Le journaliste y salue d’abord le travail entrepris par l’écrivain sur son blogue : « Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois. » Puis, il rend compte de l’essai : « Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer. » Il conclut sa chronique en ces termes : « Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable. » La conclusion de l’article d’Antoine Boisclair portant sur La châtaigneraie était elle aussi plutôt réjouissante : « Romancier accompli (son dernier récit, Vierge folle, est paru en 2021 aux éditions de La Grenouillère), critique littéraire important (son blogue, intitulé Dédé blanc-bec, offre des comptes rendus très étoffés sur des publications québécoises), Daniel Guénette est aussi un poète qui mérite toute notre attention. »

6 réflexions sur « Catherine Lane : Dépose-moi vivante : Poésie : Pierre Turcotte Éditeur : 2023 : 72 pages »

  1. J’aime bien tes débuts de «petites études» où, comme un fin limier, tu t’interroges sur le sens ou la paternité-maternité des pronons possessifs utilisés par les poètes en y mettant un suspense digne des meilleurs polars!

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    1. Merci. Je vais poursuivre sur cette voie, histoire de brouiller les pistes. Non, sérieusement. Un début de texte éclaire faiblement ce qui suivra. On entre dans la caverne avec une petite lampe. On finit par faire des découvertes. Ces dernières finalement nous éclairent.

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